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L’action publique face au risque social

2.4 Le point de vue normatif

Après avoir illustré la complexité de la gestion des risques sociaux, nous adoptons dans cette partie un point de vue normatif. Trois approches sont possibles pour tenter de déterminer ce que la société devrait faire face à une situation de risque social. La première est celle de la théorie du choix social, qui considère les conditions dans lesquelles un décideur social peut représenter les préférences d’un groupe d’individus dans une situation d’incertitude. La seconde est celle de la théorie de la décision classique, appliquée aux problèmes sociaux en supposant simplement que l’on se trouve en présence d’un décideur représentatif de la société. La troisième, enfin, consiste à supposer que certaines grandeurs observables sont la résultante de choix sociaux, et à en dériver des préférences sociales sous-jacentes. Nous passons ici en revue quelques principes et résultats de chaque approche et quelques critiques qui lui ont été adressées, en allant de la plus théorique à la plus pratique.

2.4.1

L’agrégation des préférences individuelles

2.4.1.1 Des résultats d’impossibilité

La théorie du choix social en présence d’incertitude, qui constitue un point de départ naturel d’une réflexion sur les décisions collectives relatives aux risques sociaux, est dominée par la tension entre l’exigence de rationalité collective (telle que définie, par exemple, par les axiomes de Savage) et celle de représentation des préférences individuelles (critères de Pareto).

Mongin (1995) a démontré que les préférences d’un groupe d’individus ayant des goûts et des croyances divers ne pouvaient être agrégées sans contrevenir soit aux critères de rationalité bayé- sienne, soit à l’une des conditions de représentativité parétienne.

Gilboa, Samet et Schmeidler (2004) ont cependant montré que l’agrégation était possible dès lors que l’on limitait l’application des critères de Pareto aux seuls cas où les individus ont les mêmes croyances (principle of probabilistic unanimity). Cette restriction permet en outre d’écarter les cas de fausse unanimité (spurious unanimity) où l’apparente concordance des préférences individuelles résulte en fait d’appréciations différentes tant en termes de goûts que de croyances (Mongin, 1997). Toutefois, dans les cas où l’incertitude ne peut pas être résumée de façon satisfaisante par une distribution de probabilités (ce que l’on conviendra d’appeler une situation d’ambigüité), Gajdos, Tallon et Vergnaud (2008) ont établi que l’agrégation était possible si et seulement si la société ne montrait pas d’aversion à l’ambigüité, ce qui semble constituer une exigence forte.

2.4.1.2 La faiblesse normative de l’agrégation des croyances

Il existe des arguments importants contre l’usage des conditions de Pareto, même limité aux cas d’unanimité probabiliste, et plus généralement contre l’agrégation des préférences individuelles en

situation de risque social. Ils sont notamment d’ordre méthodologique, cognitif et éthique.

En premier lieu, la révélation des probabilités subjectives par les choix observés, déjà probléma- tique en situation de risque individuel (Aumann et Savage, 1971), s’avère encore plus hasardeuse dans le cas des risques sociaux. En effet, dans la mesure où l’utilité même du décideur serait modi- fiée dans certains états qu’il doit prendre en compte (par exemple, une catastrophe nucléaire), ses choix risquent d’intégrer un comportement de couverture (hedging) contre ces états, ce qui fausse les résultats de la théorie de la décision.

En deuxième lieu, de nombreuses études empiriques, auxquelles nous ferons mention dans la suite, indiquent que les jugements individuels en matière de risque sont affectés d’un certain nombre de biais, variables selon les individus et selon les risques, qu’il n’est pas nécessairement souhaitable de reproduire dans les décisions publiques.

En troisième lieu et plus fondamentalement, la grande faiblesse de l’agrégation en présence d’incertitude est qu’elle repose sur une extension du « principe de souveraineté du consommateur », selon lequel il ne peut y avoir de hiérarchie des goûts, aux croyances, c’est-à-dire à des évaluations de faits (Mongin et d’Aspremont, 1998). L’application du principe d’anonymat dans une situation de risque social revient à donner le même poids à une opinion bien informée qu’à une autre fondée sur une totale ignorance. Il faut noter que l’un des rôles essentiels des institutions démocratiques est d’éviter une telle situation, notamment en faisant que l’apprentissage collectif privilégie les sources les mieux informées, ou à défaut d’en limiter les conséquences.

2.4.2

Le décideur social représentatif et rationnel

2.4.2.1 Le risque dans les modèles d’utilité espérée

Deux modèles de décision individuelle sont à l’origine de l’essentiel des applications de la théorie de la décision à des problèmes de choix sociaux, et notamment de risques sociaux : le modèle d’utilité espérée de von Neumann et Morgenstern (1944), également appelé d’utilité espérée « objective » (UEO) parce que les probabilités y sont pré-déterminées, et celui de Savage (1954), dit d’utilité espérée subjective (UES) parce que les probabilités y sont dérivées des préférences du décideur.

Le modèle d’UEO est de très loin celui qui l’emporte dans les développements théoriques comme dans les applications pratiques, en raison de sa simplicité d’usage. De nombreuses variantes en ont été dérivées afin d’étudier les comportements statiques et dynamiques face au risque (Gollier, 2001). L’essentiel des analyses coûts-bénéfices et des évaluations plus ciblées telles que les calculs de valeur de la vie reposent sur lui25.

L’un des avantages supposés du modèle UEO dans un cadre social est le résultat établi par Arrow

25. Pour une revue des applications à la réglementation des risques sanitaires et environnementaux, on pourra se reporter à Viscusi (2007).

et Lind (1970), selon lequel un décideur représentatif d’un groupe d’individus suffisamment grand pourrait se montrer neutre face au risque en raison de la faiblesse de la part de risque porté par chaque individu. La grande majorité des applications aux risques sociaux font appel à ce résultat, qui permet d’éviter la tâche délicate de l’estimation d’un degré d’aversion collective pour le risque. Or le résultat d’Arrow et Lind dépend du rapport entre l’importance des pertes encourues et le nombre d’agents et, de ce fait, ne peut être supposé valide pour des risques catastrophiques tels que ceux d’une pandémie ou d’un accident nucléaire.

Une autre application du modèle UEO qui doit être mentionnée ici est le traitement du principe de précaution proposé par Gollier, Jullien et Treich (2000). En caractérisant le principe en termes de dynamique d’acquisition de l’information, ces auteurs parviennent à en donner une interprétation dans le cadre d’UEO. Ils se placent ainsi à contre-courant de la vision la plus courante en économie, selon laquelle le principe s’applique à des cas d’incertitude ne pouvant pas être résumés par une seule distribution de probabilités. Mais leur modèle ne reflète aucune différence entre des situations de prévention et de précaution, et n’a pas donné lieu à des développements ultérieurs.

2.4.2.2 Les critiques du décideur social représentatif et rationnel

Quasiment depuis leur origine, les modèles d’utilité espérée ont fait l’objet de critiques empi- riques fortes prenant pour cible leurs représentations de l’incertitude et des comportements face à l’incertitude. Les premières mises en cause du cadre axiomatique de la théorie bayésienne pro- venaient d’expériences, réelles ou mentales, d’individus placés en situation d’incertitude (Allais, 1953; Ellsberg, 1961; Tversky et Kahneman, 1973, 1974). Ces travaux ont suscité une littérature importante qui a cherché à relâcher certains postulats des modèles d’utilité espérée afin d’obtenir une représentation plus générale. Nous serons amenés à discuter une partie de cette nouvelle théorie de la décision sous un angle théorique dans les deux derniers chapitres de ce travail. En matière d’application à des risques sociaux, cependant, ses apports sont encore limités26

.

En s’attaquant au sujet des choix sociaux, cependant, les modèles d’utilité espérée rencontraient d’autres difficultés considérables. Sans prétendre passer en revue la littérature pléthorique qui s’est développée autour de ces sujets, nous proposons d’évoquer ici trois sources de problèmes pour les modèles d’utilité espérée dans un cadre social.

Une première catégorie de critiques s’est portée vers la définition du problème de décision, particulièrement chez von Neumann-Morgenstern où il prend la forme d’un choix entre loteries objectives. Dans le cas de risques sociaux plus encore que celui de risques individuels, une telle simplification n’occulte-t-elle pas des aspects importants du problème ? En analysant des procédures

26. Citons tout de même quelques travaux traitant de décisions publiques fondées sur des probabilités de deuxième ordre (Viscusi, 1998), l’attitude individuelle face à un risque social ambigü (Riddel et Shaw, 2006), le consentement à payer (Viscusi, Magat et Hubert, 1991) ou la valeur d’une vie statistique (Treich, 2010) en présence d’ambigüité.

d’évaluation des risques (particulièrement en santé-environnement), un courant de littérature a montré qu’il était impossible de parvenir à élaborer un protocole objectif, débarrassé de toute appréciation de valeur, et donc ne faisant pas déjà appel aux préférences lors de l’estimation des probabilités associées aux loteries27. Il fallait donc ouvrir la question de l’évaluation du risque au

choix social. Ces critiques rejoignent certaines de nos observations du chapitre précédent, et nous semblent particulièrement intéressantes car elles n’affectent pas la seule capacité descriptive de la théorie bayésienne, mais aussi sa portée normative.

Une deuxième catégorie de critiques s’est concentrée sur un autre aspect de la mesure du risque : sa dimension sociale. Puisque les coûts sociaux d’un événement dommageable dépendent des com- portements, une mesure complète du risque devrait intégrer une représentation des interactions sociales pertinentes. À titre d’exemple, en raison de la sensibilité des croyances probabilistes aux effets de « cadrage » (Tversky et Kahneman, 1981), des institutions telles que les médias, les autori- tés publiques, les entreprises et différents groupes sociaux ont la capacité d’amplifier ou au contraire d’atténuer le risque social (Pidgeon, Kasperson et Slovic, 2003). Or la notion de rationalité véhiculée par les axiomes de von Neumann et Morgenstern ou les postulats de Savage ne laisse aucune place à de tels aspects du contexte social.

Une troisième catégorie, enfin, était relative aux approximations de la fonction d’utilité. Alors que la question de la mesure du risque était déjà passablement complexe, celle de sa valorisation par la société ouvrait des sujets de controverse inépuisables. Des études dites psychométriques décrivaient, à titre d’exemple, des appréciations individuelles du risque où entraient en compte que le caractère volontaire ou subi de la situation, ou encore l’angoisse liée à l’hypothèse d’un accident (Slovic, 2000). Les débats au sujet de la valorisation de la vie ont permis d’affiner les méthodes de l’analyse coûts-bénéfices, l’approche fondée sur le capital humain étant peu à peu délaissée au profit de mesures fondées sur le consentement à payer ou à recevoir28. De même, la contestation

de l’usage d’une unité de mesure (généralement monétaire) unique a conduit au développement de l’analyse multi-critères (Keeney et Raiffa, 1976).

2.4.3

Les préférences sociales révélées

2.4.3.1 Risque accepté et risque acceptable

Deux travaux publiés à la fin des années 1960, qui simplifiaient à l’extrême l’approche de la théorie de la décision, ont exercé une influence considérable sur les décisions publiques en situation de risque social, notamment dans le domaine des risques industriels et technologiques.

En 1969, Starr publia une étude dans laquelle il faisait figurer sur un diagramme (bénéfices,

27. Voir par exemple Shrader-Frechette (1991, ch. 4).

28. Pour une discussion synthétique et assez complète des méthodes de l’analyse coûts-bénéfices, on pourra se reporter à Adler et Posner (1999).

risques) une vaste gamme de situations de risque, allant des catastrophes naturelles à la guerre du Vietnam, en passant par le ski ou les déplacements en voiture (Starr, 1969). Les risques étaient mesurés par une probabilité de décès par heure d’exposition, et les bénéfices par une estimation de surplus économique. La position des points délimitait une plage, bordée en bas par une courbe d’aspect logarithmique regroupant les situations subies et en haut par une deuxième courbe reliant les situations choisies. Ces courbes, selon Starr, reflétaient les préférences de la société dans ses choix de situations à risque, notamment de technologies risquées, à la manière de la méthode des préférences révélées en économie. Elles permettaient, disait-il, de déterminer si les risques posés par une technologie étaient acceptables au regard des bénéfices qui en étaient attendus.

Starr élaborait ainsi une méthode de dérivation d’une notion proposée deux années plus tôt par Farmer dans le domaine du risque nucléaire à partir d’un raisonnement encore plus simple. Farmer avait proposé de définir le risque acceptable par le biais d’une droite tracée de façon relativement arbitraire dans le plan (probabilité, conséquences) (Farmer, 1967). À sa suite, l’acceptabilité du risque, généralement traduite par un seuil de probabilité annuelle (pour un accident d’un certain type ou un décès causé), est devenue une notion centrale pour la gestion des risques sociaux29.

En 1992, un rapport de l’autorité en charge de la santé publique et de la sûreté au Royaume-Uni, le Health and Safety Executive, connu également un certain retentissement. Le rapport proposait de parler de tolérabilité dans tous les cas où les risques induits par une activité semblent justifiés au regard des avantages qu’elle procure, sans pour autant être acceptables, et de gérer les risques tolérables en conformité avec le principe ALARA30

(HSE, 1992). À travers la notion de « raison- nablement réalisable », ce principe a l’avantage d’ouvrir le processus de décision à l’ensemble des considérations pertinentes, sans pour autant déterminer la manière dont elles doivent être prises en compte. Ne rompant pas tout à fait avec les pratiques en vigueur, le rapport recommandait toutefois au gouvernement de se donner un seuil de tolérabilité, qu’il fixait à une probabilité de 10−4 de provoquer une mort par année d’activité pour « toute grande usine industrielle », et de

10−5 pour les nouvelles centrales nucléaires.

2.4.3.2 Insuffisance du risque acceptable

Les critiques des idées d’arbitrage entre bénéfices et risques et de niveau de risque acceptable furent bien sûr nombreuses, et consistèrent le plus souvent à souligner le caractère réducteur des représentations proposées, qui transformaient un ensemble de situations très disparates et évolutives à un échantillon de cas statiques décrits à partir d’un, deux ou trois arguments. Dans une réplique célèbre à Starr, Fischhoff et al. (1978) menaient une étude psychométrique auprès d’un groupe de femmes et montraient que si le niveau de risque estimé acceptable était effectivement corrélé aux

29. Voir à ce propos le chapitre 4.

bénéfices attribués à une activité, il était également toujours inférieur au niveau de risque effectif perçu par les individus.