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1.3 Bibliothèques publiques : des enjeux pour la société

1.3.1 Une politique de services au public

Le bibliothécaire s’intéresse au public des bibliothèques depuis déjà 40 ans. Auparavant sa principale occupation tendait vers l’enrichissement et la gestion des collections en adéquation avec le public auquel il était destiné. Le concept des nouveaux modèles de bibliothèques tend à contraindre les bibliothécaires à abandonner leur position d’expert dans le domaine de la constitution des collections pour une démarche de conception des services. Le libre accès aux lieux a permis d’évaluer les usages du public. Aujourd’hui de plus en plus d’études sont effectuées sur les besoins nouveaux du public et les bibliothécaires souhaitent répondre et accompagner ces changements. Néanmoins il faut être attentif à ne pas systématiquement répondre à la demande de ce public volatil. Le discours tenu par Marie-Françoise Bisbrouck est alarmiste et va à l’encontre d’une évolution raisonnée et raisonnable des bibliothèques : « Elle [la bibliothèque] est en même temps l’équipement le plus menacé d’obsolescence rapide si elle n’évolue pas à la même vitesse que les goûts et les besoins du public, y compris

82 Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture 83

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dans le domaine éducatif »84. L’auteur ramène l’évolution du lieu à une dépendance des besoins du public. Le lieu est considéré comme une marchandise menacée d’obsolescence. Marie-Christine Jacquinet, directrice de la bibliothèque de Viroflay de 2004 à 2010 qui a coordonné un ouvrage sur la création de services innovants en bibliothèque, légitime la bibliothèque « tout service à la carte ». Elle affirme que tout service est légitime, du moment qu’il « rend service » aux utilisateurs (vente de clefs USB, prêt de lunettes, mise à disposition de déguisements, présence d’écrivain public, permanences d’un service social, organisation d’anniversaires, location de salles…tout est possible)85

. L’exemple des Kulturhus hollandais implantés dans des espaces ruraux offrant des services au sein de la bibliothèque aussi divers que des services de mairie, accueil des réfugiés, cafétéria, école de musique et danse, office de tourisme est intéressant. Mais ces lieux peuvent-ils encore se nommer bibliothèque ? Est-ce la bibliothèque qui se transforme ou est-ce le monde extérieur qui « happe » et s’approprie la bibliothèque ? Dans cette configuration, la bibliothèque perd une partie de ses missions et risque de fonctionner comme une annexe des nouveaux services qu’on lui attribue (la bibliothèque dans le café, la bibliothèque dans le musée, la bibliothèque dans le centre culturel…), voire de disparaître.

Pour étudier l’évolution des pratiques des usagers des bibliothèques, il est nécessaire de s’appuyer sur des analyses sociologiques afin de valider les états de fait dans les bibliothèques. Ainsi Christophe Evans, chargé d’études en sociologie à la bibliothèque publique d’information du centre Pompidou au service étude et recherche, fait apparaitre selon une enquête nationale réalisée en 200586 que l’idée même de bibliothèque ne fait pas l’objet d’un rejet massif en ce début de XXIe siècle. Il y a donc une attente forte des usagers de la bibliothèque. Pourtant celle-ci manque de visibilité et est considérée par une minorité comme trop austère. En comparant la fréquentation en France aux pays d’Europe du Nord, l’enquête indique qu’il y a deux à trois fois moins d’inscrits en France. En outre il y a une stagnation et même un recul des inscrits et des usagers des bibliothèques publiques depuis plus d’une dizaine d’années87

. De plus, tous les types de bibliothèques sont touchés par ce phénomène, qu’elles soient municipales ou universitaires. L’étude des usages des publics des bibliothèques permet de mettre en avant un enjeu essentiel qui contribuera à l’évolution des

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BISBROUCK, Marie-Françoise. Bibliothèque d’aujourd’hui : à la conquête de nouveaux espaces. Op.cit., p.19

85 JACQUINET, Marie-Christine. « N’oubliez pas le service ! ». BBF, n°3, 2012, p.46 86 EVANS, Christophe. “Des publics, des usages… » TDC, n°1041, 2012, p.16-17. 87

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lieux : « l’un des nombreux enjeux auxquels ces établissements sont confrontés aujourd’hui consiste sans doute, sans dénaturer leurs missions, à passer du statut culturel traditionnel à celui d’une instance mieux intégrée dans la société actuelle, capable de prendre en compte les nouvelles attentes des individus et le développement des réseaux sociaux numériques. C’est toute l’ambition des projets innovants qui fleurissent dans les bibliothèques municipales ou universitaires : « bibliothèque troisième lieu », learning center, bibliothèques numériques, etc »88. Le développement du numérique est une des causes du changement mais également l’évolution des attentes du public qui s’inscrit dans la société. Pierre Franqueville, fort de son expérience d’évaluation au sein de l’agence depuis quelques années pose un constat d’alerte et indique « que de nombreux détournements d’usage que l’on voit apparaître dans les équipements du livre sont comme les signes répétés qu’un écart se creuse entre la conception initiale qui en est donnée et la pratique qui en est faite. Ce qui revient à se poser la question : concevons-nous véritablement les bibliothèques qui répondent aux besoins actuels et futurs ? »89. N’est-il pas dangereux de se contenter d’évaluer les besoins des usagers plutôt que d’anticiper ces besoins par une prospection plus fine et devançant les attentes du public par rapport à l’évolution de la société. En outre dans l’état actuel de notre société tournée vers l’individualisme, Bruno Dartiguenave, conseiller livre et lecture à la DRAC90

Bretagne, nous met en garde contre une position progressiste des partisans d’une offre culturelle entièrement soumise aux lois du marché pour qui seule importe la satisfaction du consommateur ; « Dans ce cadre, la permissivité ne connaît pas de limites pour satisfaire les penchants hédonistes et narcissiques des individus »91. Au contraire, Claude Poissenot assume sa volonté de fonder la nouvelle bibliothèque sur la prise en compte réelle des usagers et de leurs besoins qui offre une série de services92. L’auteur met en cause l’activité des bibliothèques fondée sur une mission de prescription qui est en décalage avec la « demande » de la population93. Il prône une nouvelle conception de l’individu autonome qui doit être en mesure de revendiquer ses choix et décider seul. Il engage à supprimer la hiérarchie culturelle qui donne aux bibliothécaires le « pouvoir » de faire les choix culturels qui semblent « bon » pour les usagers et incite à focaliser le cœur de métier vers l’insertion sociale des citoyens : « la

88 Ibid., p.17

89 FRANQUEVILLE, Pierre. « Bibliothèque minimale ou bibliothèque augmentée ? », art. cit., p.56 90

Direction Régionale des Affaires Culturelles

91 TARDIGUENAVE, Bruno. Pour une médiathèque de l’imaginaire : une alternative à l’utopie gestionnaire.

Op. cit., p.89

92 POISSENOT, Claude. La nouvelle bibliothèque : contribution pour la bibliothèque de demain. Op. cit., p.85 93

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bibliothèque apparaît comme le point de rassemblement et d’ancrage physique des individus citoyens »94. La bibliothèque doit rendre service et satisfaire les attentes diverses du public. Pour cela les personnels viennent en aide aux usagers dans leur recherche. Mathilde Servet, dans son analyse de bibliothèque troisième lieu95, abonde dans son sens et formule les mêmes arguments en faveur de la nouvelle bibliothèque qui déculpabilise et désinhibe l’usager en assumant le fait que des formes de cultures populaires ou commerciales soient représentées en son sein96.