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SOUBASSEMENT PHILOSOPHIQUE DE LA LINGUISTIQUE

1 ère PARTIE : LANGUE ET ONTOLOGIE

I- SOUBASSEMENT PHILOSOPHIQUE DE LA LINGUISTIQUE

En 1948, le philosophe Walter Bröcker et le linguiste Johannes Lohmann fondent la revue Lexis. Dans l'article inaugural rédigé en français qu'ils

cosignent, les deux universitaires définissent ainsi leur ligne éditoriale :

« Les grands philosophes se sont servis de la parole pour en déduire les grands principes de la connaissance des choses (car il y a) correspondance entre structure intime de la parole humaine et le système des notions fondamentales de l'intelligence humaine. Le but de la revue et de la recherche (est de) trouver la réciprocité consciente, dans ce rapport unilatéral, entre catégories lo-giques (au sens large) de la parole humaine et catégories ontologiques de la pensée

humaine » pour aboutir ainsi à une « synthèse organique, une fusion de la linguistique et de l'ontologie, se laissant guider par les grandes idées de la philosophie occidentale afin d'élargir la sphère de la linguistique et améliorer notre conscience de nous-mêmes ».

Plus loin, l'article présente la thèse selon laquelle « la chose en soi est conditionnée par la manière dans (sic) laquelle nous la voyons, et cette manière dépend d'abord de la forme intérieure de notre langue, qui doit façonner notre pensée sans que nous nous en apercevions. Or, puisque cette forme représente un choix arbitraire par rapport à la 'chose en soi ', entre diverses possibilités données a priori, et qui diffèrent radicalement l'une de l'autre, tout ce que nous pensons est nécessairement grevé par l'hypothèque

d'un préjugé qui doit cesser d'être ce qu'il est au moment-même où il a été reconnu comme tel »15

Arrêtons-nous sur ces deux citations et examinons-en certaines propositions au fil du texte.

Les grands philosophes se sont servis de la parole pour en déduire les principes de la connaissance des choses : il n'est pas innocent que les auteurs placent la philosophie au centre du savoir, en ce qu'elle adopte une double approche de la connaissance, du savoir ; approche de l'objet même de la connaissance (le

« réel ») ainsi que du langage, sans lequel toute connaissance est impossible. Si la « réalité » (pour user d'un mot fort vague) est perceptible, elle ne devient objet de connaissance ou de savoir qu'à l'aide du langage. Savoir quoi que ce soit d'un objet donné suppose qu'il ait été au préalable repéré (par opposition ou similarité à d'autres), identifié, en bref « nommé ». Par ailleurs, nommer un objet, associer un mot à un objet du monde ne constitue pas en soi une connaissance réelle en dehors de l'énoncé linguistique, en ce que ce dernier « dit » quelque chose de cet objet du monde.

Le « réel » a bien une existence hors de nous, dans une sphère antéprédicative, il nous affecte, mais nous n'en tirons pas de ce seul fait une

quelconque connaissance. Si l'on suit les auteurs, ce n'est pas tant dans l'étude de ces objets du monde qui se présentent à nous qu'il faut retrouver la source de

la connaissance, mais dans l'analyse du langage qui en est le véritable fondement. Le langage n'est pas un simple « outil » dans la relation que

l'homme entretient avec le « réel » qui l'entoure, mais la condition de possibilité même de toute connaissance. Les auteurs identifient cela comme la

« correspondance entre structure intime de la parole humaine et système des notions fondamentales de l'intelligence humaine » ; il y a correspondance,

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adéquation, entre structure de la langue (morphologie, syntaxe) et pensée rationnelle, à tel point que seul l'individu doté d'une conscience linguistique est susceptible de savoir. On cite néanmoins certains cas-limites pour ôter au

langage articulé, verbal, sa prétention à être le fondement de toute connaissance possible. Des sourds profonds peuvent, sans avoir appris le langage des signes, communiquer, exprimer leurs émotions, ils demeurent cependant hors de toute sphère conceptuelle, abstraite. Le savoir qu'ils ont est strictement limité à la sphère de leur expérience, ce qui ne signifie pas qu'ils ne se forgent pas un « système » linguistique rudimentaire qui tient alors de l'idiolecte.16

« Le but que se propose d'atteindre la revue Lexis est de mettre à jour la

'réciprocité ' consciente, dans ce rapport unilatéral, entre catégories logiques de la parole et catégories ontologiques de la pensée humaine » : l'articulation

logico-ontologique (la « réciprocité ») décrite dans ces lignes constitue le fondement de toute connaissance sans qu'aucun des deux pôles ne soit dérivé ; en bref, il ne s'agit pas d'une relation hiérarchique, ni du point de vue des valeurs, ni de celui du système linguistique, mais d'un présupposé théorique déjà présent dans la réflexion philosophique de l'idéalisme allemand post- fichtéen17. La conséquence logique de ce présupposé est de se demander

comment se structure un tel binôme parole/pensée, et de mesurer ce rapport en termes de perméabilité et d'influence d'un terme sur l'autre. Pour anticiper sur

16

Dans son ouvrage Animals in Translation,( Blooomsbury Publishing Plc, London, 2005), la spécialiste américaine du comportement animal Temple Grandin consacre un chapitre aux « gens sans langage » (language- less people) en se fondant sur des observations effectuées par Susan Schaller sur Ildefonso, immigré mexicain illégal aux USA, et sourd de naissance ; lui et son demi-frère sont restés hors de tout système éducatif spécialisé (ou non, d'ailleurs). Elle constate qu'Ildefonso parvient rapidement à comprendre ce qu'est la langage, mais

qu'il lui manque en grande partie la pensée abstraite, en particulier les catégories logiques (vrai/faux) et morales (juste/injuste) et résume son cas ainsi : « Although Ildefonso had the idea that there was something greater than the material world, he didn't seem to have any concept of human justice. He had no idea whether it was just or unjust for the green men (ie. Immigration officers, NDLR) to catch him and bring him back to Mexico; he just

knew that's what the green men did, so he needed to stay away from the green men. He was trying to understand t1he rules, without realizing there were principles behind the rules." (opus cit, p. 257)

7 Voir le bel article de Denis Thouard « La question de la 'forme de la philosophie' dans le romantisme allemand », in Revue Méthodos (http:// methodos.revues.org/document 47.html) publié en 2001 où l'on relève la remarque suivante : « Avec le romantisme allemand, mais aussi avec l'idéalisme allemand post-fichtéen

(Schelling et Hegel essentiellement), on passe d'une pensée de la langue comme instrument de la communication des idées à une théorie-pratique de la pensée-langue. Pensée et langue s'impliquent mutuellement et se

le développement de cette analyse, Bröcker et Lohmann situent ce lieu

fondamental et structurant dans la transcendance du Dasein, en ce que celui-ci est « être-au-monde » ; ses déterminations ontologiques (ou existentiaux) se distinguent des catégories, qui concernent les concepts de l'entendement ou les attributs de l'étant concerné. Le corrélat méthodologique est que les deux domaines qui ont pour assise l'explicitation de cet « être-au-monde », et qui procèdent à l'analyse des structures du langage, la linguistique et l'ontologie, doivent converger pour aboutir à « une synthèse organique, une fusion de la linguistique et de l'ontologie, se laissant guider par les grandes idées de la philosophie occidentale (afin d'élargir la sphère de la linguistique et améliorer notre conscience de nous-mêmes) ». Linguistique et ontologie sont ancrées dans le langage en ce que toute proposition sur l'être est parole, ou discours. La

linguistique étudie la structure interne des langues naturelles, en mettant en relation structures logiques et effets de sens (le sens est le fait même du langage), soit d'un point de vue diachronique (impliquant une histoire et une transformation de la langue), soit d'un point de vue synchronique (étude comparative des systèmes linguistiques).

Il s'agit d'un travail descriptif, à l'inverse de la grammaire qui juge les énoncés en termes d'adéquation à une norme). L'ontologie étudie de l'être en tant qu'être, à savoir les propriétés générales de ce qui existe ; elle est

connaissance de l'étant en tant que tel. Benvéniste pose lui-même le fondement de son questionnement sur les liens qu'entretiennent pensée et langue :

« Poser ces deux termes, pensée et langue, comme solidaires et mutuellement nécessaires ne nous indique pas comment ils sont solidaires, pourquoi on les jugerait indispensables l'un à l'autre. Entre une pensée qui ne peut se matérialiser que dans la langue et une langue qui n'a d'autre fonction

que de 'signifier ', on voudrait établir une relation spécifique, car il est évident que les termes ne sont pas symétriques () A strictement parler, la pensée n'est

pas une matière à laquelle la langue prêterait forme, puisque à aucun moment ce 'contenant' ne peut être imaginer vide de son 'contenu', ni le 'contenu' comme

indépendant de son 'contenant' »18

Il s'ensuit qu'il est possible d'utiliser la notion de 'catégorie ' au sens que lui donne Aristote pour éclairer cette relation langue/pensée, en ce qu'elle représente une 'médiation'. Ce que souligne au passage Benvéniste, c'est qu'il est impossible, si l'on veut tenter d'élucider le problème, de le poser en termes aussi généraux que 'catégorie de pensée' et 'catégorie de langue' dans l'abstrait, et seul l'examen d'un contexte linguistique et de pensée particulier permet d'éviter le recours à des positions par trop théoriques. Si l'on considère les

catégories d'Aristote d'abord comme « l'inventaire des propriétés qu'un penseur grec jugeait prédicables d'un objet, et par la suite comme la liste des concepts a priori qui, selon lui, organisent l'expérience »19, on voit bien qu'Aristote «pose ainsi la totalité des prédicats que l'on peut affirmer de l'être, et il vise à définir

le statut logique de chacun d'eux. Or, il nous semble que ces distinctions sont d'abord des catégories de langue, et qu'en fait Aristote, raisonnant d'une

manière absolue, retrouve simplement certaines des catégories fondamentales de la langue dans laquelle il pense »20. Benvéniste montre que les six premières catégories21 relèvent toutes de la forme « nominale », alors que les quatre suivantes sont toutes des formes verbales22, les deux dernières recoupant les notions d'actif et de passif, tandis que les deux premières (keisthai et ékhein) relèvent respectivement de la catégorie linguistique des verbes moyens et du passif (dont dérive le passif au sens grammatical). Son analyse linguistique lui

18

« Catégories de pensée et catégories de langue » in : Problèmes de linguistique générale I (Gallimard, Paris, c9oll. Tel, 1966), p.64. 1 ibid., p. 65 20 21 22 ibid., p. 66

ousia (substance), poson et poion (quantité/qualité), pros ti (relation), poû (lieu), poté (temps) keisthai (être en posture), ékhein (être en état), poiein (faire) et paskhein (subir)

permet de « transcrire en termes de langue la liste des dix catégories23 ». On pourrait résumer ses propos dans le tableau suivant :

Catégorie Ousia Poson, poion Pros ti Poû, poté Keïsthai Ekhein Poïein Paskhein désignation substance

quel, en quel nombre relativement à quoi où, quand être disposé être en état fa i re subir équivalent substantif

adjectifs dérivés de pronoms adjectif comparatif

adverbes de lieu et de temps moyen

parfait actif passif

Le cadre formel dans lequel Aristote déploie ses catégories est l'énoncé, la proposition S-P, qui, comme le remarquera Lohmann, correspond au schéma linguistique des langues indo-européennes, comme nous le verrons plus tard dans ce chapitre. Benvéniste déduit de la porosité des catégories de langue et de pensée que ces dernières sont dérivées, secondes par rapport aux premières.24

Selon cette hypothèse,

« Aristote avait en vue de recenser tous les prédicats possibles de la proposition, sous cette condition que chaque terme fût signifiant à l'état isolé, non engagé dans une symplokè, dans un syntagme, dirions-nous.

Inconsciemment il a pris pour critère la nécessité empirique d'une expression distincte pour chacun des prédicats. Il était donc voué à retrouver sans l'avoir voulu les distinctions que la langue même manifeste entre les principales classes de formes, puisque c'est par leur différences que ces formes et ces classes ont une signification linguistique. Il pensait définir les attributs des objets ; il ne

23

24 ibid., p. 70

Nous nous demandions de quelle nature étaient les relations entre catégories de pensée et catégories de langue. Pour autant que les catégories d'Aristote sont reconnues valables pour la pensée, elles se révèlent comme la

transposition des catégories de langue. C'est ce que l'on peut dire qui délimite et organise ce qu'on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l'esprit aux choses. Cette table des

pose que des êtres linguistiques : c'est la langue qui, grâce5 à ses propres catégories, permet de les reconnaître et de les spécifier ».2

On voit bien dès lors comment la fusion entre linguistique et ontologie qu'appellent Lohmann et Bröcker de leurs vœux peut s'opérer, et dans quelle direction cela entraîne la recherche. D'abord, une des conclusions logiques de ce raisonnement est qu'il ne saurait y avoir d'Ontologie théorique, abstraite, dans la mesure où rien ne se pense en dehors d'une langue singulière. Arc-boutée sur la langue, dont elle est tributaire et d'où elle tire son essence, l'ontologie en tant que discours sur l'être ne trouve son application que dans le système

linguistique qui l'a vue naître. Concrètement, cela signifie aussi qu'il est impossible d'appliquer les critères théoriques ainsi retenus à l'ensemble des langues naturelles. On ne peut en tirer de jugement de valeur : la philosophie occidentale n'a de primat que dans le système linguistique qui le sous-tend, elle ne peut avoir d'autres prétentions à l'universalité. Ensuite, la méthode d'analyse

linguistique qu'est la description servirait d'outil, le caractère auto-référentiel de la langue permettant de fournir un double lien, l'un, primaire, entre le mot et l'objet du monde qu'il représente (« désignation »), et secondaire, en ce que la langue se constitue aussi en « discours sur » elle-même (métalangue, élaboration de concepts propres à chaque méthodologie et sphère d'application dans la

connaissance de l'étant- comme les sciences, ou l'Histoire).

Tout cela pose la linguistique comme science fondamentale dont la sphère ne cesse de s'élargir et de croiser celles d'autres disciplines en fonction de

l'aspect étudié, et de son champ d'application grâce à la plasticité et à

l'universalité de son objet d'étude ; la linguistique se divise en nombreuses branches : linguistique générale, appliquée, cognitive, historique,

sociolinguistique, psycholinguistique, neurophysiologie ou technologies telles que reconnaissance vocale, traitement de la parole, cryptanalyse, etc.

25

Les fondateurs de la revue Lexis n'envisagent pas autrement les choses dans le deuxième extrait. Conformément à la théorie de Saussure, la forme intérieure d'une langue est toujours arbitraire par rapport à la réalité extra-

linguistique, et tout système linguistique est une question de choix (inconscient) entre diverses possibilités de réalisations dans la langue, qui, selon les auteurs nous seraient « données a priori » ; si l'on applique le raisonnement aux

différents systèmes que forment les langues du monde, on entrevoit aussi la possibilité d'une combinatoire finie, possibilités « qui diffèrent radicalement l'une de l'autre » ; les formes internes des langues sont irréductibles l'une à l'autre, même si elles sont comparables sur des points particuliers, de

morphologie ou de syntaxe. Le linguiste moderne constate l'irréductibilité des différents systèmes linguistiques dans des groupements de langues naturelles desquels il extrait un type, mais il renonce à l'idée qu'il est possible de

reconstruire une langue unique primordiale, une Ursprache précédant la catastrophe de Babel, et qu'il n'y a pas de sens à tirer un jugement moral de l'analyse comparée des formes internes des grandes familles linguistiques, si ce n'est un postulat sur la question de la saisie de l'être. Nous allons à présent

examiner un article publié par Lohmann dans la même revue Lexis et qui se veut une application directe du programme commenté ci-dessus.

II- JOHANNES LOHMANN : LANGUE & DIFFÉRENCE