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Partie I:Le bas de page : Eugène Sue &José de Alencar

2. S UITE AU PROCHAIN NUMERO

2.2. Voyage du feuilleton

De l’autre côté de l’océan, on observe tout ce mouvement attentivement. La preuve : le 5 octobre 1836, le journal O Chronista annonce que, désormais, on publiera, tous les jours de sa parution (soit les mercredis et samedis), « un article, à l’instar des journaux français, sous le titre Feuilleton ». Confiant que la « nouveauté allait plaire », le texte affirme : O Chronista « est le premier journal à se lancer dans cette démarche au Brésil. » On informe également que la dernière page sera « occupée par des objets commerciaux et des annonces ».172

Apparemment les responsables de cette feuille étaient, pour le moins que l’on puisse dire, des lecteurs très attentifs de La Presse, d’Émile de Girardin, et de son nouveau modèle de journal, inauguré à peine trois mois auparavant. Cette hypothèse ne peut que se renforcer si nous analysons la mise en page du journal. La disposition de l’article de fond, du feuilleton, de la rubrique Variedades [Variétés] et même la façon de présenter la publicité dans la dernière page du journal brésilien ressemblent fortement à la feuille de Girardin.La première fois que la rubrique Feuilleton paraît dans un journal brésilien c’est dans l’édition d’O Chronista du 5 octobre 1836. Au le rez-de-chaussée de la une, sous un filet, le texte qu’inaugure cet espace est attribué au principal rédacteur du journal, Justiniano José da Rocha173 – un personnage important

dans les rapports culturels France-Brésil à l’époque, sur qui nous reviendrons plus tard.Rocha commence son texte par la phrase : « Si par hasard, ami lecteur, vous comprenez la langue française, lorsqu’un périodique français vous tombe sous la main [...] avouez-le : vers où se dirigent vos yeux ? » La réponse vient ensuite, en lettres capitales et caractères gras : « FEUILLETON ». Le mot apparaît en français, au milieu du texte en portugais. Il poursuit son texte, très louangeur envers cet « arbre précieux cultivé par le génie délicat du Français » que « nous voulons transplanter sur le sol bénit de notre patrie ». Et le rédacteur reconnaît : « Lorsque, pour nos articles, il nous manquera des sujets, ou de l’imagination, ou de l’érudition nécessaire, nous

172 « O Chronista », in : O Chronista, n. 3, 05/10/1836, p.4.

173 Jefferson Cano, « Folhetim: literatura, imprensa e a conformação da esfera pública no Rio de Janeiro do século XIX », in :

II Seminário de Sociologia da Cultura e da Imagem, 11/11/2005, Rio de Janeiro, 2005. Disponible sur :

O Chronista de 5 octobre 1836, où l’on

publie pour la première fois la rubrique Feuilleton dans un journal brésilien et l’on

demanderons du secours ; littératures étrangères, imaginations d’ailleurs, nous ouvriront les trésors de leurs richesses ».174

Selon Rocha, le reste du journal s’occupera de l’administration, de la politique, de la justice, de la législation, des finances, de l’industrie, du commerce et de tous ces sujets « de grande importance effectivement, mais qui ne se rapportent qu’au matériel dans la vie, au positif de l’existence ». Quant au feuilleton, il « parlera aux imaginations et aux intelligences ».175

C’était suivre la recette de Girardin. Il n’était pas seul. « L’innovation de Girardin obtient vite beaucoup d’imitateurs et sera implantée un peu partout dans le monde », considère l’un des historiens de littérature les plus célèbres du XIXe siècle brésilien, Brito Broca. « Ce genre crée l’habitude chez le lecteur d’aller chercher tous les jours le feuilleton dans les journaux. D’où l’idée de publier également, dans le bas de page, un article léger, entremêlant un commentaire sur les faits divers, dans une catégorie semblable à celle des chapitres d’un roman, s’éloignant du ton grave et sec dont les articles de fond et les sujets des journaux se revêtaient. »176

Folha est finalement le nom trouvé par Justiniano da Rocha pour traduire

« feuilleton » en portugais. Il propose d’abord le terme « folhetões », que lui-même considère avoir une mauvaise sonorité, outre le fait que la terminaison « -tões » fait allusion à un augmentatif, au contraire du français, où la désinence « -on » est un diminutif, explique-t-il. Par contre, le diminutif « folhasinha », dit-il, pouvait porter malheur, puisque, au moment où il écrivait ce mot, il a fait un pâté d’encre avec sa plume, qui a tâché son papier. Après avoir raconté cette anecdote, il finit donc par se décider pour Folha : Feuille, tout

simplement. C’est donc en tant que Folha crítica[Feuille critique], Folha literária [Feuille

littéraire] que la rubrique sera désormais nommée au Chronista.

Le journal O Chronista a une vie courte (1836-1839), mais la rubrique Feuilleton trouve bientôt beaucoup d’adeptes. Après Rocha, d’autres publicistes brésiliens commencent à s’intéresser à cet « arbre précieux » venu de France.

174O Chronista, n. 3, 05/10/1836, p.2. 175O Chronista, n. 3, 05/10/1836, p.3.

176 Brito Broca, « O romance-folhetim no Brasil », in: Românticos, pré-românticos, ultra-românticos, São Paulo, Polis, INL,

En 1838, le Jornal do Commercio publie Le Capitaine Paul, d’Alexandre Dumas. Ce récit maritime et historique a été originellement publié, par tranches, dans Le Siècle entre le 30 mai et le 23 juin 1838. Pour certains auteurs, comme Jean-Louis Bory, ce feuilleton marque le passage du feuilleton-roman au roman-feuilleton. Dumas avait réfléchi sur la technique d’écrire une histoire spécifiquement pour être publiée dans le bas de page du journal. Bory énumère quels seraient les ingrédients indispensables du feuilleton : accrochement du lecteur dès le début ; dialogues vivants ; personnages bien typés ; et, finalement, la suspension, à la fin de chaque feuilleton, de la lecture, « de telle sorte que cet arrêt ne soit pas conclusion mais amorce aussi brillante que possible ».177

Le roman-feuilleton de Dumas est publié dans le journal brésilien traduit en portugais avec seulement quatre mois d’écart par rapport au Siècle. Un élément important, remarqué par Ilana Heineberg, auteur d’une thèse en France sur la formation du roman-feuilleton brésilien : lors de sa publication, O Capitão Paulo occupe la rubrique Variétés – et non Feuilleton – du quotidien brésilien. L’espace destiné au feuilleton n’est inauguré par le Jornal do Commercio que l’année suivante, « probablement grâce à un agrandissement du format », estime Heineberg.178

Quant au mot « feuilleton », il trouve sa traduction définitive en portugais avec le terme « folhetim ». Il apparaît pour la première fois sur le Jornal do Commercio dans l’édition du 4 janvier 1839. Non sans un certain agacement de la part de Justiniano José da Rocha, patron du Chronista, pionnier dans l’importation du feuilleton dans la presse brésilienne, qui l’avait traduit comme « folha ».

Le 21 janvier, nous pouvons lire sur le périodique de Rocha : « Le Jornal do

Commercio a bien la primauté entre les périodiques de la Cour179, par la beauté de son

impression. Mais, en ce qui concerne la rédaction, ce périodique n’en a aucune. Récemment il a adopté l’usage des périodiques français, en publiant ce qui, dans ces derniers, est appelé "feuilleton", mot qu’il traduit, par haine du Chronista, par

folhetim : Qu’importe, cependant, la différence de nom ? Si un tel usage est vu

177 Jean-Louis Bory, Eugène Sue, dandy mais socialiste, op. cit., p.271.

178Ilana Heineberg, La suite au prochain numéro : Formation du roman-feuilleton brésilien à partir des quotidiens Jornal do

Commercio, Diário do Rio de Janeiroet Correio Mercantil(1839-1870), Thèse de Doctorat, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III, 2004, p.7.

comme une amélioration, il faut dire que le Chronista a été le premier périodique brésilien à l’adopter ».180

Malgré l’opinion contraire de Justiniano José da Rocha, le terme folhetim devient désormais incontournable. Il est adopté par un autre important journal du pays, le

Diário do Rio de Janeiro. Dans son édition du 12 février 1841, il explique : « Le mot folhetim, adopté par le Jornal do Commercio pour rendre compte des articles de

divertissement que les Français appellent "feuilleton" est actuellement bien reçu partout : pour ne pas contrarier cet usage, nous allons remplacer le titre de notre rubrique Appendice par Folhetim. »181

C’est ainsi que le feuilleton français est définitivement baptisé en terres brésiliennes. Peu à peu toutes les feuilles réservent leurs bas de page à cette rubrique, qui mélange critique culturelle, actualité traitée de façon plus légère, voire humoristique, en sus de la grande invention de la presse française sous la Monarchie de Juillet, le roman en tranches. On traduit les auteurs étrangers, mais, progressivement, des écrivains brésiliens commencent à occuper cet espace. Selon José Ramos Tinhorão, « il n’y pas de romancier brésilien du XIXe siècle qui soit complètement étranger à l’influence du

feuilleton ».182

Passeurs culturels

À ce stade de notre texte, il convient de s’attarder un peu pour commencer à identifier quelques mécanismes qui ont rendu possible ce voyage du feuilleton et sa conséquente transposition dans les feuilles brésiliennes. Quelles sont les conditions qui ont permis ce transfert du feuilleton né en France dans les journaux de Rio de Janeiro ? Quels sont les passeurs culturels qui ont possibilité ce transfert ? Comment s’est opéré, effectivement, ce voyage ?

Le premier des passeurs culturels qui mérite notre attention est le rédacteur d’O

Chronista, Justiniano José da Rocha (1811-1862). Ce journaliste et publiciste, connu

par l’historiographie officielle comme « le premier des journalistes de son temps »,183 était tout juste au début de sa carrière lorsqu’il fonde ce journal, en 1836, après avoir obtenu son diplôme à la faculté de Droit de São Paulo (1829-1833). Ses origines ne

180O Chronista, 21/01/1839, p.4.

181 « Folhetim », in : Diário do Rio de Janeiro, 12/02/1841, p.1.

182 José Ramos Tinhorão, Os romances em folhetins no Brasil (1830 à atualidade), São Paulo, Duas Cidades, 1994, p.30.

183 José Maria da Silva Paranhos Júnior (Barão do Rio Branco), Efemérides brasileiras, Rio de Janeiro, Instituto Histórico e

sont pas très connues, sa filiation fut longtemps question de débat entre ses biographes.184 Les auteurs sont pourtant d’accord quant au fait – qui nous intéresse le

plus – que Rocha a passé sa jeunesse à Paris, où il a suivi des études secondaires, filière Humanités, au prestigieux Lycée Henri IV. Un élève brillant, selon Raimundo Magalhães Júnior, au point d’avoir reçu des compliments du roi Charles X en personne, présent à son examen de latin.185

Comme journaliste, Rocha prêtera toujours sa plume au Parti Conservateur et entrera dans ses rangs comme député. Il fonde et dirige plusieurs feuilles et mène également une carrière comme professeur du réputé Colégio Pedro II et de l’École militaire, où il enseigne le français, le latin et l’histoire. Il est l’auteur de manuels d’histoire, de livres juridiques, et écrira aussi des romans et des feuilletons.

Une autre facette professionnelle de Rocha capitale pour notre analyse est celle de traducteur. Il est un des principaux traducteurs du français au Brésil de son époque, responsable, comme nous le verrons plus tard, de la version en portugais du feuilleton

Mystères de Paris, d’Eugène Sue, de même que du Comte de Monte-Cristo,

d’Alexandre Dumas, et des Misérables, de Victor Hugo, parmi d’autres.

C’est à la plume d’un ancien lycéen du Quartier Latin, donc, qu’on doit non seulement l’inauguration du feuilleton dans la presse brésilienne, comme la transposition de quelques uns des romans-feuilletons français les plus importants en portugais.

Et pourtant, même si Rocha a le mérite d’être le premier à importer la rubrique Feuilleton au Brésil, le journal responsable de sa consolidation dans la presse du pays est le Jornal do Commercio, qui s’est investi largement dans la publication des romans-feuilletons. Et voilà que, derrière l’histoire de cette feuille, nous retrouvons la présence de trois ressortissants français, ce qui nous explique pourquoi le périodique était si étroitement lié à ce qui se faisait en France.

Le Jornal do Commercio a été fondé en 1827 par Pierre Plancher (1779-1844), un Français exilé à Rio de Janeiro. Éditeur et libraire, Plancher commence sa carrière à Paris, comme apprenti fondeur de caractères dans la typographie de J. C. Gillé. Puis, il passe par plusieurs imprimeries parisiennes jusqu’à s’établir comme libraire, en

184 Elmano Cardim, Justiniano José da Rocha, coll. Brasiliana, vol. 318, São Paulo, Companhia Editora Nacional, 1964, pp.7-

8.

185 Raimundo Magalhães Júnior, Três panfletários do Segundo Reinado, Rio de Janeiro, Academia Brasileira de Letras, 2009,

1814. Bonapartiste, il collectionne des démêlés avec la police après la deuxième Restauration (1815-1830), en particulier après la diffusion d’un pamphlet clandestin, Cri du peuple français, en novembre 1815. Début 1824, il part au Brésil, alors une monarchie libérale, devenue terre d’exil de divers bonapartistes. Ayant apporté son moderne équipement typographique, il s’installe rua do Ouvidor, au centre de Rio de Janeiro, où plusieurs de ses compatriotes exploitent déjà le commerce de livres. 186 Sous les tropiques, Plancher publie notamment des écrits politiques, des guides et des almanachs, des romans et des nouvelles d’auteurs étrangers mais aussi brésiliens et, grâce à la qualité technique de sa typographie, il obtient l’autorisation d’imprimer la Constitution Impériale du Brésil de 1824. Il signe désormais « imprimeur-libraire de Sa Majesté l’empereur ». En 1826, il achète le Diário Mercantil, dont la circulation était d’à peine 400 exemplaires.187 Le 1er octobre 1827, il rebaptise la feuille : Jornal do Commercio. Celui-ci allait devenir le journal le plus influent de l’Empire.

En 1832, deux ans après le début de la Monarchie de Juillet en France, et après l’abdication de d. Pedro I au Brésil (1831), Plancher décide de retourner dans son pays natal. Il vend le Jornal do Commercio, sa librairie et sa typographie à deux autres immigrants français, Junius Constance de Villeneuve et Réol-Antoine Mougenot. Ce sont deux anciens officiers qui sont allés au Brésil pour servir à l’Armada impériale. Arrivant à Rio, ils ont quitté l’armée et commencent à travailler avec Plancher. Devenus les propriétaires de la typographie, ils demandent à Plancher de rester encore deux ans à Rio de Janeiro pour les orienter dans l’administration de la société.

En 1834, de retour à Paris, Plancher devient une sorte de correspondant du Jornal do

Commercio. Il sera le responsable pour négocier, sur place, les droits de publication

des feuilletons qui faisaient du succès en France, comme ceux d’Eugène Sue ou d’Alexandre Dumas, dans le périodique brésilien.

Le journal prospère et Villeneuve devient son seul propriétaire à partir de 1834. Et il continue à y investir : il achète la première presse mécanique de l’Amérique du Sud, ainsi que, ultérieurement, la première rotative et la première linotype.188Au cours de son administration, le tirage du journal explose (comme nous l’avons vu dans

186 Les informations biographiques sur Pierre Plancher proviennent de la notice biographique de la base IdRef/Sudoc,

disponible sur: http://www.idref.fr/157502910; et Laurence Hallewell, O livro no Brasil : Sua história, São Paulo, Edusp, 2005, pp.139-150.

187 Laurence Hallewell, O livro no Brasil, op. cit., p.149.

l’introduction de ce texte et nous y reviendrons dans les chapitres suivants), avec la publication des Mystères de Paris, d’Eugène Sue. Lorsque Villeneuve disparaît, en 1844, c’est son fils qui prend le relais et assume le journal, qui restera dans la famille jusqu’en 1890.

Les histoires personnelles de ces personnages, ainsi que leurs différentes liaisons avec la France, sont des exemples capables de nous montrer comment s’opèrent, concrètement, les transferts culturels189. Ces médiateurs, ou intermédiaires,

participent effectivement à ce que le phénomène du feuilleton puisse avoir des conditions de se répandre d’un pays à l’autre. Pierre Plancher, « médiateur- marchand », pour utiliser le terme suggéré par l’historienne Diana Cooper- Richet,190 passe une décennie au Brésil et, à son retour en France devient correspondant de son ancien journal; Justiniano José da Rocha, journaliste éduqué à Paris, devient traducteur formant, de cette façon, un pont entre les deux cultures. Ces deux cas particuliers nous montrent que des histoires de vie banales, des parcours individuels et des relations personnelles expliquent et illustrent les chemins empruntés par les modèles et formes d’un pays à autre. Tout cela est beaucoup plus éloquent et explicatif qu’un concept abstrait d’« influence », ou l’idée dépassée d’un « rayonnement » absolu d’une culture sur une autre.

Il reste que le feuilleton, devenu folhetim, va répéter, sous les tropiques, le succès connu en France. Lu et vu d’une façon certainement différente, dans un autre contexte, le feuilleton sera adapté, réinterprété et réinventé par les lecteurs, les publicistes et les écrivains-journalistes du pays.

Au Brésil, comme en France, l’arrivée du feuilleton symbolise une transformation importante des journaux – d’anciens organes de communication d’une pensée ou courant politique, ils commencent à ouvrir un espace à la littérature, au romanesque. Une mutation qui allait transformer non seulement la production littéraire, comme également la poétique journalistique, pour utiliser l’expression de Marie-Ève Thérenty.

*

189 Tels que les définit Michel Espagne, « Transferts culturels et histoire du livre », in : Histoire et civilisation du livre,

Revue internationale, Genève, Librairie Droz, 2009, pp.201-218.

190 Diana Cooper-Richet, « Transferts culturels, circulation d’idées et pratiques : le cas de la France et du Brésil au XIXe