• Aucun résultat trouvé

4. CADRE THÉORIQUE

4.1. Ancrages paradigmatiques pour une formation d’acteurs de changement

4.1.5. Une vision de l’éducation

Dans les paragraphes précédents, nous avons partiellement esquissé notre vision du monde de même que les principes et les valeurs devant guider une transition écosociétale. D’autre part, nous avons clarifié ce dont il est question lorsque l’on parle d’acteur de changement. De ces considérations, nous pouvons à

12 Les tenants du développement durable avanceront l’idée que ce concept vise justement à réconcilier les dimensions économique, sociale et environnementale. Toutefois, de nombreux auteurs (Leroy et Lauriol, 2011; Rodhain et Llena, 2006) ont démontré que le modèle du développement durable pose plusieurs problèmes. D’abord parce que la sphère économique est extraite de la sphère sociale, ce qui tend à diffuser l’idée selon laquelle l’économie est une finalité et non un moyen au service du social. Ensuite, parce que les sphères environnementale et sociale sont présentées comme des entités distinctes plutôt que comme un tout interrelié.

38

présent articuler une vision de l’éducation cohérente qui soit pertinente et apte à former des acteurs de changement engagés envers une transition écosociétale.

Jusqu’à maintenant, nous avons convenu que les acteurs de changement sont personnellement, collectivement et solidairement engagés dans la transformation des structures sociétales, des croyances et des modes de pensée qui sont identifiés comme étant à la source de plusieurs maux. Nous avons aussi compris qu’ils poursuivent une finalité commune, soit l’avènement d’un monde plus désirable. Comme nous l’avons évoqué dans la problématique contextualisée, l’éducation est essentielle pour accompagner ce grand mouvement de transition écosociétale. En effet, tel que l’ont démontré plusieurs auteurs reconnus comme John Dewey, Paulo Freire, Ira Shor, Renald Legendre, Yves Bertrand et Paul Valois, les choix éducationnels qui sont mis de l’avant dans une société ont un impact direct sur les structures sociétales et exercent une influence de premier plan sur les paradigmes prégnants des acteurs de cette société. Par ailleurs, cette influence est à double sens. Effectivement, comme l’ont démontré Bertrand et Valois (1999), les paradigmes socioculturels dominants se traduisent en paradigmes éducationnels et orientent les pratiques de l’éducation. En somme, nos choix de société influencent notre manière d’éduquer et les pratiques éducatives orientent en retour ce qui est valorisé en société. C’est la reconnaissance de cette dialectique entre les dimensions sociales et éducatives qui permet d’affirmer, sans l’ombre d’un doute, la non-neutralité de l’éducation. Comme l’ont affirmé chacun des auteurs cités ci-dessus, l’éducation est toujours politique. C’est-à-dire qu’éduquer prend nécessairement part d’un engagement particulier relativement à la chose publique.

« […] pedagogy is always a deliberate attempt on the part of educators to influence how and what knowledge and subjectivities are produced within particular sets of social relations (Giroux, 2016a, 1er mars). »

« Too often when educators have focused on how to avoid indoctrinating by remaining “neutral,” they have instead paved the way for a kind of education that serves the interests of those with power. As Paulo Freire so eloquently put it: “Washing one’s hands of the conflict between the powerful and the powerless means to side with the powerful, not to be neutral.” » (Westheimer et Kahne, 2003)

« Les recherches en sociologie de l’éducation ont démontré au fil des ans que les intérêts de la classe dominante se retrouvent implicitement transposées dans les écoles, où ils traduisent par le curriculum et la pédagogie cachés son discours hégémonique, plutôt qu’un projet issu d’un réel consensus social (Lefrançois, Éthier et Demers, 2015). »

Prétendre à la neutralité et à l’objectivité de l’éducation c’est, en définitive, défendre le statuquo en place. Dans le cas qui nous concerne, cela renvoie à une éducation néolibérale. À ce propos, Giroux (2019, 2 juillet) nous met en garde en nous rappelant que le pouvoir le plus dangereux est justement celui qui est invisible. Prétendre à la neutralité de l’enseignement revient à protéger l’ordre dominant par le refus d’éclairer de manière critique les structures qui concourent à assurer le maintien d’un ordre du monde foncièrement injuste et qui porte atteinte à l’intégrité écologique des milieux naturels et des milieux de vie.

39

Par ailleurs, une éducation engagée envers la justice sociale et environnementale ainsi qu’envers la démocratie doit d’abord et avant tout se préoccuper d’incarner ces valeurs au sein même de ses propres structures organisationnelles. À l’instar de Bourdieu et Passeron (1964, 1970), cela exige que l’on rompe définitivement avec une vision dans laquelle l’égalité des chances se fait complice du maintien des privilèges. Ainsi, nous souhaitons souligner qu’enseigner la pensée critique socioconstructiviste (Daniel, 2015) exige d’abord que l’éducation soit elle-même ancrée dans la critique sociale.

Puisqu’éduquer exige un engagement envers le renouvèlement du monde (et non envers sa reproduction) et que cela implique de pouvoir prendre position pour ce qui constitue un monde désirable, la clarification d’un cadre éthique devient une dimension incontournable de toute praxis éducative. En effet, cela exige que tout éducateur soit en mesure de prendre conscience de sa propre vision du monde, de ses valeurs et de ses croyances. De plus, de manière autocritique, il doit être en mesure de confronter ces paradigmes à la lumière de la compréhension des évènements de ce monde et du contexte dans lesquels ces derniers opèrent. Cette compréhension est nécessairement issue de la réflexivité et de l’intersubjectivité. Ainsi, il nous apparait que la praxis éducative s’inscrit dans une démarche de coconstruction de sens entre les acteurs de la situation éducative que sont les enseignants et les étudiants. De manière cohérente, nous favorisons donc la mise en œuvre d’une éducation basée sur le paradigme d’apprentissage plutôt que sur le paradigme d’enseignement (Huba et Freed, 2000). Dans les mots de Paulo Freire (1974), cela signifie que nous rejetons les modèles d’éducation bancaire qui consistent à verser des connaissances dans la tête des étudiants qui doivent alors les assimiler sans les questionner. Plusieurs pédagogues critiques tels que Ira Shor et Paulo Freire ont mis de l’avant le questionnement, la conscientisation et l’émancipation des étudiants comme axe central de toute pédagogie orientée vers le changement social. Pour d’autres praticiens réflexifs ancrés dans le champ de l’éducation à la démocratie tels que Gert Biesta, Joel Westheimer et Paul R. Carr, c’est aussi la question du mieux-vivre ensemble, du respect de la pluralité et la nécessité d’entrer dans un dialogue constructif qui sont à la base d’une éducation progressiste apte à assurer le passage vers une société plus juste et véritablement démocratique. Pour Renald Legendre, qui a contribué au développement d’une éducation globale, ce qu’il importe de retenir c’est que l’éducation ne concerne pas uniquement le développement des facultés cognitives, mais plutôt l’ensemble des dimensions de l’être humain : affective, morale, éthique, spirituelle et cognitive. Bertrand et Valois (1999) ont aussi contribué à la reconnaissance de l’importance de diversifier les différentes approches pédagogiques afin de mettre en œuvre une pratique éducative pertinente qui rejoint toutes les sphères du développement des personnes et qui stimule leur engagement. À travers cet engagement, les êtres humains doivent avoir la possibilité de mettre leurs dons et leurs aptitudes singulières au service de la collectivité (comprise comme une extension du monde), et ce, en entrant en relation avec l’altérité (Câmara, 1971; Laviolette, 2017). Cela ne peut se faire qu’à travers le développement d’un être total (Legendre, 1983), et ce, grâce à l’appui et à l’intervention d’une éducation conscientisante, émancipatrice et démocratique qui reconnait l’interdépendance des diverses formes de vie et qui valorise la créativité et l’innovation lorsque celle-ci est mise au service de la création d’un monde meilleur.

40

Par la formulation de cette vision de l’éducation, nous sommes amenée à étudier davantage la contribution de certains champs théoriques et pratiques de l’éducation qui nous paraissent porteurs de savoirs pertinents pour l’atteinte de notre objectif de recherche. Rappelons que ces champs sont ceux de l’éducation relative à l’environnement, de l’éducation conscientisante et émancipatrice, de l’éducation à la démocratie et à la citoyenneté et de l’innovation sociale. Dans la section 4.2, par la lecture de textes phares, nous tentons de soulever, pour chacun de ces champs, les dimensions formelle, axiologique, praxéologique et explicative (dimension apportée de manière transversale aux trois autres) qui nous renseignent sur l’élaboration et la mise en œuvre d’une formation d’acteurs de changement dans le contexte d’une transition écosociétale. Ces éléments pourront ensuite servir à alimenter notre pré-modèle théorique présenté au chapitre 6.