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Mutilation de l’image: les Guarani Yvyrupá

Chapitre 2. La destruction de l’image.

2.2 Mutilation de l’image: les Guarani Yvyrupá

En 1954, lors du IVe centenaire de la ville de São Paulo, Brésil, les autorités locaux inauguraient le Monument aux Drapeaux. Œuvre du sculpteur moderniste Victor Brecheret, cette sculpture, comme tant d’autres réparties dans la ville, rendent hommage aux bandeirantes, des aventuriers de l’époque de la colonisation de l’Amérique Latine, responsables de la conquête de nouveaux territoires, et du massacre et de l’esclavage des peuples originaux.

En octobre 2013, pendant la manifestation d’une communauté de peuples autochtones de l’état de São Paulo, les Guarani Yvyrupá, le Monumento aux Drapeaux a été peint avec de l’encre rouge pour symboliser le sang des indigènes versé par les bandeirantes.

2.2.1 Transformer la pierre en corps

Selon une lettre de l’organisateur de la manifestation, Marcos Tupã, ceux qui ont peint le monument « ont aidé à transformer l’œuvre

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pendant au moins un jour. Elle a cessé d’être pierre et a saigné »51. Il a également écrit que, pour eux – les peuples originaux -, la peinture n’est pas une forme d’agression envers le corps, mais une manière de le transformer. Il fait référence aux peintures corporelles présentes dans la culture des peuples précoloniaux : des dessins corporels qui ont une fonction rituelle et de communication. Selon lui, la peinture pourrait être enlevée de la pierre. Et d’ailleurs, si les autorités ont considéré cette action comme un acte de « vandalisme », un tel geste sert à dénoncer une violence perpétrée à une échelle beaucoup plus dévastatrice : celle du génocide indigène.

51 De l’original en portugais : Apesar da crítica de alguns, as images publicadas nos jornais falam por si só : com esse gesto, eles nos ajudaram a transformar o corpo dessa obra ao menos por um dia. Ela deixou de ser pedra e sangrou. « “Monumento às Bandeiras home- nageia aqueles que nos massacraram”, diz liderança indígena », Revista Forum [en ligne], 05 octobre 2013, [consulté le 08 août 2018]. Disponible sur : https://www.revistaforum.com.br/ monumento-as-bandeiras-homenageia-genocidas-que-dizimaram-nosso-povo-diz-lideran- ca-indigena/

Image 17 - Une indigène Guajajara se peint le visage à l’intérieur de Al- deia Maracanã, Rio de Janeiro, Brésil, 21/03/2013.

En effet, l’action manuelle de tacher la surface de la sculpture, c’est un geste à la fois concret et symbolique qui sert à dénoncer les valeurs et l’idéologie qui ont toujours présenté les bandeirantes comme des héros. Pour « brosser l’histoire à rebrousse-poil », les manifestants ont couvert le corps de pierre des bandeirantes avec le « sang des innocents ».

Ce qui nous intéresse à ce point, c’est de voir dans quelle mesure le geste d’intervention sur le monument et la lettre de Marcos Tupã aide à transfigurer le monument en un corps vivant. Dans quelle mesure cette action manuelle peut, à la fois, désacraliser le Monument aux Drapeaux et aussi « donner vie » à la pierre taillée?

Je reprends ici texte Iconoclash de Bruno Latour. En essayant de saisir l’histoire de haine derrière les iconoclasmes, le philosophe se demande pourquoi les images génèrent des passions si virulentes envers elles, souvent matérialisées comme la destruction, la reconstruction et la garde des images.

Dans un passage, l’auteur établit un rapport entre l’esprit critique et le geste physique des mains.

De manière plus générale, l’esprit critique est celui qui montre les mains de l’homme partout à l’œuvre, afin de démolir la sainteté de la religion, la croyance dans les fétiches, le culte de la transcendance, les icônes envoyées des cieux, la force des idéologies. Plus on voit que la main humaine a travaillé à telle image, plus diminue la prétention de cette image à transmettre la vérité.52 La physicalité contenue dans le geste de mutiler une image devient une forme d’incarnation, une façon d’amener sur le plan matériel une entité abstraite. En effet, dans ce mouvement subsiste l’ambiguïté du geste iconoclaste. Il cherche à détruire, à annuler une idée en lui donnant et/ou en lui renforçant sa présence, son corps

52 LATOUR Bruno, « Iconoclash » in LATOUR Bruno, Sur le culte moderne des dieux

faitiches, suivi de Iconoclash, Paris, Éditions La Découverte, Coll. Les empêcheurs de penser

physique, et donc, en lui donnant « vie ». En effet, c’est comme si la matière du monument, sa plasticité était plus évidente, plus « théâtralisée », comme il est possible de voir dans les images.

Selon Horst Bredekamp, les images occupent et partagent avec les êtres vivants le même espace de la vie. Même en tant qu’éléments inorganiques, les images participent de la construction de la même réalité que nous. En tant qu’images agissantes, elles sont aussi vivantes. En plus, différemment du langage parlé ou écrit, les images ont une corporéité autre que le regardeur.

Alors que la langue parlée est propre des hommes, les images leur opposent une corporéité qui, pour ainsi dire, ‘garde ses distances’. Les images ne peuvent être entièrement remises à la disposition de hommes, à qui elles doivent leur formation, que se soit à travers des opérations sensibles ou une exploration du langage. C’est dans cet effet même que réside la raison de la fascination exercée par l’image.53

L’action des Guarani Yvyrupa, malgré son contenu esthétique, est en dehors de l’espace institutionnel de l’art. En tant qu’intervention dans l’espace public, l’espace de la vie, elle compte avec la réaction de surprise des passants. Mais il y a aussi des artistes qui travaillent dans le plan de la représentation et qui intègrent des actions destructives dans leurs travaux.