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Epistémologie de l’Étude et Parcours Méthodologique

3.3 La captation de la réalité

3.3.1 L’insertion dans le territoire

Nous immerger dans le terrain d’étude fut pour nous une tâche des plus agréables. Cependant ces premières incursions exigeaient de définir au préalable ce terrain, ce qui a représenté la première difficulté à laquelle nous

avons dû faire face. Plusieurs tentatives pour trouver sur Internet une carte montrant les limites géographiques de Tijuca ayant échoué, je me suis rendue directement à l’Administration de la Région VIII afin d’obtenir cette information. Là, un fonctionnaire a prétendu ne pas pouvoir nous renseigner, ce qui m’a semblé incompréhensible. Il a fallu se rendre à l’institut municipal d’urbanisme de Rio de Janeiro, l’Instituto Pereira Passos (IPP), où il est possible de se procurer un plan indiquant les délimitations géographiques et les rues marquant les limites, les zones de favelas, etc.

À partir de ce plan — en fait, deux grands plans de plus d’un mètre carré chacun — , nous avons pu créer une autre carte sur Google Maps à une échelle plus appropriée afin de pouvoir l’emporter dans nos incursions dans le terrain. Munie de ce plan, d’un dictaphone et d’un carnet pour nos notes de terrain, j’ai fait à plusieurs reprises le tour du quartier, flâné dans ses rues, je me suis arrêtée pour parler aux gens, observer leurs allées et venues et ainsi comprendre la(es) dynamique(s) du quartier, vivre son quotidien à son rythme. Les déplacements au supermarché, à la banque, à la pharmacie, au parc, les conversations, les interactions diverses nous ont permis d'appréhender peu à peu la dynamique du quotidien des habitants les plus âgés du quartier. J’ai été amenée à pratiquer l’errance, « la dérive

comme un art de l’expérience et de la connaissance sociologique » 230 ,

comme le suggère Fabio la Rocca.

Il a été ainsi possible de cartographier les territoires — églises, écoles, parcs, associations communautaires — où se déroulaient prioritairement les interactions, les lieux où circulaient ces vieilles personnes,

230 Le sociologue Fabio La Rocca, dans sa thèse de doctorat (La Rocca, Fabio. Vision(s) de la ville postmoderne : une perspective d'une sociologie visuelle, 414 p. Thèse : Sociologie :

Université Paris Descartes : 2008. p. 8.) suggère la notion de dérive présentée par les situationnistes dans le n°1 de l’Internationale situationniste de juin 1958, pour lesquels elle constitue un mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner l’exercice continu de cette expérience.

sujets de notre étude, et qu’elles fréquentaient au quotidien, ainsi que les macro-aspects influençant la vie à Tijuca.

À partir de cette cartographie du quartier nous avons procédé à un « découpage » de l’espace nous permettant de comprendre les particularités du vécu quotidien des personnes âgées sans compromettre l’appréhension de la singularité de chaque expérience et de la diversité des vécus. Le fait d’avoir affaire à un espace circonscrit « rend l’observation directe possible parce que celle-ci met le chercheur face à un ensemble fini et convergent d’interactions »231. La délimitation de l’espace qui a été opérée est présentée

en annexe sur le plan du quartier de Tijuca (Annexe A).

La conception du territoire qui nous a guidée renvoie à l’idée emblématique de Michel Maffesoli que « le lieu fait lien »232, qui dans notre

cas pourrait également être inversée : « le lien fait lieu », car les relations interpersonnelles qui s’établissent dans le quotidien des gens leur font incorporer à leurs vies de nouveaux lieux qui ne leur étaient pas habituels et auxquels, dorénavant, ils attribueront un sens. Le territoire fonctionne ainsi comme un véritable tissu connectif entre les personnes, il abrite les personnes et les institutions qui participent à la détermination de leurs modes de vie ; mais il faut aussi le concevoir comme une construction fondée sur les rencontres. Pour en donner un exemple, une vieille dame qui habite et circule dans une favela (ou bidonville) à Rio de Janeiro fera des rencontres à la boulangerie, à l’église, dans son voisinage et s’identifiera plus ou moins avec ces personnes avec lesquelles elle établira des réseaux, des liens de confiance. L’une de ces relations peut vouloir lui faire partager un autre endroit qu’elle-même, à son tour, intégrera dans son quotidien : un cours de danse, un groupe qui se rencontre pour faire de l’artisanat, une association qui fait du bénévolat dans les hôpitaux. Cette interaction, ce lien est donc à

231 Arborio, Anne-Marie et Fournier, Pierre. L'enquête et ses méthodes : l'observation directe.

2e éd. Paris : Nathan. 2003, 128 p. p. 11

232 Pour plus de détails, Cf. Maffesoli, Michel. Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes. 3e éd. Paris : La table ronde, 2000.

l’origine de ce nouvel espace, ce lieu qui peut, à son tour, acquérir un sens dans la vie de notre vieille dame. Et ainsi de suite.

Nous reprenons également à notre compte la notion de « mobilité » du territoire introduite par le penseur brésilien Milton Santos233,

que nous jugeons complémentaire à l’idée que « le lieu fait lien » et vice- versa. Ce seraient, donc, les relations sociales (sociétales) qui transforment un espace en territoire, l’espace étant un a priori et le territoire un a

posteriori. De la même façon que l’espace et le territoire sont fondamentaux

pour l’établissement des relations, celles-ci produisent sans cesse des territoires de façon contradictoire, solidaire ou conflictuelle. Par leur diversité, les relations sociales créent différents types de territoires qui peuvent constituer de vastes zones continues ou au contraire s’organiser de façon discontinue en points et réseaux, et ce à différentes échelles et dimensions. Ainsi, les territoires peuvent être des pays, des régions, des villes, des quartiers, un lieu de travail, une communauté, une maison, un corps, une pensée, une connaissance. Les territoires sont donc à la fois concrets et immatériels.

Cette phase exploratoire qui a rendu possible la cartographie et le découpage de l’espace dans l’objectif de délimiter un territoire-scénario pour notre étude nous a pris environ dix semaines. Elle a précédé la deuxième phase de la recherche de terrain dans laquelle, une fois le territoire délimité, nous avons pu approfondir notre compréhension du phénomène dans le scénario choisi. La technique de l’observation participante a été adoptée tout au long de ces deux phases de l’étude de terrain ou « captation de la réalité ».

Dans les pages qui suivent, nous nous pencherons sur les possibilités que l’observation participante offre au chercheur, ainsi qu’à l’entrainement du regard et à la rigueur que demande cette technique.