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4. CADRE THÉORIQUE

4.1. Ancrages paradigmatiques pour une formation d’acteurs de changement

4.1.3. Le concept d’acteur de changement

Ces quelques précisions de sens relativement aux termes « acteur » et « changement » nous permettent de réfléchir plus avant à la signification du concept d’acteur de changement. Fondamentalement, un acteur de changement serait une personne dotée d’intentions à l’égard du monde, engagée personnellement et collectivement dans la réalisation d’une action de changement qui est elle-même enchâssée dans une perspective holistique de transformation (transformation de soi et du monde).

Afin de peaufiner cette définition préliminaire, il est utile d’effectuer une revue de littérature afin de comprendre comment le concept d’acteur de changement est actuellement véhiculé dans les différentes sphères de la société, particulièrement dans le milieu de l’éducation.

Depuis quelques années, plusieurs institutions d’enseignement supérieur ont répondu à l’appel de Bill Drayton de la Fondation Ashoka et ont entrepris d’orienter leurs programmes en fonction de la vision de Changemaker. Pionnier de l’entrepreneuriat social, Bill Drayton a contribué, depuis les années quatre-vingt, à redéfinir le rôle de l’entrepreneur en adjoignant à sa responsabilité de création de richesse économique, celle d’avoir aussi un impact social positif. C’est ainsi que le langage et la symbolique entrepreneuriale ont fait irruption dans le champ du travail social, ce qui a fait dire à Bishop et Green (2015) que nous vivons désormais dans l’ère du « philanthrocapitalisme ». En effet, il parait plus juste et lucide de remarquer l’interfécondation de ces deux champs plutôt qu’uniquement la pénétration du social dans le champ économique. D’autres organisations influentes telles que la Fondation McConnell, la Stanford Social Innovation Review, la Yunus Social Business et la Young Foundation promeuvent aussi la vision de l’acteur de changement comme étant essentiellement celle d’un entrepreneur social préoccupé par la maximisation de son impact positif sur la société (Chateauvert et al., 2020, p.31). Afin de mieux saisir comment la notion d’acteur de changement est majoritairement véhiculée à travers le monde de l’éducation supérieure en Occident, il est intéressant de nous pencher sur le cas précis de l’Université de North Hampton, au Royaume-Uni.

En 2013, cette université britannique s’est vue reconnaitre la certification Changemaker campus par l’organisation AshokaU. Préalablement à cette reconnaissance, un groupe de chercheurs de cette université a entrepris de mener une recherche phénoménographique auprès de membres du corps professoral œuvrant dans six facultés différentes, et ce, afin de clarifier les conceptions véhiculées relativement au concept d’acteurs de changement. Leur étude a mis en relief cinq conceptions principales : 1) Changemaker as institutional strategy; 2) Changemaker as critical thinking, perspective shifting and problem solving; 3) Changemaker as employability; 4) Changemaker as social betterment and

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5) Changemaker as personal transformation (Rivers, Armellini et Nie, 2015). L’équipe de chercheurs a souhaité intégrer ces diverses conceptions afin de permettre l’élaboration d’une stratégie institutionnelle et éducative appropriée à l’obtention de la certification Changemaker campus. La figure 4.1 présente de manière schématique l’intégration conceptuelle qui a été réalisée. Selon les enseignants de l’Université de North Hampton, une formation d’acteurs de changement reposerait sur une transformation personnelle, elle-même fondée sur le développement de la pensée critique et systémique, sur l’employabilité et sur la contribution à l’amélioration de la société. Par ailleurs, les dimensions personnelles et sociales doivent être conjuguées et actualisées à travers une stratégie institutionnelle. Nous pouvons déjà remarquer que la dimension sociale demeure peu questionnée : on se contente de déclarer qu’il faut avoir un impact positif. Il n’est pas non plus question de transformer le monde selon une visée claire. D’ailleurs, les questions de justice sociale et environnementale ne sont pas examinées sous l’angle de la critique sociale. En effet, la dimension de la pensée critique et systémique se trouve rapprochée du pôle de la dimension personnelle et y est reliée au concept central de transformation personnelle. C’est donc la personne qui est au centre du système et l’on peut soupçonner une forme d’anthropocentrisme. La perspective de pensée critique qui est véhiculée à travers ce modèle semble donc davantage associée à sa vision technique qu’à sa vision socioconstructiviste (Daniel, 2020, p.356). De plus, comme nous l’avons dit, ce n’est pas le monde qui est au centre du modèle, mais l’individu. Ce modèle présente donc des affinités épistémologiques et paradigmatiques avec le courant humaniste dans une approche individualisante, au détriment de la vision critique d’une éducation pour le changement social.

Figure 4.1 Schéma conceptuel pour la formation d’acteurs de changement à l’Université de North Hampton (tiré de Rivers, Armellini et Nie (2015) et reproduit avec la permission des auteurs). Bien que l’influence de Ashoka soit relativement grande dans le milieu de l’éducation supérieure, il existe également des universités qui promeuvent une autre vision de ce qu’est un acteur de changement.

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Notamment, l’école d’innovation sociale Élizabeth Bruyère, qui est associée à l’Université d’Ottawa, se distingue de cette vision de plusieurs manières. Dans leur récent Manuel pour changer le monde (2020), les enseignantes et les enseignants, porteurs du nouveau cursus universitaire en innovation sociale, mettent au centre de leur approche les concepts de justice sociale et environnementale, de démocratie, d’empowerment et d’expérimentations collectives. L’entrepreneuriat social n’est qu’un outil parmi d’autres pour acter le changement nécessaire à la transition socioécologique.

« Si le champ de l’innovation sociale, tel que nous le percevons, propose la création d’entreprises sociales et collectives comme outil potentiel de changement, il déborde largement ce cadre pour inclure l’ensemble des initiatives et expérimentations collectives visant à combler des besoins insatisfaits tout en faisant la promotion de la démocratie et de la justice sociale. » (Chateauvert et al., 2020, p.13).

Par ailleurs, le modèle éducatif privilégié par ces enseignants prévoit que l’acteur de changement doit opérer une transformation personnelle, mais celle-ci doit aller de pair avec une action visant la transformation des structures sociétales qui causent injustice et souffrance.

« Ainsi, l’IS [innovation sociale] émancipatrice trouve son sens dans sa capacité à transformer les individus qui la mettent en œuvre, à amener une différence concrète dans les milieux de vie et à fournir les bases pour un changement global de la société. » (Chateauvert et al., 2020, p.163).

La transformation de l’individu ne fait donc pas office de finalité, mais devient une condition nécessaire à l’accomplissement de la finalité sociale. Nous sommes donc ici en présence d’un modèle éducatif qui puise ses fondements dans l’éducation émancipatrice et conscientisante à travers une vision socioconstructiviste ancrée dans la critique sociale10.

Cette clarification conceptuelle par la mise en relief de deux exemples de vision d’une formation d’acteurs de changement nous permet de mieux discerner les incohérences possibles entre les choix épistémologiques et éthiques que nous privilégions et les pratiques éducatives reliées à l’orientation éducationnelle d’acteurs de changement qui se donnent à voir au sein de diverses institutions d’enseignement. Soulignons dès à présent que le modèle éducatif mis en œuvre à l’école d’innovation sociale Élisabeth Bruyère présente un intérêt particulier pour le développement de notre modèle théorique et pratique de formation d’acteurs de changement. Notamment, car il met de l’avant une vision de l’empowerment qui est associée aux perspectives de conscientisation et des capabilités (Bourbonnais et Parazelli, 2018) tandis que le modèle promu par l’organisation Ashoka présente, selon nous, des incohérences et des insuffisances. En effet, l’analyse du modèle présenté à la figure 4.1 nous permet de

10 Ninacs (1995), s’appuyant sur les travaux de Paulo Freire et de John Friedman, a formalisé le processus d’empowerment en travail social de manière à mettre en évidence l’interaction entre les sphères de développement personnel et celles de l’action sociale et politique.

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croire que l’empowerment y est envisagé davantage selon la perspective de responsabilisation qui est propre à celle du régime d’autonomie-condition dans lequel l’idéologie social-libérale et néolibérale évoluent11 (Bacqué et Biewener, 2015; Bourbonnais et Parazelli, 2018).

Ces quelques éléments de compréhension préliminaires relatifs à la notion d’acteur de changement seront revus à l’aune de l’analyse issue des champs conceptuels contributifs qui sera réalisée dans la section 4.2, de même qu’ajustés et enrichis à la suite de l’analyse des données empiriques que l’on trouvera à la section 5.