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CHAPITRE 4 : LE BAL DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

5.3 La capitale (1925, œuvre posthume) – Eça de Queirós

ωette œuvre, publiée en 192518, vingt-cinq ans après la mort d’Eça de Queirós (1845-1900) — l'un des grands représentants de la littérature portugaise du XIXe

18 On pense qu’Eça de Queiros a commencé à écrire La Capitale vers 1875. Il y a des références à l’œuvre dans des lettres de 1881, dans lesquelles Eça explique à Ramalho Ortigão qu’il avait abandonné le roman. Selon Berrini (1997, p.651) « l'histoire de ce roman est complexe, avec des avancées et des reculs, début d’impressions et correction des essais, des ajouts manuscrits, rédaction de versions alternatives, etc. » Nous devons être conscient que le texte que nous avons aujourd'hui n’est pas achevé, c’est probablement un texte en devenir qu’Eça n'a jamais complètement terminé.

siècle, participant de la Génération de 70 — raconte la trajectoire et les ambitions sociales, politiques et littéraires d’χrthur Corvelo, poète qui vit à la campagne et rêve d'aller à la capitale, Lisbonne, où il croit qu’il atteindra reconnaissance et succès.

Arthur vit dans la maison de ses tantes Ricardina et Sabina, à Oliveira de Azeméis, et s’ennuie de la vie monotone à la campagne. Il passe ses nuits à jouer au billard et à écouter les histoires de Rabecaz, le seul habitant du village qui a vécu à Lisbonne. Rabecaz exagère la description des plaisirs de Lisbonne, créant une image fantaisiste de la capitale dans l’imaginaire d'χrthur. Le jeune homme, qui a toujours rêvé de gloire et de reconnaissance sociale, décide d'écrire un livre, qu’il espère un jour voir publié à Lisbonne et qui va lui servir de passerelle pour entrer en contact avec la haute société.

Un héritage inattendu permet à Arthur de réaliser enfin son rêve : il se déplace à la capitale. Cependant, la réalité se révélera beaucoup plus difficile qu'il ne l'avait imaginée. Il se laisse influencer par des gens superficiels et égoïstes qui veulent seulement profiter de son argent et qui le convainquent de mener une vie de luxe pour accéder aux milieux littéraires de Lisbonne. Rapidement l'argent de l’héritage est dépensé en dîners, soirées au théâtre et achats frivoles. Son livre se révèle être un véritable échec. Le rêve de reconnaissance personnelle et les idéaux politiques se dissipent face à la frivolité de la vie quotidienne. Les dépenses avec une prostituée espagnole constitueront finalement le sommet de son gaspillage. Enfin, Arthur revient vivre à Oliveira de Azeméis, où il est reçu avec les honneurs, devenant célèbre parmi la population locale avec ses histoires vécues à Lisbonne, auxquelles il ajoute un peu d'inventivité.

Arthur a également été affecté par le bovarysme : à partir de ses lectures et des histoires entendues sur Lisbonne, il se crée des images qui ne correspondent pas à ce qu'il va trouver dans la réalité. Son bovarysme atteint un point où Arthur est dans l'impossibilité de séparer la vie réelle de la fiction. Arthur renforce la gamme de lecteurs désorientés qui ont une fin tragique dans la littérature. Mais si Arthur est incapable d'observer sa propre naïveté, le lecteur, à son tour, s’en rend compte dès le début. La construction du récit oblige pratiquement le lecteur à observer ce dont les autres

Face aux différentes versions du texte, je choisis celle présentée dans les œuvres complètes de l'auteur, œuvre organisée par ψeatriz ψerrini (1997).

personnages se rendent compte aussi : Arthur est excessivement ingénu. La façon dont l'histoire est présentée nous amène à comprendre que son aventure ne se terminera pas bien, mais Arthur est incapable de le comprendre.

La réalité de Lisbonne va se révéler pour Arthur beaucoup moins luxueuse et attractive qu'il ne l'avait imaginée. Partout où il va, il se sent rejeté : il est exclu des réunions des républicains parce qu'ils croient qu'il est monarchiste. Dans les milieux aristocratiques et monarchiques il n'est pas accepté non plus. Tout au long de la période durant laquelle il séjourne à Lisbonne, il vit en marge de la société, en essayant en quelque sorte d’être inclus dans un groupe et voir son travail d'écrivain reconnu. Il épuise son héritage et n’obtient rien de ce qu’il cherche : ni la gloire, ni la reconnaissance, ni l'amour, ni la vie de luxe dont il avait rêvé.

Ainsi, le seul vrai bal auquel Arthur participe à Lisbonne est un bal de carnaval, qui n'a rien de glamour ou d’élégant, bien au contraire. χrthur dépense son dernier sou dans cette fête et le lendemain il n'a même pas d'argent pour prendre le train du retour pour Oliveira de Azeméis, afin de voir sa tante Sabina qui est très malade. Le bal est agrémenté de beaucoup de musique, de boisson, de désordre, et de femmes qui dansent le cancan. Arthur se réveille le lendemain matin dans une maison étrange avec une femme inconnue et il se demande quelle fin a pu avoir la belle danseuse française.

La description de ce bal met en évidence l'aspect brut de la société ainsi que la décadence du personnage qui était arrivé à Lisbonne plein d'idéaux et d’espoir. Il termine son aventure à Lisbonne lors d'une fête où les gens cèdent aux excès et aux passions inférieures. Ironie du destin, tout ce qu'il vit à Lisbonne est le contraire de ce qu'il imaginait quand il lisait les livres et journaux, quand il était encore à la campagne. Ce bal au Casino met en évidence la vulgarité, en représentant un endroit où les gens libèrent des émotions qui sont normalement réprimées dans d'autres circonstances. Le choix du vocabulaire renforce l'abjection de la scène : la description des quatre Françaises qui dansent le cancan se révèle tout à fait différente de l’imaginaire de luxe et d'élégance qu’χrthur avait sur les bals de Lisbonne avant de connaître la ville.

La première danseuse avait « le cou grassouillet, d'énormes hanches serrées dans un pantalon blanc, [et] sautillait avec des mouvements qui faisaient sauter ses

seins flasques dans son chemisier bleu »19; la seconde est caractérisée comme « possédée par un démon »20; la troisième « avait l'air lourd, vieux, se tortillant par devoir»21 et la quatrième, celle qui semblait vraiment belle, « était une ménade, une grande blonde aux formes superbes, qui faisait naître dans les yeux, tout autour, une vague lueur de désir bourgeois »22. A côté d'elles dansait aussi un pierrot « dégingandé », un chicard qui utilisait un «manteau grotesque», un «petit homme rondelet » et « un amateur portugais, qui portait un domino et, à bout de souffle, luttait comme un fou avec son masque décroché, les cheveux sales tout pâteux de transpiration »23 (QUEIROZ, 1997, p.897).

La description des mouvements des danseurs met également en relief l'irrévérence et la sensualité. Nous notons que l'image semble montrer la confusion du salon, mais contribue également dans ce sens au flux du texte lui-même, suivant une séquence continue de descriptions des mouvements du corps sans beaucoup de pauses. L'idée d'une salle pleine, bruyante, avec des excès de tous les côtés est renforcée par la description du galop auquel tout le monde participe, y compris Arthur, qui danse pour la première fois de sa vie.

Eça de Queiros met en évidence des questions qui relèvent de la turpitude humaine et sociale, exaltant dans cette scène le côté brut et presque bestial de l’être humain. En dépit d'être un bal de carnaval, qui le distingue des autres textes choisis, le public que nous trouvons dans cette fête fait partie de la société riche et bourgeoise. En d'autres termes, la société représentée dans cette scène est pratiquement la même qui était aussi à la soirée de Dona Joana Coutinho, fête bourgeoise à laquelle Arthur participe quand il arrive à Lisbonne. Néanmoins, ici nous avons une image d'un moment d’extravagance et folie. Il s’agit de deux situations qui révèlent les différentes facettes d'un même groupe.

19 “o pescoço papudo à mostra, os quadris enormes apertados a estalar numa calça branca, [e] saracoteava-se com movimentos que lhe faziam saltar os seios flácidos na camisola azul”

20 “endemoninhada”

21“parecia pesada, velha, meneando-se por dever”

22 “era uma bacante, uma grande loira de formas soberbas, que punha nos olhos em redor um vago brilho de concupiscência burguesa”.

23“um amador português, que trazia um dominó de paninho, e já sem fôlego, debatendo-se como doido, com o capuz caído, mostrava uma guedelha suja, toda empastada de transpiração”.

La force de la pensée individualiste fait écho, une fois de plus, dans cette œuvre portugaise. Arthur est un personnage très solitaire, même s’il est toujours entouré de gens. Ses accompagnants semblent avoir toujours des intérêts particuliers, chacun pense à son propre bénéfice. Arthur, cependant, contrairement à Julien Sorel, ne cache pas sa véritable identité pour obtenir ce qu'il cherche : il maintient ses croyances (et sa naïveté), n’écoutant pas les conseils et persistant dans son rêve de devenir célèbre.

Dans cette perspective comparative de diverses occurrences de bal dans la fiction, nous observons que la séduction liée à la danse apparaît subtilement parmi les œuvres de la première moitié du XIXe siècle, tandis qu’elle aura une manifestation explicite dans les œuvres les plus proches de la fin du siècle, comme c’est le cas dans

La Capitale, œuvre dans laquelle la vulgarité et les excès de la fête sont mis en évidence. Il est important de noter à cet égard qu’Eça utilise une stratégie qui attire l'attention du lecteur non seulement par le style irrévérencieux et la puissance évocatrice des mots, mais aussi par le sentiment qui résulte de la lecture, dans une recherche constante de critique par l'auteur. Contrebalançant la description d'un bal dans un journal et le bal «réel» que le personnage rencontre, le récit souligne le monde des apparences que la classe aristocratique essaye de montrer. Grâce à ces représentations Eça révèle sa vision critique de la société de la fin du XIXe siècle.

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À la suite de ce que nous avons vu avec les œuvres françaises, les trois ouvrages portugais analysés dans ce chapitre établissent un contraste intéressant entre l'imaginaire social et littéraire. La frustration entre ce qui est attendu du bal et ce que les personnages y trouvent, ou ce que le texte offre au lecteur, reste une constante. Dans aucun des textes observés, la participation au bal mène au bonheur. L'idée que le personnage est un étranger ou un intrus dans le bal peut également être mise en évidence.

En ce sens, bien que nous ayons des contextes différents, Artur Corvelo, le jeune homme qui veut la reconnaissance sociale à Lisbonne pour son travail d'écrivain, reflète en quelque sorte la provinciale Emma ψovary qui rêve d’une belle vie. Silvina, personnage de ωamilo ωastelo ψranco, n’est pas très loin de l'ambitieux Julien Sorel ou de la snobe Émilie de Fontaine. Le Vicomte Aveleda, à son tour, atteint dans Les

Cannibales une importance primordiale par son rôle d'un personnage déplacé dans le cadre du bal.

Ces scènes nous amènent à réfléchir d'une manière particulière sur les stratégies en matière d'écriture. Les narrateurs se manifestent — tout à fait explicitement, comme dans le cas d’Années de prose et Les Cannibales, ou plus subtilement, dans le cas de La Capitale— pour démontrer l'illusion dans laquelle les personnages plongent quand ils croient aux apparences. Ils font constamment un clin d'œil au lecteur, en essayant de l'avertir de l'incohérence qui accompagne de l'imaginaire créé sur le bal. Nous ne pouvons pas nous dérober à observer les diverses références à la France et à la littérature française dans les textes. La communication que les littératures entretiennent pendant cette période est tout à fait évidente, même si cette communication sert à critiquer les « gallicismes » présents dans les textes portugais, comme le fait Camilo. D'après ce que nous avons commenté sur l'importance de la représentation de la réalité immédiate dans la littérature française de la période considérée, la littérature portugaise se maintient dans cette même intention, en ayant, bien évidemment, ses caractéristiques spécifiques. L'insertion de

Les Cannibales dans le corpus, cependant, vise à montrer que le bal dans la littérature du XIXe siècle ne puise pas seulement à des sources « réalistes » : l’œuvre parodie les modèles réalistes et fantastiques et invite le lecteur à redéfinir ces concepts.

Dans ces scènes le conflit de classe à l’intérieur du bal est également présent, il souligne le contraste entre les personnages de la campagne par rapport à ceux de la capitale, le bal étant toujours associé à un imaginaire lié à la ville et à la haute société. L'ambition est nettement présente, bien que chaque personnage la montre d'une manière différente.

Cette ambition qui anime les personnages nous permet également de faire une association avec l'individualisme, comme nous l'avons vu précédemment. Silvina, d’Années de prose, ne semble pas être inquiète d’abandonner ses anciens prétendants afin d’accepter la proposition de mariage d'un homme riche, bien que beaucoup plus âgé qu'elle. Son envie capitaliste ne lui fait penser à rien d'autre qu’au profit qu'elle aura avec le mariage. ψien qu’elle semble être une jeune femme sincère et modeste pendant le bal, nous nous rendons compte à la fin que son intérêt principal se concentre sur tout ce qui peut lui apporter des avantages personnels.

Dans Les Cannibales, l'aspect de l'argent apparaît plus explicitement à la fin quand, après avoir goûté la chair du vicomte, la famille de la jeune mariée hérite de toute sa fortune. Le rituel aristocratique du bal qui ouvre l'histoire aura comme épilogue la chute complète de la noblesse avec la montée de ceux qui soudainement deviennent riches. L'argent les absout de toute culpabilité pour l'acte de cannibalisme. Enfin, la peinture de la société portugaise qu’Eça de Queiros compose dans

La Capitale met l'accent sur la fascination que la capitale provoque sur un jeune garçon de la campagne et le bal symbolise un des éléments de ce monde merveilleux imaginé par lui. Son faible talent comme écrivain, ainsi que sa naïveté et les relations malheureuses qu'il établit à Lisbonne ne contribuent pas à son ascension. Aussi longtemps qu’χrtur a de l'argent il peut rester à Lisbonne, cependant, lorsque l'argent vient à manquer, ce qui arrive à l'occasion du bal, Artur voit tous ses plans se défaire. Le bal auquel il participe représente le côté grotesque de la ville, à la différence des bals luxueux et harmonieux auxquels il rêvait. Artur semble se concentrer uniquement sur ses objectifs personnels, comme tous les gens qu'il rencontre dans son parcours dans la capitale. Personne n'est vraiment intéressé à l’aider, tous profitent simplement, autant qu’ils le peuvent, de la situation.

Ces trois scènes renforcent l'espace de la danse comme un lieu hétérotopique, autrement dit ancré dans la réalité mais favorable au développement des désirs et des rêves. Cependant, encore une fois les attentes ne correspondent pas à la réalité et le bal génère des frustrations. De plus, les scènes analysées mettent en évidence l'ambition et la quête de reconnaissance, ce qui passe forcément par l'aspect financier et rend les gens insensibles à leurs pairs. Enfin, nous observons une difficulté dans les caractères à se reconnaître dans l'autre : chacun semble se préoccuper seulement de son propre succès, et rien au-delà des seuls intérêts personnels ne semble avoir d’importance.

CHAPITRE 6