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Humboldt, « à l'aube de la linguistique »

1 ère PARTIE : LANGUE ET ONTOLOGIE

A- Humboldt, « à l'aube de la linguistique »

Entre physiologie et entendement, entre cri (Tön) et idée (Laut), l'imagination (au sens kantien du terme) joue le rôle de l'élément synthétisant. Humboldt pose comme préalable qu'une langue est avant tout un objet d'expérience chez un sujet parlant (ou locuteur). Faire l'expérience d'une langue, fût-ce la sienne propre, c'est pénétrer en son cœur même par la grammaire, ou en étayant sa

réflexion sur la philologie. Humboldt rétablit la notion d'espace de la langue, qu'il s'agisse d'un espace lié au temps et à l'Histoire, ou de l'éclatement de

langues en divers dialectes et idiomes apparentés (ce qui correspond assez bien à la géographie comme discipline scientifique). On le voit, individualité et

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C'est le sous-titre de l'ouvrage d'Alexis Philonenko sur Humboldt, publié en 2004 aux Belles Lettres, et dont nous suivons l'analyse ainsi que les citations de Humboldt.

Histoire sont des facteurs déterminants de l'évolution d'une langue, et la matrice de sa créativité ; le monde est riche grâce à la fécondité de la forme linguistique, et dans la confrontation de divers types linguistiques (la « Verschiedenheit »).

Cette différentiation des langues s'explique dans l'intériorité intellectuelle par l'alliance de phonèmes et de l'idée, qui s'insère elle-même dans un

enchaînement verbal, des structures qui constituent sa « forme interne ». On voit donc émerger un nouveau rapport à l'œuvre dans la notion d'individualité.

D'autre part, si la langue est un système, une totalité, il faut prendre en compte la succession des empires, de l'Histoire, comme unité de sens. De même, le tissu linguistique est fortement lié aux objets que crée la culture environnante (et dont on peut soupçonner que la langue en est la matrice originelle) ; aussi toute étude sérieuse en linguistique se doit-elle d'inclure des approches que nous

appellerions aujourd'hui pluridisciplinaires comme la géographie (sol, climat), l'ethnologie (la culture au sens large), l'esthétique, l'Histoire. En pratique,

Humboldt considère que l'animal, dont le langage est dépourvu de phonèmes, est associé au cri, et qu'il subit l'influence de son milieu ; l'homme, par

contraste, est doté d'un monde, et le passage du milieu au monde tient à la langue, au discours, autrement dit par le passage au son articulé, au phonème.

S'interrogeant sur le déclin des langues, Humboldt l'associe au déclin de la

« nation » (concept éminemment historique), tout en rejetant vigoureusement la corrélation entre langue et race comme jugement de valeur. L'individu est la seule limite à la langue, et Humboldt n'hésite pas à dire de lui qu'il est une « monade ouverte » dans laquelle se conjuguent singularité et liberté d'une part, et « conscience collective » de l'autre, comme l'intercompréhension entre

langue et dialecte le montre ; l'individu appartient à la communauté linguistique. Il donne comme autre critère de l'individualité « l'opinion droite accompagnée

de raison », sous l'influence de Fichte. Si le sujet parlant est une « monade ouverte », il paraît logique de se demander s'il est historique.

Pour Humboldt, le sujet n'est pas une « pure égoïté ». A partir du rapport de l'œil et de l'objet, s'élabore la formule de l'adéquation entre l'intellect et la

chose, au fondement de la notion de vérité dans le discours ; Humboldt ajoute que l'on oublie le critère discriminant du Moi et du Toi (intersubjectivité dans le discours), séparation qui souligne le long passage de l'enfance à l'âge adulte. Aussi bien distingue-t-il le « je parle » du « tu parles » et du « il parle » comme catégories indépendantes du discours, et qui sont irréductibles l'une à l'autre : selon les termes d'Alexis Philonenko, «on passe de la différence essentielle au sujet comme essentialité de l'essence ».

La méthode d'étude linguistique de Humboldt reflète cette double appartenance du locuteur à la subjectivité et à l'histoire, autrement dit à l'intersubjectivité : en un premier temps il s'agira de classer les mots (Humboldt s'appuie sur un ordre

typiquement alphabétique, ce qui ne va pas sans poser certains problèmes, notamment en chinois) et d'étudier le système linguistique d'une manière holistique en y incluant l'étude du sol, du climat, et de la culture des groupes linguistiques considérés. Il s'agit là d'une « recréation » de la langue, afin de donner à un peuple l'accès à la conscience de soi.

Les rapports de la langue à l'histoire sont complexes, et l'on peut tenter de les réduire à deux questions-clefs : y-a-t-il une langue originaire, comme la science philologique tendait à le penser du vivant d'Humboldt (vieil héritage de Babel) ? D'autre part, quelle est la place de la langue dans l'histoire ?

1/ La Verschiedenheit.

Concernant la première question, Humboldt constate en premier lieu la division des langues, et leur interpénétration (une langue vit aussi d'emprunts dans les

deux sens : elle reçoit aussi bien qu'elle donne ; on peut à cet stade parler du « rayonnement » d'une langue). Historiquement, rien n'est déterminé a priori et l'on constate que ce va-et-vient se fait en deux sens : du plus riche vers le plus pauvre, du plus pauvre vers le plus riche (cas de l'influence du grec dans les catégories de pensée romaines).

2/ Temporalité et histoire.

Le deuxième point concernent l'évolution des langues dans le temps, sous l'influence de facteurs économiques et historiques (conquêtes) sans que l'ensemble soit complètement cohérent, notamment lorsqu'on étudie dans quel sens se fait le « transfert linguistique ». Cela conduit Humboldt à supposer l'existence de deux types d'histoires : d'une part l'histoire phénoménale,

constituée des évènements, ruptures et continuités sur une longue période de temps (guerres, conquêtes, échanges) et, d'autre part, l'histoire nouménale, qui conduit l'homme vers l'accomplissement de l'intelligence, son plus haut

sommet, et qui n'est pas soumise aux aléas matériels, ce qui expliquerait peut- être l'émergence d'un « miracle grec ». Très schématiquement on peut voir dans cette distinction l'amorce théorique de la différence que fait Heidegger entre historialité (Geschichtlichkeit) et science historique dominée par l'écoulement du temps, la chronologie, sauf qu'Humboldt évacue toute ontologie de cette distinction. Mais si Heidegger relie l'éclosion du « miracle grec » au premier questionnement de Parménide sur l'étant, Humboldt laisse planer un doute (qui est peut-être une aporie) : s'agit-il d'une filiation avec une langue disparue ou bien d'une éclosion brutale ? Parce qu'il évacue toute ontologie de son système de linguistique générale, Humboldt ne peut répondre à cette interrogation. Le rapport qu'il établit entre langue et histoire s'exprime dans le « caractère

national des langues » qui se manifeste dans « le libre usage de la langue dans le discours et dans la pérennité de cette langue dans le temps ». Le mot «

mouvements empiriques. Pour Humboldt, l'histoire est déterminée par la floraison des langues, sans qu'aucune ne soit « supérieure » à une autre : les langues sont des essences relatives. Pour autant, chaque langue se perçoit comme individualité (par opposition aux autres langues) et comme universalité (entraînant une attitude méprisante vis-à-vis des autres idiomes humains, comme ce fut le cas des Grecs par rapport aux Barbares). Dans une telle continuité

politique et historique, « l'âme des peuples » révélée par la langue est « un vécu et un vivant se traduisant dans une multiplicité de formes ». Pour Humboldt, le sujet parlant c'est l'histoire, et la langue une essence relative manifestée dans la parole : « du point de vue de la Verschiedenheit c'est la linguistique et son outil,

la grammaire, qui mettra en évidence les architectures immanentes aux langues »56.L'analyse de la forme interne de la langue permet de saisir plus précisément en quoi la langue reflète l'esprit de la nation, face à la lenteur de l'histoire (elle dépasse l'échelle de l'individu, s'installe dans une durée plus

longue) et au fait que l'individu n'a pas conscience de sa « méta-historicité » ; la langue est exploration de l'histoire, et cette dernière nous conduit à la

conscience de soi de l'esprit humain.

Mais s'il n'ya pas de primat d'une langue, ni une langue générale, idéale,

comment expliquer l'éclosion du miracle grec, ainsi que son progressif déclin, si l'on tient la langue grecque pour le paradigme absolu du monde occidental ?

3/ Le destin des langues.

A cela Humboldt répond qu'il y a deux raisons à la trajectoire d'un peuple et de sa langue. Dans le cas du grec, les facteurs historico-politiques sont en étroite relation avec le déclin de la langue, relation essentiellement dialectique. Le premier facteur est externe : menace perse, invasion romaine, perte de souveraineté pourrait-on dire. Le deuxième est interne à l'organisation de la

société grecque, éparpillée en cités indépendantes et antagonistes. Chacun de ses

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noyaux demeure instable, et la Grèce n'a jamais été une puissance coloniale, se concentrant sur les relations commerciales (comptoirs). Rome en est l'antithèse : une puissance militaire qui assure par la conquête la base de sa prospérité économique. L'autre facteur est linguistique : la langue semble progressivement rongée de l'intérieur par la sophistique et les jeux de langage dissociés de la « pensée droite accompagnée de raison », autrement dit le jeu pour lui-même, tant il est vrai qu'un sophiste avait la prétention de défendre et de prouver deux propositions contraires.

Selon Philonenko

« la dégénérescence se fonde (pour Humboldt) de manière plus intime sur dans la dégradation chez les rhéteurs et les sophistes ; brisant les liens de la poésie, ils ont trahi la liberté d'abord comme expression, puis comme

compassion ; dès lors ils ont abattu l'auguste statue de la communication et, sans leurs absurdes conceptions, la déception technique n'eût point répandu si loin ses effets pernicieux, tandis que par un infléchissement effrayant, l'esprit s'orientait vers la mystique et l'indicible : l'indicible se faisait jour, conduisant l'esprit7 européen à une contradiction déchirante qui n'a jamais cessé d'être ».5

Il s'agit là d'une position éthique, et en cela tient la tâche de l'historien, celle de restituer la liberté à l'individu en le faisant accéder à la conscience de soi, dont la langue est le chemin.

4/ L'intersubjectivité.

Les mots sont le support de la subjectivité, en rapport avec le désir créatif, la puissance de la langue (qu'il définit comme energeïa). Le subjectif unit la

capacité de penser, la différence entre le pensant et le pensé. Le langage donne corps à la pensée dans la subjectivité, ce qui revient à dire que penser c'est

parler. Il faut remonter aux plus petites unités linguistiques, les phonèmes, pour expliquer la distinction entre les langues : elle réside dans les différentes valeurs de ces phonèmes. Cet écart se creuse dès lors que l'on considère que le

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processus de formation linguistique part de ces phonèmes, circonscrits dans le mot, lui-même lié à d'autres dans une phrase, image combinée du cercle et de la chaîne, une spirale dynamique. Ce point de vue théorique correspond bien à la méthode d'analyse des langues mise au point par Humboldt : il faut avant toute chose faire l'expérience de la langue, ce qui est rendu possible par la conscience que l'homme a de décerner clairement le statut de langue à un idiome que l'on

ne connaît pas. C'est dans un tel cadre théorique qu'Humboldt justifie son étude de la langue chinoise et de son « génie ».