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1.3 Bibliothèques publiques : des enjeux pour la société

1.3.3 Une vision gestionnaire et économique

Des bibliothécaires réfutent la réflexion qui propose de satisfaire les besoins du public et de répondre aux besoins d’une vision gestionnaire et économique avec un objectif d’efficacité et de performance. En outre beaucoup de professionnels considèrent que le livre n’est pas une marchandise mais un bien culturel.

Un texte du bibliothécaire Bruno David103 a fait polémique et a engagé des échanges parfois vifs. Il refuse de mettre en adéquation l’offre et la demande, autrement dit de positionner les bibliothèques par des contraintes de leur environnement au sein d’une société marchande. Il pose le problème en termes de choix politique. Il faut rappeler que les politiques des bibliothèques publiques sont définies par les collectivités publiques. La politique de la ville depuis les années 1990 a intégré les équipements de proximité et notamment la bibliothèque de quartier dans la lutte contre les exclusions. La première mission des bibliothèques est désormais de démocratiser la culture. Ainsi deux discours apparaissent, celui de répondre à l’évolution de la société et celui de ne pas devenir otage des décisions politiques dépendantes de la loi du marché. Claudine Belayche, bibliothécaire, répond à l’article de Bruno David en rappelant de façon tout à fait pragmatique que « Les vocables de ’’bibliothèque citoyenne’’ ne sauraient laisser croire que, par une curieuse exception de l’histoire, un établissement dépendant en totalité de crédits publics – et donc institutionnels - puissent être en capacité de s’en affranchir pour mener une politique en opposition totale avec ses tutelles et/ou financeurs »104. La profession du monde des bibliothèques a historiquement, et de par les missions qui lui incombent, longtemps été préservée de l’impératif gestionnaire. A contrario dans les pays anglo-saxons le recours aux méthodes marketing n’est pas empreint de suspicion comme cela peut se produire en France105. En 2005, un article du BBF de Jean- François Jacques, secrétaire général du Conseil supérieur des bibliothèques, portant sur le

102 Belayche, Claudine, « L'institutionnalisation de la lecture publique », BBF, 2005, n° 2, p. 59-60

[en ligne] <http://bbf.enssib.fr/> Consulté le 11 mai 2013

103 DAVID, Bruno. « Le manège enchanté des bibliothécaires ». BBF, 2004, p.86-97.

104 BELAYCHE, Claudine. « L’institutionnalisation de la lecture publique ou la grande trahison des

bibliothèques municipales ». BBF, 2005, p. 60

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marketing et les bibliothèques, commente une intervention de Martine Blanc-Montmayeur, conseillère pour le livre et la lecture en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Celle-ci est intervenue lors d’une journée d’étude sur le thème du marketing et des bibliothèques organisée par l’Association des bibliothécaires français106 à Colmar, et interroge l’objet même du marketing. Elle constate que « le code de déontologie de l’ABF lui paraît être l’exemple même d’une démarche anti-marketing : par l’évocation des publics sans distinction, le recours aux termes généraux de ’’pluralisme’’ ou d’ ’’encyclopédisme’’, l’affirmation de neutralité et de transparence, ce code développe une vision positive de la culture, qui postule l’autonomie absolue de chaque individu. À l’opposé, une démarche marketing analyse des produits, cible des publics, segmente son marché selon les besoins et les usages, éventuellement contradictoires »107. Elle propose trois axes de développement du marketing : le bâtiment, les collections, les services. Elle appuie son argumentation sur la nécessité de « rendre compte » aux élus qui demandent de l’évaluation. Toutefois, pour Bruno David, « esprit critique, partage du savoir, goût de lire étaient antithétiques de consommation, rentabilité, taux de pénétration»108. Il met en garde sur la transformation des bibliothèques en lieux marchands qui répondent aux besoins de consommation liés à l’urgence, la facilité et la compulsion. Pouvons-nous avancer que la proposition du modèle de Learning center tend à un modèle marchand si on se réfère aux multiples services de qualité offerts aux usagers afin de répondre à leurs besoins ? Le lieu, tel un supermarché, se veut attrayant et convivial avec le souci de placer l’usager au centre de la réflexion, avec une ouverture optimale. La bibliothèque n’est plus un lieu « à part ». Les discours tendent à la transformer en lieu s’adaptant au rythme de la société marchande. Si les entreprises ouvrent le dimanche, pourquoi pas les bibliothèques ? Pour Claude Poissenot, l’élargissement des horaires d’ouverture et spécifiquement l’ouverture le dimanche ne peuvent pas être refusés et cet état n’est nullement une concession faite à l’idéologie libérale ni un signe de banalisation de la culture109. Il faut mesurer la capacité de séduction de tels lieux s’appuyant sur l’outil marketing et la stratégie de communication. En 2005, le groupe Alsace de l’association des bibliothécaires français110 organisait une journée d’étude sur le thème « Le marketing et les bibliothèques » afin que les bibliothèques intègrent cette notion dans leur fonctionnement.

106 ABF 107

JACQUES, Jean-François, « Le marketing et les bibliothèques », BBF, 2005, n° 2, p. 88-90 [en ligne] <http://bbf.enssib.fr/> Consulté le 11 mai 2013

108 Ibid., p.91

109 POISSENOT, Claude. La nouvelle bibliothèque : contribution pour la bibliothèque de demain. Op. cit. 110

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Pour Mathilde Servet, les nouvelles structures de bibliothèques proposées revisitent le modèle traditionnel de la bibliothèque et cherchent à l’inscrire dans la compétition avec l’industrie de loisirs et des produits culturels111. Pour cela elles s’inspirent des centres commerciaux et de leurs stratégies marketing (logos, architecture, aménagement, fidélisation des clients) et créent à l’image des Idea stores, des chaînes de bibliothèques ou les collections de livres ne sont pas la priorité. A contrario la chaîne mondialement connue de Starbucks prend modèle sur la « bibliothèque troisième lieu », lieu de convivialité, de communauté et de lien social. Pour Yves Desrichard, « la bibliothèque est désormais en lutte frontale avec l’entreprise privée, là où, avant l’ère numérique, cette lutte ne se faisait que sur des ’’niches’’ bien spécifiques » 112.

Cette vision gestionnaire du secteur culturel alerte aussi Bruno Dartiguenave qui y voit un glissement de la vision magique du monde empreinte de passivité, de fascination et de contemplation vers un rationalisme dominant, et le culte de la performance113. Les exigences de la gestion publique vont dans ce sens, il s’agit de faire mieux avec moins dans un objectif de performance114. L’évaluation se situe désormais en termes d’audience, de fréquentation du lieu. Mais nous sommes en droit de nous demander si un fonctionnement marchandisé de la bibliothèque est plus efficace. Quant à Jean-François Jacques, secrétaire général du conseil supérieur des bibliothèques, il réfute l’argument d’association de la nouvelle bibliothèque en lieu marchand avançant la notion de gratuité et de libre accès. Jean-Luc Gautier-Gentès, Inspecteur général des bibliothèques, dans un point de vue divergent, situe la bibliothèque dans la réalité de la société libérale et capitaliste : « Soit la société libérale, capitaliste, consumériste – la nôtre. Par rapport à cette société, la bibliothèque publique se dépeint comme soustraite à son influence, le lieu d’un imaginaire désentravé, d’une libre réflexion. Au pire, de la poudre aux yeux. Au mieux, une illusion. Il y a longtemps que le libéralisme ambiant a investi les bibliothèques. Il y règne en maître »115. L’objectif, à travers un discours managérial, est de fournir la plus grande quantité possible de travail au moindre coût.

Cette réflexion sur la fonction gestionnaire et économique des bibliothèques concerne également plus largement en France l’économie de la culture. En effet elle concerne depuis

111 SERVET, Mathilde. Les bibliothèques troisième lieu. op.cit. p.62 112 DESRICHARD, Yves. « Tristesse du numérique ». Art. cit. p.31 113

TARDIGUENAVE Bruno. Pour une médiathèque de l’imaginaire : une alternative à l’utopie gestionnaire.

Op. cit., p. 11

114 D’ETORRE, Gilles. Rapport : L’optimisation des dépenses publiques et la suppression des structures

publiques inutiles.2009. p.7

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quelques années les musées qui répondent en termes de fonctionnement à une demande d’optimisation face à un public diversifié.