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Von Wesen des Grundes : proposition et vérité

1 ère PARTIE : LANGUE ET ONTOLOGIE

A- Von Wesen des Grundes : proposition et vérité

Lohmann ne se contente pas d'évoquer dans le titre de son article la conception qu'Heidegger a de la différence ontologique ; il fait précéder sa propre analyse d'une longue citation d'Heidegger lui-même, extraite d'un essai intitulé Vom Wesen des Grundes publié en 1929, à l'origine dans des Mélanges offerts à Husserl26. L'extrait reprend les premières pages de l'opuscule original et a valeur de fondement théorique, fidèle en cela à la déclaration

programmatique de l'article de Lexis cité ci-dessus. C'est la raison pour laquelle il nous semble préférable de dégager cette problématique théorique initiale, et à quelles fins Lohmann s'en réclame, avant de nous tourner vers le commentaire que nous en donne l'éminent linguiste.

Heidegger met en exergue de son essai une citation de Leibniz mettant en relation logique le principe de raison dont la formulation la plus courante, mais il y en a d'autres27, est 'nihil est sine ratione' (rien n'existe sans raison').

Leibniz montre que tout vérité est vérité d'énoncé (il n'y a de vérité que celle que l'on peut dire) et que cette vérité réside dans la relation entre prédicat (P) et sujet (S) et qui est relation d'inclusion de P dans S., posant ainsi le principe selon lequel cette relation d'inclusion (inesse) se définit comme « ce qui est

identique » (qua idem esse), équilibrant ainsi le schéma de la proposition comme une équation mathématique. La proposition canonique de la logique classique est la prédication, qui met en relation deux concepts à l'aide d'une copule

(est/sont) : S est P.

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Cet essai a été traduit par Henry Corbin sous le titre Ce qui fait l'être-essentiel d'un fondement ou 'raison' (i7n : Questions I & II, Gallimard, Paris, 1968, pp. 85-158)

2 cf. Le principe de raison ( Der Satz vom Grund), publié en 1957 ( Gallimard, Paris, 1962 pour la traduction française d'André Préau), notamment les pages 77 à 83.

Ce schéma, cette forme logique s'applique indifféremment aux énoncés « contingents » et aux énoncés abstraits, mettant en relation des concepts généraux, des notions ; malgré l'ambiguïté de termes tels que « vérité » et

« identité », termes qui sont en fait faussement évidents, on peut déduire que la « vérité » de la relation S-P dans la proposition se tient dans son « identité » qui est « inclusion » de P dans S, tout le contraire d'une tautologie, et bien plutôt une analogie. De là vient qu'un énoncé tel que « nihil est sine ratione », s'il est vrai, s'applique universellement à l'étant dans son entier (rien n'existe sans raison - proposition d'existence/ il n'y a pas d'effet sans cause - proposition

logique). Faute de quoi, comme le souligne Heidegger « il y aurait un Vrai qui s'opposerait à une réduction en identités, il y aurait des vérités qui

contreviendraient absolument à la nature de la 'vérité' », ce qui est une contradiction dans les termes.

Mais Heidegger laisse là l'analyse de l'émergence du principe de raison (principium rationis) de l'essence de la vérité pour se concentrer sur celui du « fondement » (Grund). Il revient en effet à la définition linguistique que donne Leibniz de l'essence de la vérité » comme connexion (gr. symplokè) de S et de P, définie comme inclusion de P dans S ; « inclusion » se glose en « idem esse », ce qui correspond à la fonction logique de la copule ; celle-ci se décline dans toutes les acceptions que revêt le verbe lexical « esse » (« être »). Identité ne signifie pas « mêmeté vide » mais « 'accord' au sens d'unité qui découle de ce qui est en relation ». Heidegger assigne à « vérité » le sens d' « accord » et de « 'concordance' de ce qui se manifeste dans l'identité comme formant un tout unique », ce qui est clair dans la fonction même du prédicat, qui est d'attribuer

des qualités à un sujet S, ce qui donne à la proposition sa dynamique. Ainsi il n'y a de vérité que de « quelque chose », c'est pour cela que Leibniz emploie le mot d' « analogie » à son égard. Cette « chose » est donc le véritable fondement de toute proposition vraie, la vérité se résumant ainsi à un rapport. Si par ailleurs la fonction du langage est d'exprimer ce rapport au moyen des mots

(morphologie) et de leur mise en relation au sein de l'énoncé (syntaxe), ce que par anticipation nous désignons, à la suite de Lohmann, du terme suppositio, encore faut-il, en toute logique, que

« l'étant soit déjà 'avant' cette prédication et 'pour' elle. Pour être possible, la

prédication doit pouvoir avoir son assise dans une manifestation ne possédant aucun caractère prédicatif. La vérité d'énoncé est enracinée dans une vérité originelle, dans un état manifeste de l'étant qui est antéprédicatif et que l'on pourra nommer 'vérité ontique' ».

1/ L'énoncé et la vérité ontique

Ainsi la vérité d'énoncé est-elle dérivée de cette vérité ontique ; celle-ci se subdivise en fonction des « genres et sphères » de l'étant, tout en conservant une stricte correspondance entre manifestation et détermination, entre plan ontique de l'existentiel et plan ontologique de l'existential. Aussi Heidegger distingue-t- il la vérité des choses matérielles comme mise-à-découvert (Entdeckenheit) du

Dasein que nous sommes et qui se caractérise par son ouverture (Erschlossenheit)28. Pour autant, si l'énoncé est dérivé de la vérité antéprédicative, cela ne signifie pas que l'acte qui manifeste puisse être

interprété comme « représentation » ou « intuition » en tant quelles seraient « plus simples » par rapport à cette vérité ontique qui est vérité d'énoncé, ce « lien établi par la représentation » dans la structure de l'en-tant-que.

2/ L'énoncé et la vérité ontologique.

Mais l'énoncé ne rend pas compte à lui tout seul de l'entièreté de la révélation ontique ; celle-ci se produit « dans une situation-éprouvée au milieu de l'étant, selon une certaine tonalité affective, selon certaines impulsions », référence à la disposibilité (Befindlichkeit) du Dasein, ce que du point de vue ontique on nomme disposition (Stimmung) et état d'humeur (Gestimmt-sein)29.

28

« Das Verstehen betrifft als Erschliessen immer die ganze Grundverfassung des In-der-Welt-seins », Sein und Zeit, p. 144, ou bien, p. 143 « Im Worumwillen ist da existierenden In-der-Welt-sein als solches erschlossen, welche Erschlossenheit Verstehen genannt wurde ».

29

voir en particulier le §29 de Sein und Zeit, « Das Da-sein als Befindlichkeit »., notamment le paragraphe suivant, dans la traduction de François Vézin (Paris, Gallimard, col. NRF, 1986, p.179 : « Dans l'être d'humeur le Dasein est toujours déjà découvert selon une disposition donnée comme cet étant auquel le Dasein a été livré

Relevant de l'étant, ces derniers ne sont pas à même de rendre cet étant immédiatement accessible car seule la disposition d'être (Seinsverfassung)

constitue le Quoi-être et le Comment-être de l'étant, autrement dit, l'être est ce qui éclaire le rapport du Dasein à l'étant qu'il est lui-même. Ce rapport distinct,

cette «révélation en tant que vérité relative à l'être s'appelle vérité

ontologique » : à l'instar de la vérité ontique, Heidegger y découvre deux niveaux d'analyse ; d'une part ce qu'il nomme le 'pré-ontologique', à savoir ce qui est préalable à la compréhension de l'être, l'évidence de l'être « qui n'est

pas arrivée jusqu'au concept » et qui pourtant se loge dans le discours ; d'autre part, la compréhension de l'être qui est le légomenon du logos à partir de cette

évidence de l'être, mais qui devient dès lors « un thème et un problème ».

3/ L'énoncé et la vérité scientifique.

Cet usage conscient de la langue, cette interrogation sur l'étant, se retrouve en outre dans les différents champs qui circonscrivent des domaines particuliers en sujets d'étude que l'on regroupe sous l'étiquette de « sciences » (langage, histoire, nature, espace) qu'Heidegger considère comme « étapes » entre l' « évidence pré-ontologique de l'être et la problématique exprimée de la saisie de l'être ». La prétention de la science à l'explicitation de l'étant achoppe

sur la question de la saisie de l'être, dans la mesure où les concepts-clés de la science concernée ne prennent pas comme problème l'essence même de ces concepts. Il s'agit bien là d'une démarche radicalement différente et quelque peu naïve : en effet, les concepts de base de la science concernée demeurent largement « acquis », donnés tout d'abord dans l'expérience et l'explicitation

en son être comme l'être qui a, en existant, à être. Découvert ne veut pas dire reconnu en tant que tel. Et justement c'est au milieu de la quotidienneté la plus indifférente et la plus anodine que peut faire irruption l'être du Dasein dans la constatation brute : 'qu'il est ce qu'il a à être'. Le pur 'qu'il est' se montre ; d'où et vers où

restent dans l'obscurité.Que quotidiennement aussi le Dasein ne 'succombe' pas à de telles dispositions de l'humeur, c'est-à-dire qu'il ne s'attache pas à ce qui se découvre en elles mais se dérobe à ce qui est découvert, n'est pas un argumentinfirmant dans sa valeur phénoménale le fait que la disposition d'humeur préside à

l'ouverture de l'être du là en son 'que', au contraire c'en est une preuve. Dans la majorité des cas le Dasein s'esquive de manière ontique-existentielle face à l'être qui s'est découvert dans l'humeur ; ce qui, sur le plan

ontologique existential veut dire : il n'y a qu'à voir de quelle humeur se détourne pour que se révèle le Dasein tel qu'il est livré au là. Y compris dans l'esquive le là est détecté ».

préscientifique relatives à l'étant. Le concept scientifique s'élabore

indépendamment de la notion ontologique de l'être de l'étant, et la méthode scientifique ne peut donc avoir accès à ces « concepts ontologiques originels », ainsi qu'Heidegger l'expose au §3 de l'introduction de Sein und Zeit :

« Les 'concepts de base' ainsi émergés restent d'abord acquis, c'est sur

eux que se guide la première détection concrète de ce domaine. Quant à savoir si l'investigation doit désormais tout son poids à cette positivité, disons qu'elle ne progresse pas tellement quand elle accumule des résultats et les engrange dans des 'manuels' mais que, presque toujours en réaction à une telle inflation de connaissances sur la question, son progrès véritable consiste à mettre en question ce qui constitue en son fond chacun des domaines envisagés.

Le véritable 'mouvement' scientifique se joue quand les sciences

soumettent leur concepts de base à une révision plus ou moins radicale et qui ne leur est pas transparente. Jusqu'à quel point elle est capable d'une crise de se0s concepts de base, voilà qui détermine le niveau d'une

science »3 .

On voit bien ici l'opposition entre la science (qui est fondamentalement ontique) et une démarche que l'on pourrait définir comme herméneutique et qui interroge les concepts même de cette science, ce qui est à la base de la démarche de Lohmann : le questionnement constant de l'essence même des concepts de la linguistique à l'aune de l'ontologie, une « critique permanente (qui) a déjà pris ses points de repère dans la problématique fondamentale de toute question relative à l'être de l'étant ».

Tout ceci indique bien qu'il n'y a aucune hiérarchie de valeur entre vérité ontique et vérité ontologique, mais qu'elles procèdent toutes deux d'une relation mutuelle et réciproque : la vérité ontique permet de voir un étant dans son être, la vérité ontologique, l'être d'un étant. Posée ainsi, cette relation prend

immédiatement l'aspect d'un renversement de perspectives ayant un siège unique, le Dasein :

« Vérité ontique et vérité ontologique concernent chacune différemment un étant dans son être et l'être de l'étant. Elles vont essentiellement de pair en

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raison de leur rapport à la différence entre être et étant (différence ontologique). L'essence de la vérité, avec cette nécessaire bifurcation en ontique et

ontologique, n'est en tant que telle possible que dans l'éclosion simultanée de cette différence. Si maintenant ce qui distingue le Dasein tient en ce qu'il comprend l'être dans son rapport avec l'étant, alors la capacité discriminante, dans laquelle la différence ontologique devient effective, doit enraciner sa propre possibilité dans le fondement de l'essence du Dasein. Ce fondement de la différence ontologique, nous le nommons  « transcendance » du Dasein. Si l'on reconnaît tout rapport à l'étant comme intentionnel, alors l'intentionnalité

n'est possible que sur le socle de cette transcendance mais, inversement, la

possibilité même de la transcendance ne s'identifie pas à celle-ci et n'en découle pas ».

Cet extrait de Vom Wesen des Grundes, retenu par Lohmann pour servir d'assise à son analyse ontologique des divers systèmes linguistiques, dégage les perspectives suivantes :

La vérité d'énoncé, qui est au fondement même du principe de raison, entretient une relation complexe avec le langage (ou plutôt les langues du monde) ; en effet, l'énoncé (en général) est l'expression d'une relation particulière du Dasein avec le monde, mais il n'est pas le lieu de naissance de la vérité de l'étant, car il

existe une vérité antéprédicative vis-à-vis de laquelle l'énoncé est second. La vérité correspond au « dévoilement » du monde, lequel n'a de sens que pour le Dasein, et c'est en lui que la « vérité » a son siège31

En revanche, Heidegger accorde à l'énoncé en tant que formulation linguistique le privilège d'être le lieu où se joue la question de la saisie de l'être, surtout si l'on considère que seul le langage verbal permet de thématiser cette question fondamentale, dans la mesure où en lui se met en œuvre la différence

31

« Etre-vrai signifie dévoiler. Par là nous incluons dans leur modalité respective aussi bien le découvrement que l'ouverture, le découvrement de l'étant qui n'est pas présent au sens du Dasein (par exemple, les choses

matérielles, NDLR), que l'ouverture de l'étant que nous sommes nous-mêmes. Nous concevons l'être-vrai en ce sens tout-à-fait formel comme dévoiler, avant toute spécification en fonction d'un étant déterminé et de son mode d'être. L'être-vrai en tant que dévoiler se donne comme une manière d'être du Dasein lui-même et de son existence. Dès que le Dasein existe - c'est-à-dire dès qu'il y a un étant qui, de par sa manière d'être, est dans

un monde - il est vrai, c'est-à-dire qu'avec le dévoilement du monde, de l'étant lui est toujours dévoilé, patent, à découvert. Le découvrement du présent-subsistant trouve son fondement dans le fait que le Dasein en tant qu'existant se rapporte toujours déjà à un monde qui lui est ouvert ». M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. de J-F. Courtine, Paris, Gallimard, coll. NRF (1985).

ontologique, car il est ancré, en tant qu'existential, dans la transcendance du Dasein, comme dérivé de la « parole » :

« Le soubassement ontologique existential de la langue est la parole () La parole est existentialement cooriginale avec la disposibilité

(Befindlichkeit) et l'entendre (Verstehen). L'intelligence (Verständlichkeit) aussi, antérieurement à l'explicitation qui approprie, relève toujours déjà d'un enchaînement. La parole est l'articulation de l'intelligence. Elle est donc déjà à la base de l'explicitation et de l'énoncé. Ce qui dans l'explicitation est

susceptible d'être donc déjà articulé plus originalement dans la parole, nous l'avons nommé le sens. Ce qui s'enchaîne comme tel dans l'articulation parlante nous le nommons le complexe entier de signification. Celui-ci peut se résoudre en significations. Les significations, en tant qu'elles sont ce qui de l'articulable est articulé, ont toujours du sens. Si la parole, l'articulation de l'intelligence du là, est un existential original de l'ouverture, mais si celle-ci a pour constitution

primordiale l'être-au-monde, la parole doit avoir essentiellement aussi un genre d'être spécifiquement rapporté au monde. L'intelligence disposée de l'être-au- monde s'exprime comme parole. Le complexe entier de significations dont relève l'intelligence passe en mots. Aux significations viennent se greffer des mots. Jamais des2mots-choses ne se voient assortis après coup des

significations ».3

Autrement dit, le mot se place à l'extrémité d'une chaîne de sens.

Affirmer que le langage (ou la langue, dans la mesure où Heidegger ne se réfère pas à une langue particulière33) est une composante essentielle de la constitution du Dasein, c'est poser en principe que les langues naturelles procèdent toutes de ce principe. La langue est expression de l'être-au-monde, et par un renversement du syllogisme, on peut aussi dire qu'elle est constitutive d'un monde, par delà les différences des langues. Le corollaire d'une telle affirmation consiste à dire qu'en toute langue, cette structure existentiale doit pouvoir se laisser

appréhender, tout Dasein étant, d'un point de vue linguistique, un locuteur.

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33 Sein und Zeit, §34, p. 207 de la traduction française de Fr. Vézin, opus cit.

l'allemand ne fait pas de différence entre langage et langue ; il a recours au mot Sprache, qui recouvre les deux sens du français.