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Destruction comme critique

Chapitre 2. La destruction de l’image.

2.3 Les Scalpes de Dora Longo Bahia.

2.3.2 Destruction comme critique

Dora Longo Bahia évoque dans son travail ce dialogue matériel avec les idéologies et ses représentations. La série de peintures Escalpos (Scalpes) est inspirée des images véhiculées dans les cartes postales. Il s’agit des paysages urbains des villes du Rio de Janeiro (Escalpos Cariocas) et São Paulo (Escalpos Paulistas) peints en grand format. Comme processus de travail, l’artiste a peint à l’encre acrylique sur des surfaces lisses, comme le verre ou le plastique. Après avoir séché, le caractère élastique de l’encre a rendu possible son détachement de la surface sur laquelle il a été peint originellement. Arrachée en fragments comme des morceaux de peau, les parties colorées ont été ensuite attachées sur différentes surfaces – bois, métal ou même directement sur le mur – en formant des sortes de fragments de paysages partiellement détruits.

La série Scalpes Cariocas est consacrée aux célèbres vues du Pão de Açucar, du Corcovado et des plages de Rio de Janeiro. Il s’agit des peintures faites à partir des photographies de la topographie naturelle de la ville, historiquement élevée à la condition de représentation nationale55, un mythe de brésilianité. Dans les images

55 Le paysage joue un rôle important dans l’imaginaire brésilien. Un en avoir une di- mension il suffit de citer la relevance de la peinture de paysage pour l’Académie Impériale des Beaux Arts de Rio de Janeiro au XIXe siècle. Au contraire de la hiérarchie habituelle des genres de peinture – du plus au moins important, peinture d’histoire, portrait, peinture de

reproduites ici, on observe le rythme et les courbes des buttes, les promontoires, les morceaux de végétation et la mer qui dessine les limites de la terre, tout en nous renvoyant à des notions d’harmonie et de beauté. L’architecture de la ville ou ses éléments humains sont presque complètement absents des images, ainsi que les éléments genre, paysage et nature morte – le paysage naturel, en tant plus grande richesse de la na- tion, était dévouée à un statut spéciale. COUTO DA SILVA Maria Antonia, A Repercussão da exposição geral da Academia Imperial de Belas Artes de 1884, a última realizada durante o império, 22° Encontro Nacional da ANPAP Ecossistemas Estéticos, Belém, Pará, du 15 au 20 Octobre 2013. http://anpap.org.br/anais/2013/ANAIS/simposios/01/Maria%20Anto- nia%20Couto%20da%20Silva.pdf

de pauvreté et violence, caractéristiques des grandes villes latino- américaines marquées par la ségrégation sociale. L’intention de Dora Longo Bahia dans cette série carioca est de mettre en question le fantasme de la beauté naturelle du Brésil.

Dans la série des Scalpes, stéréotype de beauté est problématisé. L’image iniciale de la plage et les promotoirs se trouve corrompue par les caractéristiques inhérentes à l’œuvre, qui se montrent d’un coup et avec une violence déchirante. D’abord : les couleurs. Possiblement le premier élément qui brise la vue du spectateur, les couleurs altérées comme dans un négatif photographique accusent l’invraisemblable de l‘image en la renvoyant au processus photographique lui même. Autrement dit, la naturalité ou la fidélité de la photographie au « réel » est ici mise en question.

Au-delà de mettre accent sur l’artificialité de l’image, le négatif abîme l’harmonie des couleurs du paysage, avec ses dégradés, qui dans une photographie usuelle s’éloigneraient vers un horizon de plus en plus clair. À l’inverse, le résultat est ici plus sombre et dissonant. Dans Scalpes Cariocas ce choc est spécialement douloureux, étant- donné notre imaginaire de la nature, le lieu intouchable et éternel par excellence.

Les couleurs altérées sont aussi un signe du croisement entre photographie et peinture, un mélange qui d’après l’artiste apporte un élément d‘hallucination. Selon Dora Longo Bahia dans un interview réalisé au moment de son exposition Who is afraid of red ? dans la galerie Luiza Strina en 2002 :

Il y a une définition dans le dictionnaire de philosophie que j’aime beaucoup, que c’est la différence entre illusion et hallucination. À mon avis la peinture est une illusion et la photographie une hallucination. L’illusion c’est quand tu vois et tu te laisses tromper, mais tu sais qu’il s’agit d’un mensonge. Et l’hallucination c’est quand tu es trompé et tu ne t’en rends pas compte, tu penses que c’est vrai. Quand tu vois une photographie, tu la comprends comme quelque chose réelle, parce que ça a été photographié quelque part. La question c’est de savoir qu’est-ce qu’il y a été fait pour arriver à ce résultat, mais tu sais que l’origine de l’image c ‘est la réalité. Et quand tu vois une peinture tu pense : bon, ce sont des cocotiers,

mais il s’agit d’une peinture. Le ciel n’est pas noir comme ça, rien n’est si rose, mais c’est une peinture. Tout peut être créé (…) Mon intention est d’apporter à la peinture un élément de la photographie, et à la photographie, un élément de la peinture, pour créer une discussion sur une image ou un imaginaire, que c’est à quoi l’image te renvoie56. (Mes italiques)

56 De l’original en portugais : Há uma definição no dicionário de filosofia da qual eu gosto muito, da diferença entre ilusão e alucinação; e eu acho que a pintura é ilusão e a fo- tografia é alucinação. Porque a ilusão você vê e se deixa enganar, mas sabe que é mentira. E a alucinação você está sendo enganado, mas não sabe, pensa que é verdade. Quando você vê uma fotografia, você entende como verdade, porque foi fotografado de algum lugar. A preocupação é descobrir o que foi feito para chegar naquilo, mas sabe-se que a imagem veio da realidade. E quando você vê uma pintura você pensa: bom, são coqueiros, mas é uma pintura. O céu não é preto daquele jeito, nada é tão rosa, mas é uma pintura, tudo pode ter Image 21 - Dora Longo Bahia, Escalpo Carioca (Scalpe Carioca), 2006, encre acrylique sur bois, 400 x 720 cm.

L’artiste fait référence, dans cet extrait, au sens commun selon lequel la photographie serait une copie du réel. C’est son caractère « hallucinogène » qui convainc le regardeur. Si Longo Bahia réincarne la photographie dans la peinture, elle effectue donc un passage de « l’hallucination » à « l’illusion », en révélant l’image et tant qu’image, et pas comme copie vraie et crédible du réel. On peut comprendre ce passage comme un geste de désacralisation qui garde ses similarités avec le geste iconoclaste.