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Epistémologie de l’Étude et Parcours Méthodologique

3.3 La captation de la réalité

3.3.5 Liens de confiance

Au fil des rencontres, ce qui a commencé par un intérêt professionnel pour la vie de nos sujets s'est transformé en partage, en amitié. Avec certains de nos interlocuteurs nous avons passé des dizaines d'heures, partagé des repas, pris le bus ensemble, nous avons assisté à leurs danses et à leurs fêtes, papoté au téléphone. C’est un pacte de confiance qui s’établit et permet que les récits se révèlent sous la forme de confidences, que les sentiments se libèrent au cours des entretiens et que le rythme de chacun soit respecté, sans insistance, sans imposition276, inspirant

cette remise de soi continuelle, cette remémoration et introspection que réalise la personne à travers son récit. Cette relation qui se tisse au fur et à mesure que chercheur et narrateur se découvrent et dialoguent, se révèle dans les histoires de vie par les rires, les confidences racontées en mode off

the record, les non-dits.

276 Cf. Torregrosa, Apolline. Résonance Formatrice et Socialités autour d'Histoire de vie. Op. cit.

Dans chaque rencontre, cette empathie a été plus ou moins forte, plus ou moins présente. Empathie qui serait, à partir des conclusions de Chloé Charliac277, la capacité de se mettre mentalement à la place d'autrui,

de prendre sa perspective du monde mais sans confusion avec autrui, de l’imaginer dans son temps afin de saisir ses motifs, ses ressentis. Il s'agit donc d'un référentiel allocentré qui distingue l'empathie de la sympathie, puisque la sympathie, qui a un référentiel égocentré, relève plus d'un transfert (je souffre avec autrui). Cette distinction entre référentiel allocentré et référentiel égocentré permet donc le maintien d'une certaine distance entre soi et autrui, puisqu'il ne s'agit pas de « vivre avec », mais bien de « se mettre à la place de... », dans l'unique but d'accéder à la compréhension des expériences vécues.

Il est important, dans ce sens, de ne pas confondre timidité et pudeur avec manque de confiance du narrateur envers le chercheur. Même s’il se forme une relation d’empathie et qu’un pacte de confiance s’établisse, quelques personnes ont tendance à révéler moins de leur intimité, soit par timidité, trace de personnalité de certains de nos sujets ou par une certaine pudeur. Il a aussi été fréquent que les interviewés, n’ayant pas l’habitude de parler de certains aspects de leur vie et surtout de leurs sentiments, pensent que cela « ne peut servir à rien » et préfèrent raccourcir le récit en s’en tenant aux faits objectifs. Cela a requis une habilité du chercheur de rassurer les narrateurs sur l’importance des aspects subjectifs de son vécu. Il a été fréquent aussi que les participants demandent s’ils « étaient en train de bien répondre », si leur récit venait à l’encontre de nos attentes, qu’ils demandent de les corriger si besoin, auquel cas je les rassurais en disant qu’il n’y avait pas de correct ou incorrect et que tout nous intéressait.

Initialement, les participants étaient invités à lire et signer un terme de consentement libre et éclairé (TCLE), comme conditio sine qua non pour

277 Charliac, Chloé. De la salle de spectacle à l’espace créatif. Op. cit. p.140. Pour une

la réalisation de l’entretien, où le chercheur s’engage avec l'anonymat et la confidentialité du participant, ainsi que du respect d’autres aspects éthiques de la recherche. Les aspects éthiques de la recherche seront discutés dans la section 3.4.

Avec l’objectif de tester l’instrument utilisé et de détecter de possibles besoins d’adaptation de notre méthode, j’ai réalisé un essai pilote avec Daniel278, un monsieur âgé de soixante-quatorze ans avec lequel

j’avais établi une relation de confiance lors de participations dans le groupe de thérapie communautaire et que nous ne pouvions pas inclure dans notre étude à cause de son lieu de résidence, situé dans la région centrale de la ville de Rio de Janeiro. Cet entretien a été réalisé sur son lieu de travail, comme décidé par lui, lors d’un après-midi assez tranquille.

Cette approximation nous a permis de nous rendre compte de quelques préceptes fondamentaux pour le bon déroulement de l’entretien, comme l’importance d’un lieu aussi tranquille que possible, avec le moins d'interférences externes, afin de garantir l’intimité des récits et la qualité de l’enregistrement. C’est également à la suite de ce pilote d’entretien que nous avons réalisé qu’il était important de mémoriser les thèmes principaux autour desquels nous espérions entendre les interviewés afin que cela ressemble d’avantage à une conversation informelle, puisque la présence d’une feuille de papier entre les mains du chercheur provoquait un clair besoin de répondre objectivement et correctement à des questions, comme si le participant était en train d’être testé dans ses connaissances. De même pour le dictaphone utilisé pour enregistrer les récits qui, positionné entre chercheur et narrateur et sous les yeux de ce dernier, éliminait la part de spontanéité de ces rencontres.

Ainsi, les entretiens ont été enregistrés numériquement suite à l’accord des participants afin de préserver la fidélité des discours. Au début

de chaque entretien, il leur était demandé s’ils faisaient opposition à ce que le dictaphone soit éliminé de leur vue — normalement mis sur une table à côté — , ce à quoi aucun d’entre eux n’a trouvé de problème. Les entretiens ont tous été transcrits en respectant fidèlement le discours des narrateurs, ainsi que chaque hésitation, chaque rire, chaque silence. Les vices de langage ont été éliminés lors de leur insertion en tant que citation dans notre analyse pour une meilleure lisibilité, prenant soin de ne pas supprimer la façon d’être de chaque participant. Cependant, ces éléments caractéristiques du langage oral figurent en tant que tels dans la transcription à proprement parler, en portugais, ainsi que la transcription des questions du chercheur, ce qui nous a permis de tenir compte du texte de l'énonciation dans notre analyse.

Suite à plusieurs lectures exhaustives du matériel transcrit, nous avons pu constater que quelques thèmes n’avaient pas été abordés ou que certains points d'intérêt évoqués par les interviewés restaient à explorer. Face à cela, nous avons recontacté cinq des huit participants, afin de prendre rendez-vous pour un nouvel entretien, possibilité qui leur avait été exposée antérieurement. Avec un nouveau guide d’entretien en tête, nous avons réussi à combler tous les aspects que nous nous étions proposés en un maximum de deux entretiens par participant.

Dans tous les cas, le deuxième entretien a été d’une durée moindre que le premier, à l’exception de celui de Colette, qui fut d’une durée identique. En moyenne, la durée de ce premier entretien a été de soixante- sept minutes, allant de trente-deux minutes pour la plus courte jusqu’à cent vingt-sept pour la plus longue ; pour le deuxième, cette moyenne a été raccourcie à vingt-huit minutes, variant de quinze à quarante-quatre minutes Nous considérons que cette variation de la durée des entretiens d’une personne à l’autre est due à la façon d’être de chacun et n’a pas eu d’incidence notable sur le contenu.

Suite à la transcription de ces deuxièmes entretiens et en respect des préceptes éthiques de la recherche, les discours ont été restitués aux participants dans leur intégralité pour la confirmation des informations fournies et pour un éventuel complément, si cela était jugé nécessaire. Nous avons pris le soin de recontacter chacun des participants une dizaine de jours après l’envoi par voie postale ou par la remise en main propre des entretiens transcrits afin de nous certifier qu’ils avaient bien été reçus et qu’il n’y avait pas de discordance quant au maintien de la participation à la recherche. Aucun des sujets n’a voulu rajouter des informations. Un d’entre eux a été étonné de voir toutes les expressions caractéristiques du langage oral qu’il employait dans son récit. Un deuxième participant nous a demandé s’il était possible d’avoir aussi une copie de l’audio de l’entretien, ce qui a été arrangé.

Enfin, ce que nous avons essayé de montrer ici est surtout une croyance dans la liberté dont le chercheur doit pouvoir profiter quand il est face à un nouvel phénomène : liberté d’inclure de nouveaux instruments, techniques, procédures face aux situations singulières auxquelles il fait face dans le quotidien de la recherche. Tel est aussi le point de vue de Becker279

et Roseni Pinheiro280, pour qui le chercheur en sciences sociales doit se

préoccuper plus de l’objet que de la méthode et se sentir libre d’inventer les méthodes capables de résoudre ses problèmes de recherche, compte tenu des particularités et de la singularité de chaque problème. Fuir les limitations et ne pas se réduire aux méthodes tracées a priori et employer des méthodes qui guident le chercheur dans son chemin vers la connaissance sans pour autant, comme l’atteste Minayo281, entraver sa créativité révèle

279 Cf. Becker, Howard S. Les ficelles du métier : comment conduire sa recherche en sciences sociales. Paris : Éditions La Découverte, 2002.

280 Cf. Pinheiro, Roseni. Entrevista com Paulo Henrique Martins antecipa debate do XXV

Congresso da ALAS. Boletin informativo do Lappis [en ligne]. 29 juillet 2011 [réf. du 30 juillet 2011]. Disponible sur : <http://www.ims.uerj.br/lappis/index.php/materias/46-noticia/155- entrevista-com-paulo-henrique-martins-antecipa-debate-do-xxviii-congresso-da-alas.html>

des chercheurs en consonance avec l’esprit du temps, en ce moment où s’esquisse une mutation sociale. Ainsi, il était impossible de pénétrer notre terrain avec des a priori qui finiraient par réduire la complexité du quotidien à une partie incomplète de la réalité.

La richesse résultante de la diversité des regards que nous avons apportés à nos questions et problèmes de recherche se dévoile dans la compréhension des données.