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IV. Le rôle de l’ingénierie pédagogique

IV.6. Volontés individuelles et organisation du travail : une injonction paradoxale

Les enseignants-chercheurs rencontrés, parfois avec ferveur (et on le comprend d’autant mieux maintenant que l’on sait que le numérique pédagogique participe d’une légitimité professionnelle renouvelée), défendent l’intérêt de l’ingénieur pédagogique à l’Université, tout comme LB est convaincu de son rôle au sein de projets d’innovation pédagogique, notamment par le numérique. En outre, YG partage avec les enseignants-chercheurs et les bibliothécaires du projet des caractéristiques et des prises de position professionnelles (opinions et représentations) qui sont constitutives d’un ethos professionnel et d’une identité de métier ici aussi largement partagée. En effet, lui aussi place fondamentalement son poste au service des autres. Il se perçoit comme un pionnier, un militant « avant- gardiste », il a également une vision relationnelle de son métier173, se positionne sur un poste

« à faire plutôt que fait », participe d’un mouvement de dépassement de certaines valeurs structurelles (d’abord l’individualisme pédagogique), et contribue à une entreprise de rénovation de l’enseignement à l’Université, laquelle participe elle-même d’un sentiment d’adaptation de cette dernière.

Pourtant, nous faisons le constat d’un faible impact de l’ingénieur pédagogique sur l’implication des enseignants-chercheurs dans des collaborations inter-professionnelles autour du projet d’innovation pédagogique « Des ebooks pour la Licence », et ce malgré un rôle bien compris et des compétences certifiées placées au service d’une facilitation du travail d’élaboration d’un scénario pédagogique.

Encore une fois, il nous apparaît que les facteurs structurels limitants dominent les contextes de collaboration intra et inter-professionnelle et les acteurs du projet se retrouvent devant une situation de blocage relatif qui semble leur échapper : alors que les motivations sont bien là, les possibles organisationnels manquent. Alors même que les enseignants-chercheurs peuvent être amenés à formuler explicitement le besoin d’ingénierie pédagogique, cette demande reste lettre morte.

« « C’est sûr qu’idéalement j’aimerais avoir un ingénieur pédagogique, etc., et ça encore une fois, au niveau ministériel, ce n’est pas reconnu, et même au niveau local » (…). Je trouve qu’on ne va pas assez loin sur les compétences pédagogiques dans nos enseignements. Alors j’ai formulé trois fois déjà la demande au niveau du doyen et au niveau supérieur pour avoir des ingénieurs pédagogiques, mais encore une fois, je fais le constat de tout à l’heure, c’est-à-dire que le système français s’en fout de la pédagogie. Parce que je n’ai aucune réponse, personne, y’a rien. (FA, MCF, électronique)

Mais cette limite organisationnelle joue aussi contre les velléités de collaborations intra et interprofessionnelles des bibliothécaires, comme l’exprime GM :

« Ici, on n'a pas (de réunion transversale), les seules choses qu'on a comme réunions, c'est par bibliothèque, des réunions mensuelles quand on fait le rangement. C'est bien, mais moi, en tant que responsable d'un service transversal, j'en ai rien à faire. C'est pas là où je peux discuter de choses transversales. On participe, avec mon équipe, aux réunions de la BU sciences, on évoque nos dossiers, mais c'est pas le bon endroit pour avoir les avis de toutes les bibliothèques.

173 « Je considérerais que c’est vraiment important si ce n’est essentiel qu’on puisse travailler ensemble (avec les enseignants-chercheurs) dans ce genre

Éventuellement j'obtiens l'avis de la BU sciences, mais nous, il nous faut un canevas vraiment transversal. On l'a pas. (…) On fait vraiment ce constat : le transversal, ça marche pas (et) on sait pas forcément d'où vient le problème. (…) Moi, j'ai l'impression qu'il y a une question de culture d'établissement, enfin de culture du SCD, établissement, je peux pas dire ». (GM, bibliothécaire, responsable de la bibliothèque électronique)

Ensemble, ils sont pris dans une sorte d’entre-deux, entre des volontés individuelles et un état de l’organisation du travail à l’Université qui fait encore référence à un état antérieur des normes professionnelles qui freinent les velléités de transversalité et de collaboration inter-professionnelle. Il y a comme un décalage entre les structures établies de l’organisation bureaucratique et administrative de l’Université, soit un certain état de la division du travail, et les dispositions sociales à la pratique du changement174 de celles et

ceux qui apparaissent comme des avant-gardistes, entre une identité de métier que l’individu se construit progressivement au cours de sa vie professionnelle et notamment au regard de sa trajectoire professionnelle, et une identité professionnelle établie, objectivée et imposée de l’extérieur.

Nous faisons nôtre le constat d’Anne Cordier175, pour qui les « injonctions

institutionnelles mais aussi sociétales liées au numérique » placent les enseignants « dans des injonctions pour le moins paradoxales »176. Mais nous ajoutons, à la lumière de cette

étude, qu’il en va en réalité de même pour l’ensemble des acteurs de l’innovation pédagogique par le numérique à l’Université. Au-delà des bonnes volontés affichées, la question de la légitimité de l’enseignement à l’Université n’est, semble-t-il, toujours pas acquise. Devons-nous en conclure, avec Michel Crozier, que « l'innovation (ici pédagogique), comme un écureuil en cage, continue par ses efforts, à faire tourner le système auquel elle apporte son énergie sans pouvoir le changer »177 ?

174 Selon ses propres orientations idéologiques, ce changement peut apparait comme bon, favorable ou mauvais, la question n’est pas là. 175 A. Cordier. Les enseignants, des êtres sociaux pris dans des injonctions paradoxales. Op. Cit.

176 Ibid., p. 178. Anne Cordier souligne d’ailleurs la confusion qui existe « entre pédagogie avec le numérique et innovation pédagogique » (p. 183). 177 M. Crozier. La crise des régulations traditionnelles. In H. Mendras. La sagesse et le désordre. Gallimard, 1980.

Tableau 3. Tableau synthétique des facteurs de collaboration (raisons, objectifs et limites)

Raisons Objectifs Limites

socioprofessionnelles des motivations individuelles à la collaboration

donnés aux choix de collaborations inter-professionnelles rencontrées aux choix individuels de collaborations inter- professionnelles

Stratégie de rénovation des métiers à l’appui de quelque innovation contemporaine : aller vers des métiers à faire plutôt que (déjà) faits.

Apparaissent comme des « francs-tireurs », militants, professionnels « hétérodoxes »….

Sont en conséquence des « opérateurs du changement ». Partagent :

- un même intérêt pour la pédagogie (enseignement, responsabilités, projets liés) par opposition à la recherche (publications, financements…),

- une même volonté de transversalité professionnelle (décloisonnement) liée à la pédagogie,

- Une même conception de la pédagogie : rejet de la pédagogie « classique » pour une pédagogie de l’accompagnement, « active »,

- une même éthique de la conviction : conviction dans les vertus pédagogiques des technologies du numérique. - Des dispositions à l’adaptation : il faut savoir s’adapter à son temps, à son public, aux nouveautés contemporaines (tel que le numérique),

- des valeurs de désintéressement : service public et démocratie ; enseignement (alors associé à l’idée de « se mettre au service de », de travailler à la réussite des étudiants) plutôt que recherche (associée à l’idée d’individualisme, de travailler à la réalisation de sa propre carrière).

- une même lutte pour la reconnaissance de leurs positions et trajectoires professionnelles,

- une même stratégie qui participe d’un renversement de la table des valeurs académiques : faire de l’enseignement à l’Université un emblème placé dans une double perspective, à la fois au service de la réussite étudiante et des carrières professionnelles.

Pour lutter contre le désistement des étudiants (visée externe)

Parce qu’ils trouvent à l’extérieur de leur corps professionnel d’appartenance des alliés (sinon durables, au moins ponctuels) à leurs stratégies professionnelles de reconnaissance (visée interne) qui vise indissociablement à perturber, voire à changer les règles du jeu de l’enseignement universitaire, et par là, des logiques de valorisation des carrières professionnelles.

Pour produire des solidarités professionnelles qui permettent :

- d’augmenter leur impact transformateur,

- de légitimer leurs positions et leurs engagements professionnels,

- de contribuer à renverser la table des valeurs académiques.

Organisation institutionnelle du travail :

- État de l’organisation universitaire du travail (absence de transversalité) et charges de travail respectives : un monde incertain où l’organisation institutionnelle n’est pas en adéquation avec les attentes et besoins professionnels individuels et collectifs.

- Temporalité des activités professionnelles respectives qui limite les possibilités de synchronisation inter- professionnelles.

- Labilité des projets menés.

Absence d’implantation institutionnelle des ingénieurs pédagogiques (=> impact défavorable sur leur visibilité, la compréhension de leurs compétences et missions, et in fine sur leur légitimité universitaire).

Absence d’impact réel de l’ingénieur pédagogique sur la scénarisation pédagogique (=> interventions ciblées sur les problèmes préférentiellement liés à l’usage du numérique)

Faiblesse du capital de relations interprofessionnelles respectives.

Poids :

- des disciplines universitaires et des pratiques/croyances associées,

- des compétences numériques inégalement distribuées, - de la (de l’absence de) formation pédagogique (=> absence d’explicitation des pratiques = limite à la maîtrise d’un scénario pédagogique).