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Chapitre 3. Le brouillage de l’image.

3.5 Photographie et violence

3.5.1 Violence visuelle

L’artiste Arthur Omar est un des icônes plus connus du cinéma expérimental au Brésil. Depuis les années 1960 l’artiste développe une œuvre multiforme dont la photographie et le film prennent une place proéminente. Ce sont des expérimentations dont il cherche à aller jusqu’aux limites du langage photographique et cinématographique. Formé en anthropologie, l’artiste se met à orchestrer les icônes, types et habits dans la société brésilienne, diffus dans son paysage social. En effet, tels extraits d’éléments culturaux et historiques se trouvent scrutés et problématisés dans une œuvre autocritique de l’appareil audio-visuel, qui tente souvent à perturber voire choquer le regardeur. Des thématiques récurrentes dans son travail sont le regard vers l’autre, l’extase esthétique et la violence visuelle et sociale.

À travers un montage fragmenté et explosif, il hausse les puissances de l’image fixe – photographique - et les organise dans une séquence éloquente. Plusieurs de ses films sont, alors, composés de nombreux cadres d’images figées qui se juxtaposent selon un rythme marqué. Tel rythme évolue en consonance - ou dissonance - par rapport à la bande sonore, caractérisé par l’hétérogénéité, la cacophonie, des changements abrupts et par l’ironie. En effet, regarder un film de Arthur Omar, c’est une expérience violente soit sur le plan du sujet – le choix des images – soit dans la dimension sensorielle plus abstraite – le montage. De fait, les yeux et les oreilles se trouvent souvent bombardés par un flux d’information excentrique et provocateur.

Dans cette démarche expérimentale – Arthur Omar traverse différentes techniques et supports -, l’artiste cherche à exposer et critiquer des composantes idéologiques qui se trouvent dans la structure narrative et dans la logique temporelle usuellement appliqué aux productions audio-visuelles « ordinaires », comme des films dites commerciaux et les documentaires anthropologiques.

C’est dans le cadre de cette déconstruction de la linéarité filmique et du choc, provoqué par les photographies et l’enjeu de la lumière, que j’irai analyser les films expérimentaux Ressurreição

(Résurrection) (1987) et Vocês (Vous) (1979)91. Le but c’est de réfléchir comment l’usage de l’image fixe et des effets lumineux harcèle le regard du spectateur.

Le film Résurrection s’agit d’une séquence de plusieurs photographies récupérées dans les archives du Instituto Médico Legal (Institut Médico-Légal) et dans des journaux policiers. Ceux sont des scènes de mort violente et assassinats en noir et blanc. La bande sonore est composée par des hymnes religieux populaires chantés en concert par Carmen Costa et Agnaldo Timóteo : Coração Santo (Cœur Saint) et Queremos Deus (Nous voulons Dieu). Dans l’ouverture, un cacophonie de bruits supposés : accordage d’instruments d’orchestre, le chant des baleines et des klaxons.

Le rythme de la séquence d’images obéit le temps de la chanson religieuse. C’est un rythme de marche austère, accompagné par les applaudissements du public, qui dans certains moments s’enflamme et chante avec les musiciens. Les images restent sur l’écran approximativement sept secondes, le temps suffisant pour regarder chacune en détail.

Arthur Omar insiste sur certaines caractéristiques qui se répètent : des corps allongés sur des canapés et des lits, dans des voitures, des zooms sur les mains restreintes par des cordes et sur les visages. La séquence de photographies d’assassinats continue presque jusqu’à la fin de la vidéo – sa durée totale est de six minutes – sauf pour les dernières secondes, lors qu’elle est remplacée par des images toujours fixes des familles des victimes en train de pleurer désespérément.

L’image choque, avant tout, par la représentation crue et directe de la mort mais aussi, par l’impassible rythme de la séquence. Les images sont, sans doute, dramatiques, mais la violence reste dans les images elles-mêmes et pas dans le rythme de la séquence. Il n’y a aucun scénario, juste les images qui émergent à l’écran l’une après

91 Malheureusement, je n’ai pas pu obtenir ni de l’artiste ni de la Cinémateca Brasilei- ra des images des respectifs travaux, ce qui appauvrit alors leur compréhension dans ce texte. Toutefois, pour donner une idée des effets visuels et sonores mis en place par Arthur Omar je conseille de regarder la vidéo Congo (1972). Arthur Omar, Congo [vidéo en ligne], Dailymo- tion, 1972, mis en ligne en 2010 [vue le 10 août 2018]. https://www.dailymotion.com/video/ xgfi13

l’autre à des intervalles plutôt réguliers.

Selon Jacques Leenhardt, Arthur Omar confère du pouvoir à l’image statique afin de s’opposer au montage filmique vicieux. Selon lui, pour Arthur Omar, les films et documentaires banals cachent la vérité ontologique du film - son existence concrète d’une séquence de 24 cadres photographiques par seconde - et y incrustent une forme de durée narrative de nature idéologique. Cette logique temporelle couvre le pouvoir éruptif de l’image et fait qu’on l’oublie. Leenhardt caractérise les films expérimentaux de Arthur Omar en tant qu’un engagement critique et autocritique du dispositif audiovisuel. En effet, ses films se présentent comme une sorte de métadiscours figuratif dont l’image extatique, récupérée des archives, se saisit d’un dispositif capable de hausser son pouvoir cathartique.

Selon l’auteur,

Ces quelques films expérimentaux attestent

tous une volonté de décentrer le regard cinématographique, d’utiliser peut-être d’autres recours iconiques afin de déjouer certains des pièges inhérents au modus operandi

cinématographique92.

Ce détournement filmique répond, pour Arthur Omar, à la recherche de l’image éruptive ; une expérience d’extase esthétique qui existe, selon lui, dans l’image statique. Selon Omar, l’extase est statique. Cette posture puriste par rapport à l’image et au film corrobore avec les prémisses de la « critique de l’œil93 » menée par des artistes liés au Op Art. Selon Diedrich Diederichsen, les artistes engagés à critiquer les « régimes visuels » et les « formules de représentation » se tournaient vers le métadiscours pour « aider à la compréhension et développement de la relativité94 ».

Encore selon Leenhardt,

Il ne suffit toutefois pas de noter que la

continuité narrative se nourrit des instants qu’elle attache à son fil narratif, qu’elle soumet à la loi de la vraisemblance narrative. Encore faut-il pouvoir dire quelque chose de ce qui a été perdu dans ce processus, cerner la valeur de ce qui émerge et se trouve gommé par le processus narratif. En d’autres termes : quelle est la valeur de l’événementialité

92 LEENHARDT Jacques, « Le nombre de la série : Réflexions sur la méthode pho- tographique d’Arthur Omar », in Archives de la Critique d’Art, Les artistes contemporains

et l’archive. Interrogation sur le sens du temps et de la mémoire à l’ère de la numérisation, actes du colloque 7-8 décembre 2001, Saint-Jacques de la Lande, Organisé par Archives de la

Critique d’Art, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 189-96, p. 190.

93 L’expression « Critique de l’œil » a été prise depuis le nom du chapitre de DIEDE- RICHSEN Diedrich, « Critique of the Eye – The Eye of Critique » in CURUGER Bice, BLOM Ina et al., The Expanded Eye, op. cit, pp. 61-70.

94 Ibidem, p. 66.

Image 37 - Arthur Omar, Auto-portrait, Je ne te vois pas avec la

pupille mais avec le blanc des yeux, de la série Anthropologie de la face glorieuse, 1973-97, photographie, 120 x 120 cm, Galeria Anita

radicale de l’apparaître, de cette émergence elle-même, si on se refuse à la voir “totalisée”, aufgehoben, comme disait Hegel de la synthèse dans le processus dialectique95 ?

Résurrection est un film qui cherche à déloger la perception à travers de une séquence d’images statiques. Cet enchaînement comprend l’élément extatique chez Omar.