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IV. Le rôle de l’ingénierie pédagogique

IV.2. Un rôle attendu de facilitateur, au nom de l’efficacité

Les attentes des enseignants-chercheurs vis-à-vis d’un ingénieur pédagogique ciblent deux grands systèmes de compétences164, les aspects « maîtrise des technologies du

numérique pédagogique » et « maîtrise des techniques de scénarisation pédagogique ». « C’était compliqué pour moi, parce que Moodle, y a le fond et y a la forme. On nous a fait une espèce de canevas… mais bon, je sais pas faire mieux, donc… Moodle, ça a été pour moi une grande difficulté parce que mes activités étaient pas assez bien séparées, donc ça faisait comme un gros fourre-tout : à un moment donné, quand j’ai regardé ça, j’ai dit "oh là là c’est compliqué", et je pouvais pas avoir quelqu’un qui m’assiste en continu, c’est-à-dire je gérais mon Moodle moi-même : les gens de l’informatique chez nous nous créaient l’arborescence Moodle, etc. Ça me faisait trop, moi, de réfléchir à ma scénarisation, de faire mes Powerpoint, de découper, etc., et ensuite à réfléchir comment tout ça allait arriver sous Moodle : est-ce qu’il fallait une section, une sous-section, comment séparer, quelles ressources graphiques mettre pour que ce soit joli, etc. Donc j’ai mis un peu comme ça allait » (EF, MCF, mathématiques)

Si l’ingénieur pédagogique est attendu comme un facilitateur, alors cela induit que ce dernier doit savoir évaluer son rôle et ses propositions à l’aune de cette attente, sous peine de freiner les motivations des équipes pédagogiques. En effet, il ne faudrait pas que les propositions techniques formulées pour la scénarisation viennent rendre plus complexe un travail d’innovation pédagogique qui doit (toujours aux yeux des enseignants-chercheurs) être facilité : « J’espère que je leur ai pas fait peur avec les propositions que je leur ai faites » (YG). Au regard de l’inégale distribution des compétences numériques des enseignants- chercheurs, l’objectif étant d’atteindre une sorte de plus petit dénominateur commun, les propositions de scénario se devaient d’être relativement simples.

« Alors l’idée c’était : les scénarios, il faut pas qu’ils soient compliqués. Je voulais me positionner sur des trucs plutôt simples et faciles d’utilisation, pas sur le mode projet lourd, mais sur un mode assez souple. Donc je leur ai dit : « il y aura sûrement (en sachant comment ça s’est passé la première année) assez peu de réponses et on va essayer de faire des choses souples », en leur disant que ça allait pas leur prendre énormément de temps. Après on se serait adaptés mais l’idée de départ c’était ça. » (LB, Bibliothécaire, porteur du projet)

Nous tenons là une des clés de compréhension du sentiment d’insatisfaction exprimé par YG (« on n’est pas allé très loin ») et de la nature même des demandes formulées par les enseignants-chercheurs à son encontre.

« Moi, l’analyse que j’en avais faite, c’était qu’on n’était vraiment pas allés très loin dans l’utilisation des ebooks, en tout cas dans leur insertion au sein des plateformes de cours (…). À part SH qui, en tant qu’informaticien, faisait des liens sur des endroits précis des ebooks, la collègue par exemple en droit, qui le mettait dans sa bibliographie de cours, ne mettait pas de liens, peut-être parce qu’elle savait pas faire, donc je lui ai proposé de l’aider à rajouter cela dans son support de cours, voire même de le passer sur une plateforme Moodle qui permettait de faire des activités. Par exemple, ce que je proposais, c’était qu’on pouvait prendre des aspects, qu’elle utilisait dans son cours, de ePub, et qu’on puisse mettre un petit QCM pour voir si à la lecture d’un ou quelques chapitres de ce livre ePub qu’elle mettait en exergue dans le cadre de son cours, y avait une compréhension des étudiants par rapport à cela. Donc on pouvait ajouter

164 Sans prise en considération des compétences relevant par exemple plus strictement de la conduite de projet. Voir par exemple : http://master-

Le rôle de l’ingénieur pédagogique un peu d’interaction avec les apprenants, et on n’a jamais eu de réponse, donc je sais pas ce qu’elle en pense. » (YG, ingénieur pédagogique)

« SH, lui, il maîtrise largement ces aspects-là, donc il avait pas de besoins. Après, je pouvais lui proposer des choses sur la partie plus intégration, peut-être d’aller plus loin, il en est certainement conscient d’ailleurs, mais j’ai pas pu échanger avec lui dessus. Après, vraiment scénarisation, peut-être qu’on aurait pu avoir une discussion, et que de cette discussion se seraient dégagées des envies, des tendances, peut-être des moyens supplémentaires, mais clairement pour lui, je crois qu’effectivement il n’avait pas besoin, parce que je crois que pour lui il était allé au bout de l’intégration de ces outils dans sa démarche de cours. Ça veut pas dire qu’il aurait pas pu réfléchir et proposer d’autres pistes, mais quand il nous l’a présenté, c’était très clair, il avait bien réfléchi au truc et pour lui c’était bien intégré. Ce qui était le cas en plus. Il faudrait se creuser la tête pour mieux l’intégrer, il avait déjà fait beaucoup de choses. On pourrait rajouter des éléments mais je pense qu’il en avait pas la nécessité. » (YG, ingénieur pédagogique)

Car c’est d’abord pour répondre à des besoins d’efficacité que l’ingénieur pédagogique est sollicité, et moins pour déployer de façon prospective les différentes facettes techniques qu’offre le numérique pédagogique à l’Université (et donc les différentes facettes de ses compétences techniques). En effet, le numérique pédagogique impose non seulement aux enseignants-chercheurs de mobiliser de nouvelles ressources techniques (technique informatique et pédagogique), mais aussi du temps (en termes d’exploration technique, de relations pédagogiques nouvelles, de conception, etc.), ce dont ils ne disposent que (très) peu165[4].

« On aurait pu faire des trucs sympathiques, ça mangeait pas de pain en plus, c’est pas très gourmand en termes de ressources, mais il fallait que les enseignants dégagent un peu de temps, et il semblerait que c’était difficile. » (YG, ingénieur pédagogique)

Plus finement, les attendus d’efficacité vis-à-vis du numérique pédagogique, qui s’imposent aux enseignants-chercheurs comme une contrainte, peuvent être lus à travers les compétences préférentiellement mobilisées par l’ingénieur pédagogique pour répondre aux attentes formulées des enseignants-chercheurs : technologiques ou scénaristiques ? En fait, les (rares) relations de collaboration qu’YG ait pu établi avec les enseignants-chercheurs du projet insistent sur les aspects technologiques au détriment des aspects scénaristiques (i.e. « comment je scénarise et comment j’appréhende ma pédagogie dans le cadre de mon cours » - YG), qui apparaissent pourtant aux yeux d’YG comme « l’aspect principal » du travail qui devrait être mené avec les enseignants-chercheurs. À ce titre, le discours des enseignants-chercheurs lorsqu’il porte sur des questions d’innovation pédagogique porte essentiellement sur des questions relatives aux difficultés technologiques, à l’usage d’outils, à défaut de questionnements portant plus spécifiquement sur les questions relatives à la « pédagogie », entendue au sens restreint du terme de « méthode d’enseignement », laissant entrevoir par-là les enjeux autour desquels cette notion se définit166.

165 Ce que relèvent d’autres études : « Un élément d’inquiétude revient incessamment, à la fois dans les réponses des chercheurs et dans celles des

professionnels : le temps. Si, pour certains chercheurs, la collaboration avec les bibliothécaires est à l’origine d’une meilleure gestion du temps de travail (…) ils relèvent souvent que le temps de l’institution, notamment pour la gestion administrative et technique de la collaboration, a une influence négative sur le calendrier des travaux, ce qui peut décourager la mise en place d’une entreprise conjointe ou amener à des désistements en cours de route », G. Pastore. Les coopérations entre chercheurs et bibliothécaires dans le cadre des projets de numérisation de corpus documentaires. Mémoire de fin d'étude du diplôme de conservateur, 2018.

166 La notion de « pédagogie » est en effet difficile à définir strictement tant elle est l’objet d’enjeux et de luttes de concurrences entre enseignants /

enseignants-chercheurs, administratifs (inspecteurs, formateurs…), spécialistes des sciences de l’éducation, pédagogues / ingénieurs, mais aussi politiques, parents…, tout en s’articulant autour de « catégories universelles naturalisées, telle l'opposition "libéral/autoritaire" ou "pédagogie

« Pour moi utiliser Moodle on n’est plus dans l’innovation pédagogique. Mais par rapport à un enseignant c’est très relatif en fait cette notion d’innovation pédagogique (…). Pour certains profs utiliser un outil diaporama ce serait de l’innovation pédagogique et pour SH un casque de réalité virtuelle ce serait de l’innovation pédagogique » (YG, ingénieur pédagogique)

Il y a comme une division du travail que se met implicitement en place : en vérité l’ingénieur pédagogique est sollicité sur ce qui semble le plus éloigné des compétences propres des enseignants-chercheurs et relève d’un aspect purement technique : il est identifié comme service support.

« Ce que m’avait montré LB, c’était le cours PDF de la prof de droit, le troisième cas j’arrive vraiment pas à m’en souvenir, donc du coup, c’était difficile pour moi seulement à partir de ces quelques traces de m’approprier le scénario pédagogique de chaque enseignant et de pouvoir en discuter. Moi, ce que j’espérais, c’était qu’on soit en contact avec les enseignants et que, outre la granularité et la manière de médiatiser cet outil dans les supports de cours, c’est l’intégrer dans un scénario de cours effectivement, ben là je pensais en discuter quand on se verrait. En rencontre plutôt en présentiel et en discussion avec l’enseignant. Mais comme il y en a pas eu, je suis sec là-dessus, je peux rien dire. » (YG, ingénieur pédagogique)

Si le rattachement de l’ingénieur pédagogique à la DUN (Direction des usages du numérique) contribue, comme tout rattachement institutionnel, à orienter la perception que les enseignants-chercheurs ont du rôle de l’ingénieur pédagogique, cette demande est redoublée du fait de répondre à un besoin immédiat : comme cela a bien été montré ailleurs, les enseignants-chercheurs sont aujourd’hui submergés de charges d’enseignement, de recherche (et de recherches de financement pour la recherche…) et d’administration167.

Or, encore une fois, la conception des supports pédagogiques en format numérique prend du temps, et si le numérique peut avoir un « aspect attrayant sur le gain de temps » (FA, MCF, électronique), il s’agit d’un objectif qui n’est pas atteint, notamment du fait de l’absence d’une relative standardisation des supports. Bernard Lahire, dans une enquête sur la question de la « pédagogie de l’autonomie » relevait en 1997 cette même difficulté : « L’un des puissants obstacles pratiques de la pédagogie de l’autonomie est son caractère particulièrement chronophage (…). En effet, les enseignants témoignent du fait que cette démarche implique un lourd travail de préparation pédagogique de manière à créer les outils que les élèves vont pouvoir utiliser de manière autonome. »168

« En gain de temps, (les outils numériques) c’est pas marquant pour vous ? Non, ça prend beaucoup plus de temps que de prendre un bouquin avec des exercices et faire des exercices en TD et les envoyer au tableau : ça, ça prend 5 minutes. Alors que réfléchir à un TD dans lequel ils vont avoir accès à des documents, essayer de les guider sur les bons documents, tous les documents qu’on doit mettre en ligne, toutes les vidéos, tout vérifier, tout didactiser aussi souvent parce que c’est jamais exactement ce qu’on veut. Ça prend beaucoup de temps. Après, peut-être que quand ça roule, ça prend moins de temps. Mais j’aime pas trop faire deux fois la même chose, donc ça roule jamais vraiment. Je pourrais me reposer un peu l’année d’après et reprendre les mêmes choses. » (MG, PRAG, biologie)

moderne/pédagogie traditionnelle" » : « L'analyse de la genèse individuelle et sociale des postures pédagogiques fait apparaître des familles de stratégies s'organisant en un espace de positions, de conflits et d'alliances qui ont pour enjeu la définition du métier d'enseignant. », L. Demailly. Contribution à une sociologie des pratiques pédagogiques. In Revue française de sociologie, 1985, 26-1, pp. 96-119.

167 S. Faure, C. Soulié, M. Millet. Enquête exploratoire sur le travail des enseignants chercheurs. Op. Cit. 168 B. Lahire. La construction de l’« autonomie » à l’école primaire : entre savoirs et pouvoirs. Op. Cit., p. 159.

Le rôle de l’ingénieur pédagogique

[4] La variable « temps », liée à la charge de travail et au profil individuel (notamment au goût et aux compétences numériques, les deux étant par ailleurs liés), apparait donc

essentielle : une collaboration avec un ingénieur pédagogique (tout comme avec un

bibliothécaire), qui réclamera nécessairement un peu de son temps, aura pour objectif de permettre un retour sur investissement en termes de gain de temps. Comme l’indique Laurence Servel, le temps se révèle comme un facteur essentiel de l’activité humaine car il se situe au cœur même de la régulation sociale : « les normes temporelles, formelles et informelles permettent aux individus (…) de se repérer dans la durée, de se rencontrer, de coopérer »169.

IV.3. Bibliothécaire et ingénieur pédagogique : un binôme de fonctions supports qui