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Epistémologie de l’Étude et Parcours Méthodologique

1.2 De vieillard à senior

Être vieux dans le monde occidental contemporain nous renvoie à des configurations de valeurs distinctes par rapport à d’autres moments historiques et à d’autres cultures46. Ainsi, la place occupée par la vieillesse

dans l’imaginaire occidental est un intéressant objet sur lequel se sont penchés plusieurs philosophes, démographes et penseurs de toute époque. La division de la vie en phases et la définition de l’âge à partir duquel on devient vieux a toujours hanté les cerveaux européens qui, malgré des écrits réguliers sur l’âge du sentiment de vieillesse, n’ont pas pu dégager un consensus sur l’âge de la vieillesse.

En revanche, les traits sous lesquels ont été dépeints les vieux dans l’ancienneté montrent un certain consensus. L’historien Patrice Bourdelais47 nous donne maints extraits révélateurs de la place que la

vieillesse a occupé dans l’imaginaire social au fil des années. Le vieillard, dans une compilation du XIIIe Siècle48, apparait comme celui qui « est plein

de toux et de crachat et d’ordures » ; puis, en 1679 dans le premier

dictionnaire de la langue française49, comme « soupçonneux, jaloux, avares,

chagrins, causeurs, se plaignent toujours, [...] pas capables d’amitié ». Même

si l’image du vieux et de la vieillesse dans les sociétés occidentales a positivement évolué depuis, l’association vieillesse-décrépitude-déclin peut être identifiée dans l’imaginaire social sur la vieillesse à travers les siècles,

46 Cf. Lins de Barros, Myriam M. Introdução. Velhice ou terceira idade ? Estudos antropológicos sobre identidade, memória e política / ed. par Myriam M. LINS DE BARROS.

4e éd. Rio de Janeiro : FGV, 2006, p.7-10.

47 Cf. Bourdelais, Patrice. Le nouvel âge de la vieillesse : histoire du vieillissement de la population. Paris : Odile Jacob,1993.

48 Cette compilation, à laquelle nous n’avons pas pu avoir accès direct, ne fut éditée en

français qu’en 1556 par Jean Robichon sous le titre de « La Grande Compilation : Le grand propriétaire de toutes choses, très utile et très profitable pour tenir le corps en santé ». Apud Bourdelais, Patrice. Ibid.

49 Cf. Richelet, César-Pierre. Dictionnaire de Pierre Richelet. Genève : Éditions P. Richelet,

contribuant au statut social occupé par les vieux dans les sociétés occidentales contemporaines.

Selon Jean-Claude Henrard, la reconnaissance du corps comme signifiant social est le premier facteur culturel ayant contribué à l’actuelle représentation de la vieillesse. Cette vision a subi l’influence de l’héritage gréco-romain, associant et exaltant la jeunesse, la beauté et la performance. Ce sont l’émergence et le développement de l’individualisme caractéristique des sociétés occidentales à partir de la Renaissance et sous forte influence de la pensée de Descartes, qui ont généré une représentation dualiste distinguant l’homme de son corps et considérant la pensée comme tout à fait indépendante du corps-machine50 et qui ont donné lieu à cette conception

déficitaire de la vieillesse.

Aux alentours du milieu du XVIIIe siècle en France, une vision positive du vieillissement prend place à partir de l’attribution à cet âge de la notion de sagesse par les philosophes des Lumières. Ce nouvel imaginaire, est impulsé par les nouvelles découvertes sur le fonctionnement du corps et de la médecine qui offriraient aux vieux la possibilité de contribuer à la société avec leur force de travail, restant actifs jusqu’à leur mort. Il est aussi possible de percevoir que cette notion « positive » est attribuée à une catégorie très spécifique de vieux : ceux qui sont en bonne santé et en pleine possession de leurs capacités intellectuelles ou artistiques et, pourtant, capables de produire dans cette société envoûtée par la rationalité naissante51. Cette parcelle de la population de plus de 60 ans jouissant d’un

statut social particulier était alors généralement désignée, selon

50 Cf. Henrard, Jean-Claude. Les défis du vieillissement : la vieillesse n’est pas une maladie ! Paris : La Découverte, 2002.

l’anthropologue Clarice Peixoto52, par « personnes âgées », pour les

différencier des « autres individus » de plus de soixante ans avec qui, jusqu’à présent, ils formaient un groupe indifférencié : celui des « vieux ».

À partir de cette image idéale de la vieillesse que la rationalité moderne promeut, les personnes âgées incapables de travailler sont perçues comme une charge pour la France, surtout après la création des systèmes de retraites. La représentation sociale de la vieillesse est, ainsi, un réflexe de l’insertion des individus plus âgés dans le processus de production53 et cet

imaginaire s’ancre durablement dans les esprits. En fait, il a fallu attendre la montée en puissance des régimes de retraite mis en place après la Seconde Guerre mondiale et dont nous parlerons en détail dans la prochaine section, pour que la vieillesse devienne véritablement le temps de la retraite et que les « vieillards » se transforment en « retraités »54.

En France, l’évolution des politiques sociales, surtout après le Rapport Laroque (dont nous parlerons dans la section 1.3), l’augmentation des pensions de retraite et l’amélioration des conditions de vie des personnes âgées vont contribuer à l’apparition d’une nouvelle manière d’être âgé en France, celle du « Troisième âge »55. Cette nouvelle image de la

vieillesse qui se diffuse rapidement est celle de personnes actives, dynamiques, de retraités bien intégrés dans le circuit de consommation et qui profitent d’une sorte de renaissance après la période de travail.

52 Clarice Ehlers Peixoto est une anthropologue brésilienne ayant réalisé plusieurs

recherches comparatives entre le vieillissement en France et au Brésil, y compris une rétrospective des représentations sociales de la vieillesse au fils du temps dans les deux pays. (Cf. Peixoto, Clarice E. Entre o estigma e a compaixão e os termos classificatórios : velho, velhote, idoso, terceira idade... Velhice ou terceira idade ? Estudos antropológicos

sobre identidade, memória e política. 4e éd. / ed. par Myriam M. LINS DE BARROS. Rio de

Janeiro : FGV, 2006, p.69-84.)

53 Une discussion sur la modernisation dans les pays occidentaux et l’institutionnalisation du

cours de la vie sera présentée dans la section 1.3.

54 Cf. Dumons, Bruno et Pollet, Gilles. Le retraité, une identité sociale nouvelle ? Ethnologie française, décembre 1994, n.4, p.790-800.

55 Cf. Cribier Françoise. La migration de retraite des parisiens : une analyse de la

Cependant, dans le but de distinguer le groupe des « personnes âgées jeunes » de celui des « personnes âgées vieilles », naîtra, presque naturellement, l’image du quatrième âge, qui a bientôt été identifiée à la représentation traditionnelle de la vieillesse : décadence, incapacité, dépendance. Ainsi, le réel effet de la création de cette image artificielle des personnes âgées — le Troisième Âge — est de repousser l’ensemble des représentations négatives attribuées à la vieillesse à un âge plus avancé. Cette perspective se manifeste à travers le langage et le discours qu’utilisaient les politiques et les planificateurs sociaux en France il y a très peu, mais qui, selon Guérin56, serait en train de changer.

Plus récemment, une nouvelle image regroupant les personnes au-delà de cinquante ans — mais parfois à partir de 55 ou de 60 ans — semble naître en France : celle des « seniors ». Contrairement aux catégories de troisième et de quatrième âge, nées dans la mouvance de la politique de la vieillesse, c’est du monde du marketing qu’elle provient57,

désignant un groupe de personnes pas nécessairement retraitées et avec un pouvoir d’achat qui les transforme en consommateurs potentiels. Cette représentation apparaît aussi à travers les images véhiculées par les médias en France, dans lesquelles il est possible de vérifier un refoulement des interprétations négatives : les médias présentent, en effet, des images de la vieillesse qui font vendre. La jeunesse relative des « vieux » dans une société de consommation où règnent la beauté du corps et l’idéal de la jeunesse, est mise en avant en mettant en scène des adultes dans leur perpétuelle maturité et en étendant dans le temps l’image du sportif d’âge mûr.

Au Brésil, les études portant sur l’évolution de la nomenclature utilisée pour appeler les personnes les plus âgées de la société sont plus

56 Cf. Serge Guérin. La société des seniors. Paris : Editions Michalon, 2009.

57 Cf. Caradec, Vincent. Sociologie de la vieillesse et du vieillissement. 2e éd. Barcelone :

rares, probablement à cause du caractère plus récent du processus de vieillissement de la population. Selon Clarice Peixoto58, il semble que la

connotation négative du vocable « vieux » a suivi un chemin similaire à celui qui a pris place en France, quoique plus tardivement, dans les années 60, vu que le vieillissement de la population brésilienne est un phénomène plus récent. Jusque-là, le terme n’évoquait pas un sens spécifiquement négatif, étant employé quelques fois de façon affective et d’autres de manière péjorative, selon le contexte. Vers la fin des années 60, probablement comme une répercussion des changements en Europe, les documents et textes officiels et scientifiques préfèrent employer le terme « idoso » — équivalent en portugais de « personnes âgées » — ouvrant le chemin pour l’institution d’une ambivalence durable au sein de la société brésilienne avec celui de « velho » (vieux). Ainsi, l’expression « idoso », plus respectueuse, servira, dorénavant, à nommer les personnes de plus de soixante ans en général et le terme « velho » sera associé à la décadence, étant exclu des textes officiels59.

Les modifications de la législation concernant les systèmes de retraite au Brésil génèrent, comme il a précédemment été question en France, une nouvelle représentation sociale du retraité. À partir de la restructuration du cycle de vie selon le processus de production, le retraité est associé à la non-activité, à la non-production, à la décadence. Toutefois, comme nous le signale Myriam Barros60 et Bernard Ennuyer61, cette notion

semble épargner les individus âgés occupant des positions socialement reconnues dans un pays ; par exemple, les politiciens, les artistes, les chefs d’entreprise, etc.

58 Cf. Peixoto, Clarice. Entre o estigma e a compaixão e os termos classificatórios. op. cit. 59 Ibid.

60 Cf. Lins de Barros, Myriam M. Velhice na Contemporaneidade. Familia e Envelhecimento /

ed par Clarice E. PEIXOTO. Rio de Janeiro : FGV, 2004. p.11-23.

La notion de « terceira idade » (troisième âge) commence à être employée vers la fin des années 80 inspirée par la notion française62 et est

accompagnée du développement de plusieurs services destinés à ce public : des agences de tourisme spécialisées, des produits de beauté, etc.

De nos jours, il est possible de percevoir l’émergence au Brésil de plusieurs dénominations pour désigner les personnes les plus âgées : « Maior Idade »63 et « Melhor Idade » apparaissent dans des programmes

institutionnels et dans le marketing spécialisé pour définir un groupe en bonne santé, actif. Des termes comme « Masters » et « Veterano » (Vétéran) sont plus communément utilisés pour dénommer la catégorie composée par les personnes les plus âgées lors d’une compétition sportive (squash, tennis, natation, etc.), comme c’est le cas en France. Mais si aujourd’hui, au Brésil, de nouvelles dénominations sont créées à tout moment afin de donner une vision plus positive de la vieillesse, cela semble s’appliquer à une catégorie très spécifique de ce groupe et la stigmatisation et les préjugés autour de la vieillesse persistent dans nos sociétés. Les politiques du vieillissement et de la vieillesse ont le potentiel d’aider à sortir la vieillesse de cette place marginale qui lui a été attribuée dans nos sociétés, l’associant exclusivement à l’inutilité et à l’augmentation des dépenses du pays, non seulement par l’emploi de termes plus affectueux pour se référer à cette frange de la population mais en rendant ce moment de la vie aussi profitable que les autres. Dans ce contexte, le développement et l’effective implémentation de politiques et programmes concernant cette parcelle de la population sont primordiaux, à condition qu’elles ne deviennent pas qu’un adjuvant de l’économie, sans projet particulier pour les populations qu’elles traitent.

62 Cf. Peixoto, Clarice. Entre o estigma e a compaixão e os termos classificatórios. op. cit. 63 « Maior Idade » est un jeu de mot avec Maioridade (majorité civile, en français) et Maior