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Art contemporain et l’archive

Chapitre 1. Image et archive.

1.2 Art contemporain et l’archive

Dans l’objectif d’élucider le processus de compilation des documents ainsi que les travaux qu’ils m’ont inspiré, il serait enrichissant de réfléchir sur sa formation, ses caractéristiques et les questions qu’ils suggèrent à l’aide d’un cadre théorique. Ce qui a été écrit sur les rapports entre l’art contemporain et les archives, à l’instar des travaux de certains artistes, révèle des résonances avec ma démarche.

1.2.1 « The Archival Impulse »

Les pratiques de l’art contemporain qui font recours à des matériaux l’archive ont connu une attention particulière dans les années 2000. Un des textes critiques plus connus est l’article « An Archival Impulse », du théoricien d’art Hal Foster, publié en 200417.

Selon l’auteur, cette tendance se caractérise par la création des archives selon certaines logiques et modes d’organisation similaires à ceux des collections et bases de donnés. Ainsi, ces artistes ne s’approprient pas seulement des documents, mais aussi de la méthodologie inhérente aux pratiques d’archive pour ainsi créer des nouveaux rapports entre eux. Telle démarche met en question également leur source, leur histoire et leur condition d’archive.

…the work in question is archival since it not only drawns on informal archives but produces them as well, and does so in a way that underscores the nature of all archival materials as found yet constructed, factual yet fictive, public yet private. Further, it often arranges these materials according to a quasi-archival logic, a matrix of citation and juxtaposition, and presents them in a quasi-

17 FOSTER Hal, « An Archival Impulse », October, Cambridge, MIT Press, vol. 110 automne, 2004, pp. 3-22.

archival architecture, a complex of texts and objects (again, platforms, stations, kiosks…).18

Conformément à la réflexion de Foster, à travers la création d’archives, c’est-à-dire, via l’accumulation et la mise en rapport de différents documents, les artistes établissent des nouvelles significations. Soit un ensemble de documents plutôt homogène ou, au contraire, sémantiquement éloignés, l’intention est précisément de réunir les pièces pour donner voix à un témoignage autrefois muet.

1.2.2 Démarche révisionniste

L’interprétation de la théoricienne Giovanna Zapperi aborde la dimension politique des croisements récents entre art et l’archive. Héritière des théories féministes, postcoloniales et des cultural studies, elle insiste sur le rôle révisionniste de cette tendance en art contemporain. Dans L’Avenir du passé. Art contemporain et politiques de l’archive19, l’auteur rassemble des textes sur des pratiques artistiques qui s’investissent à réinterpréter des documents du passé et les exposer comme outils de domination. Selon Zapperi, il s’agit de mettre en question le regard eurocentrique et patriarcal qui a écrit l’histoire en tant que témoignant vrai, neutre et objectif. Selon Zapperi, l’écriture de l’histoire passe par le domaine de la vision, donc, c’est à partir des documents visuels qu’il sera possible de la réécrire.

Si les appareils conceptuels – sciences – et mécaniques – technologies – étaient presque exclusivement dans les mains des dominateurs, il faut affronter la représentation de l’autrui, dans les formats les plus divers – texte, représentation visuel etc. -, en

18 Ibidem, p. 5.

19 ZAPPERI Giovanna (directrice), L’avenir du passé. Art contemporain et poli- tiques de l’archive, Coll. Arts contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes; Bourges, Ecole Nationale Supérieure d’Art de Bourges, 2016, 174 p.

tant qu’un registre tendancieux. Il s’agit, en quelque sorte, d’une appropriation de l’autre et de son histoire.

La photographie joue, à son tour, un rôle majeur. Grâce à sa capacité de capturer la lumière et directement la fixer sur un support, elle est un médium qui profite du statut de vérité. En effet, on a une tendance à voir la photographie comme un domument vrai. On la voit comme un indice, un trace, une preuve.

1.3 Acte photographique en tant qu’acte de violence

Le roman Étoile distante (1996)20 de Roberto Bolaño peut nous servir comme parallèle littéraire et nous aider à éclaircir le rapport entre photographie et pouvoir.

Cette fiction raconte l’histoire de Carlos Wieder, une sorte de poète d’avant-garde et pilote de la force aérienne chilienne durant la dictature d’Augusto Pinochet (1973 – 1990). Selon l’histoire, l’artiste écrivait ses poèmes dans le ciel avec les traînées de condensation de son avion, sous les regards stupéfaits et les applaudissements des militaires.

Dans un passage du livre, Carlos Wieder organise une exposition de ses photographies à Santiago. Jusque là, la nature de ces images était encore un mystère pour son public – gens du cercle des militaires, plasticiens et poètes de droite. Le poète disait qu’il s’agitait de la poésie visuelle, expérimentale, de « l’art pur », quelque chose qui les amuserait tous. Mais la réaction des spectateurs est de dégout devant le sujet des images. De fait, tous faisaient semblant d’ignorer les crimes comis pendant la dictature, mais en réalité cette élite étatique les connaissait déjà. Il s’agissait des photos des assassinats et tortures que Wieder lui-même avait perpétrées.

La photographie, c’est le document qui apporte l’évidence d’un fait, mais elle est aussi le registre de l’agonie. Dans l’histoire de

20 BOLAÑO Roberto, Estrella distante, Coll. Narrativas hispánicas, Barcelona, Ana- grama, 1999, c1996, p. 157.

Bolaño, la photographie est elle même un instrument de violence et de jouissance pour son photographe et, a priori, pour son public.

Mon intention c’est d’aborder la photographie comme un outil de pouvoir. Étant donné que le photographe peut toujours voir le modèle et celui-ci ne peut pas se voir lui-même, le photographe le cristallise en image selon ses propres intentions, en disposant ainsi du contrôle sur sor corps et – au moins partiellement – sur son avenir.

1.3.1 Photographie et possession de l’autre

La philosophe et romancière états-unienne Susan Sontag a fait une réflexion épistémologique, esthétique et morale sur l’image

photomécanique dans le livre Sur la photographie21. L’ouvrage

scrute l’acte de photographier et la valeur des images dans des divers contextes – guerres, tourisme, entourage familial, publicité etc.- en mettant en relief le discours de véracité qui porte ce document et l’échelle globale qu’il atteint, en devenant alors omniprésent. La photographie est analysée comme objet qui atteste une possession, qui construit et multiplie une idée de beauté, et aussi qui met en place un rapport hiérarchique entre le photographe et le photographié. Selon l’auteur, la photographie dénote un rapport de violence dans la même mesure qu’elle exerce et produit un savoir.

Cependant, il reste quelque chose de prédateur dans l’acte de prendre une photo. Photographier les gens, c’est les violer, en les voyant comme ils ne se voient jamais eux-mêmes, en ayant d’eux une connaissance qu’ils ne peuvent jamais avoir ; c’est les transformer en choses que l’on peut posséder de façon symbolique. De même que l’appareil photo est une sublimation de l’arme à feu, photographier quelqu’un est une sublimation de

21 SONTAG Susan, Sur la photographie, traduit de l’anglais par Philippe Blanchard en collaboration avec l’auteur, Coll. Choix-Essais, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2000, c1973, 241 p.

l’assassinat : assassinat feutré qui convient à une époque triste et apeurée22.