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Enjeux et structure

Dans le document Le langage de l'ëtre chez Martin Heidegger (Page 135-141)

1 ère PARTIE : LANGUE ET ONTOLOGIE

A- Enjeux et structure

Quelques remarques pour commencer.

Le mot « Sprache » en allemand recouvre deux sens essentiels chez Heidegger, celui de la langue comme support linguistique, alliance de sons formant mots et phrases dans un système cohérent, et celui de « parole », dont il a écrit dans Sein und Zeit qu'elle est « le soubassement ontologique de la langue » (§ 34). Un des buts de l'entretien est de décrire les conditions d'émergence de cette parole unique par delà le système qui en est le support, mais pas le lieu de naissance.

Ensuite, on ne peut s'empêcher, et c'est aussi délibéré de la part d'Heidegger, d'évoquer la tradition platonicienne du « dialogue » en se référant à ce texte. Il faut y voir plusieurs avantages : le premier tend à éliminer le plus possible tout discours rapporté ; en effet, le style direct rend immédiatement perceptible le cheminement de pensée de chacun des protagonistes, dont on peut suivre la démarche d'une manière « performative », ce qui en garantit l'apparente

spontanéité, condition préalable de tout Dire sur la parole. D'autre part, on peut en souligner les détours, les apories, les impossibilités à « dire » la source d'où émerge la parole ; l'entretien est une interrogation sur la possibilité même du dialogue d'une manière concrète, quasi-charnelle dans la relation qui s'établit entre les mots et la réception que chacun des interlocuteurs leur donne, d'où l'aspect sinueux, fait d'avancées et de retours en arrière qui vont au cœur de cet entretien.

D'un point de vue « littéraire », si l'on peut oser le mot, l'entretien suit une

d'un moment quasi-cathartique où se laisse entrevoir la confluence de l'entendre et du comprendre dans la profération du mot qui dit « parole » en japonais, pour se terminer par l'expression d'un accord, d'une certaine sérénité, où les

protagonistes de ce dialogue, qui risque de ne pas en être un au sens

conventionnel du mot, terminent les phrases laissées en suspens de l'autre. Si l'on compare cet entretien avec le dialogue du Sophiste, on peut en retracer la

continuité, si ténue soit-elle : le dialogue de Platon s'achève sur une aporie, celle de l'impossibilité de pousser plus loin l'examen de la question de l'être et du non-être. De la fragmentation de la parole, du constat de l'irréductibilité des

langues, Heidegger va reprendre cette interrogation initiale pour hisser la

réflexion vers la source même de l'émergence de la parole à travers l'expérience de la rencontre avec le mot, et esquisser une topographie de la parole Une, dont la remontée vers la source trouve dans le silence son ultime aboutissement : échec de la langue à rendre compte de ce jaillissement, mais rencontre avec le mot qui dit la parole. Ainsi l'entretien se bâtit entièrement sur le paradoxe, le renversement de perspective propre à la démarche heidégérienne, et ce dans son fondement même : la langue de l'entretien est l'allemand, et l'interlocuteur

japonais effectue pour lui-même un travail préalable de traduction pour lui- même et pour son hôte, qui ne connaît pas le japonais. Or, il s'agit bien dans ce dialogue de réfléchir sur l'unicité du jaillissement de la parole dans la mise en relation de deux systèmes de pensées, deux démarches reposant sur des langues n'ayant que peu (ou pas du tout) de points communs ; ce qui compte alors, c'est la manière dont va se construire un chemin périlleux de convergence fugace, condition préalable à l'émergence du sens, dans une interrogation formant un cercle herméneutique constitué en système d'échos déformés par la

« coloration » propre à chaque langue, tout en affirmant qu'il n'existe pas d'autres chemins d'accès, y compris d'accès au silence.

Nous avons affaire à un travail de désobstruction des mots, de déconstruction du pouvoir captivant du concept, de confrontation de mondes irréductibles en

apparence, ce qui donne à cet entretien une allure sinueuse, car une telle confrontation, avec son lot de violence et d'incompréhension, ne mène pas toujours à bon port. Nous tâcherons d'éclairer les différents moments de cette aventure au fil de la réflexion menée par le Japonais (J) et celui qui demande (D) dans lequel on n'aura aucun mal de reconnaître Heidegger lui-même.

B/ Langue, esthétique et traduction.

Le problème initial de J a déjà été posé par le comte Kuki, philosophe japonais ayant lui-même suivi certains séminaires auprès d'Heidegger : « il cherche à considérer ce qu'est l'art japonais à l'aide de l'esthétique européenne » (87). Or l'esthétique européenne ne s'est exprimée comme telle qu'à partir des

possibilités que lui donne la langue, dont la tendance à l'abstraction la conduite à développer la réflexion per concepts, phénomène largement absent de la langue japonaise. Comment, dès lors, analyser de l'extérieur (D ne possède pas la maîtrise du japonais) un art pour lui-même ? Dès le départ le dialogue est périlleux car il s'agit d'adapter des termes étrangers dans un contexte

linguistique radicalement autre ; la greffe peut-elle prendre ? Comment engager le processus de l'émergence de la parole dans un dialogue marqué, certes, par l'exigence de l'écoute attentive, l'ouverture du comprendre, tout autant que par le danger de l'obscurcissement du sens ? On retrouve dès le départ l'ombre portée de l'indicible et du non-dit.

1/ Les périls

Partant du constat de l'irréductibilité du concept européen à la pensée extrême- orientale, la démarche semble vaine (88), tout autant que nécessaire, selon J car cette déterritorialisation correspond à la nécessité de mettre à distance sa propre langue, pour ensuite faire retour sur elle ; l'esthétique européenne est visée dans son caractère utilitaire de technique, ce que semblent confirmer les allusions

répétées à l'inévitabilité d'un tel rapprochement, dans l'évocation de la technique industrielle propre à régir les rapports des peuples sur un mode hégémonique, et selon un modèle européen. Ce caractère d'inévitabilité porte toutes les marques d'une violence faite à la langue, lui imposant ce qu'en elle- même elle a écarté, ni même considéré. Selon D, le problème ne peut se poser en de tels termes, dans la mesure où la langue japonaise devient un objet d'étude, et non l'interlocuteur privilégié d'un dialogue véritable. Cependant, la domination de l'analyse conceptuelle à l'ère de la technique ne peut se faire qu'en surface,

tant les bases nécessaires à ce rapprochement sont inexistantes, sauf à ne

considérer dans la langue que son aspect utilitaire, ancré dans le bavardage, le « on-dit ».

2/ Péril de la traduction

Un autre péril tient à la tenue de l'entretien lui-même, dans la tenue de ce dialogue tronqué tant la langue véhiculaire est l'allemand, qui doit alors

interroger le japonais à partir d'un lieu qui lui est inaccessible ; le recours à la traduction, y compris sur une base herméneutique, tient éloignée l'expérience de la langue telle qu'on Japonais la fait (89) ; la parole, parlant du cœur de la

langue, assise qu'elle est sur le monde qu'elle soutient et permet de faire émerger, se voile, s'obscurcit. Aussi l'enjeu de la question est de savoir si l'application de l'esthétique européenne peut ouvrir un champ dans lequel les langues parviennent de dévoiler la parole, de la faire jaillir dans son irréductible unicité, ce qui, à ce stade de l'entretien, n'est pas certain : parlant de ses

entretiens avec le comte Kuki, D remarque que « le péril surgissait de lui-même dans les entretiens, pour autant qu'ils étaient des entretiens » (90) dans la mesure où Kuki demeurait la plupart du temps silencieux, avant d'ajouter : « le péril de nos entretiens se dissimulait dans la langue même ; non pas dans ce dont nous nous entretenions, ni dans la manière dont nous tentions de le faire », mais précisément en ce que, sans l'accès plein à la langue autre, toute expérience de

l'entretien devient futile, car les conditions nécessaires et favorables à un

comprendre, dont le corollaire est l'écoute attentive, n'existent pas. La conduite de l'entretien en allemand au sujet de l'art japonais éloigne la possibilité d'un tel rapport à cette forme d'art, issu de la rencontre immédiate entre l'œuvre et celui qui trouve en elle une parole : ne dit-on pas communément qu'une œuvre « nous parle » ou « ne nous parle pas », nous « dit quelque chose ou non » ? Le partage

n'est qu'artificiel, le dialogue voué à l'échec car, avant tout, la situation

d'énonciation idoine (l'expression est employée à dessein) ne peut être assurée. Dès lors, il apparaît qu'il y ait conjonction entre expérience de la langue et

émergence de la parole. Ceci se confirme par l'impasse dans laquelle se trouvent les deux interlocuteurs : les tentatives d'explicitations, de gloses, sont accueillies de part et d'autre par « je comprends/ ne comprends pas » (« La langue de l'entretien ne cessait de détruire la possibilité de dire ce qui était en question »). Plus fondamentalement, D s'interroge sur la cause d'un tel écart, d'une telle

impossibilité à établir le dialogue : « Si l'homme, par la parole de sa langue, habite dans la requête que l'être lui adresse, alors nous autres Européens, nous habitons, il faut le présumer, une tout autre maison que l'homme d'Extrême- Orient » (90). Toute ouverture semble presqu'impossible, et l'entretien pourrait tourner court dans son interrogation fondamentale. La porte de sortie se trouve peut-être du côté de la demande même pour un entretien, qui fut celle du comte Kuki, faisant suite à l'étude du parcours d'enseignement philosophique

d'Heidegger (pp. 91-92). Il s'agit de mettre en lumière deux points

complémentaires, d'une part l'inscription de ce dialogue dans un moment

historique, où peuvent se rencontrer deux quêtes, ainsi que la nécessité absolue de creuser en permanence l'expression conceptuelle de l'œuvre en cours

(l'équivoque dont parle D s'adresse à la matérialité de la transcription de séminaires, dont la quête de sens n'est jamais achevée, et il y a risque de confusion dans toute « transcription » : le péril est à la fois pour celui qui transcrit que pour celui qui chemine, tant le chemin droit est pure illusion).

3/ Péril de l'historicité

Le moment historique pointe dans la direction du fondement de l'interrogation fondamentale, qui peut se résumer par « questionnement en quête de la parole et de l'être » selon J (92), et les jalons du parcours d'Heidegger (Duns Scot, où se mêlent théologie et philosophie, Brentano et la citation d'Hölderlin, puis la démarche phénoménologique de Husserl) en conjonction avec les grands mouvements artistiques de l'époque (l'expressionisme est cité par D) n'ont d'autre but que d'éveiller la conscience philosophique vers l'essentiel de son dit, « parole et être » ; autrement dit, il ne peut y avoir de moment historial

(remontée aux sources même de l'interrogation fondamentale sur l'être) sans cheminement historique, même si la causalité qu'un tel moment met en avant ne saurait fournir de justification suffisante à la nécessité de s'interroger sur l'être plutôt que sur autre chose, tant il est vrai que le déploiement historique de la métaphysique représente pour Heidegger le début du voilement de la question de l'être. Le moment historial naît du moment historique, comme D y reviendra plus tard au cours de l'entretien, et il peut permettre de fournir un moment d'entente entre deux quêtes sous-tendues par deux langues que rien ne semble réunir dans la forme ni dans le fond. Elles se retrouvent toutes deux face à une impasse, qui consiste à repousser toujours plus loin la quête du mot approprié qui dirait la parole et l'être dans leur moment de surgissement, le mot de

l'origine qui est toujours à venir, et qui légitime de fait le dialogue et le cheminement, dont chaque œuvre (par exemple Sein und Zeit) ne constitue qu'une étape, vite dépassée par l'urgence de la quête à poursuivre (93). Les deux langues, l'allemand et le japonais, sont face à deux difficultés immanentes : là où les langues européennes font l'expérience de la parole sans le mot qui ramasserait le total de cette expérience d'une manière immédiate (c'est-à-dire sans passer par le voile du concept), le japonais possède bien ce mot qui dit l'être, sans le parcours, l'explicitation qui la formulerait ; reste à déterminer quel cheminement commun rendrait possible cette « entente ».

Dans le document Le langage de l'ëtre chez Martin Heidegger (Page 135-141)