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Epistémologie de l’Étude et Parcours Méthodologique

1.4 Espace théorique de l’objet

Le vieillissement et la vieillesse ont longtemps été relégués au second plan par les sciences humaines et sociales. Cela est partiellement compréhensible si on considère que la participation des ainés était considérée comme une donnée négligeable jusqu’à très récemment, comme nous l’avons explicité au début de ce chapitre. Autrement dit, arriver à un âge avancé était, il n’y a pas si longtemps, une exception et cela n’était habituellement pas vu comme un avantage, bien au contraire. Selon la sociologue Alda B. Motta, la négligence généralisée dont les personnes âgées ont toujours été victimes dans les sociétés occidentales est au fondement de ce manque d'intérêt de la part des sciences humaines :

« N’ayant pas une place sociale, ils n’avaient pas non plus une place théorique »124.

124 Motta, Alda B. Chegando pra idade. Velhice ou terceira idade ? Estudos antropológicos sobre identidade, memória e política / ed. par Myriam M. LINS DE BARROS. 4e éd. Rio de

La sociologie ne s’est intéressée que tardivement au vieillissement et à la vieillesse. En effet,

...l’âge est périphérique par rapport aux préoccupations originelles de la sociologie…l’homo sociologicus a été défini avant tout par son appartenance sociale et l’âge a été considéré comme une caractéristique secondaire. […] L’âge a encore souffert d’un dernier handicap : caractéristique individuelle ancrée dans la réalité biologique, il est apparu comme trop peu « social » et a été négligé par la sociologie naissant e, soucieuse de délimit er son t errit oire disciplinaire125.

Ce n’est donc qu’à partir des années 1960 que la sociologie française commence progressivement à s’intéresser à l’étude de la vieillesse et du vieillissement. Au Brésil, ce n’est que vers la fin des années 1980 et au début des années 90 que certains domaines des sciences sociales s’éveillent à l’étude de ce thème126,127.

Plusieurs études récentes révèlent des aspects qui jusqu’à présent étaient resté voilés, soit parce que la parcelle de la population qui était affectée était peu significative, soit parce qu’ils ne constituaient pas un domaine d'intérêt pour les centres de recherche brésiliens. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que les personnes âgées sont devenues l’objet de recherches et d’actions plus systématisées au Brésil128.

Un des thèmes les plus récents et discutés au Brésil concerne la violence contre les personnes âgées129 et les droits de cette population. La

violence apparaît comme un important problème de santé publique et se

125 Caradec, Vincent. Sociologie de la vieillesse et du vieillissement. Op. cit. p. 5-6.

126 Cf. Peixoto, Clarice. Entre o estigma e a compaixão e os termos classificatórios Op. cit. 127 Cf. Lins de Barros, Myriam M. Introdução. Op. cit.

128 Cf. Batalha, Elisa et al. Novos velhos desafios. Revista de Manguinhos, dec. 2010, vol.

22, p. 25-31.

129 Récemment, une importante revue scientifique a publié un numéro dédié à ce thème

(ABRASCO. Atenção à pessoa idosa vítima de violência como política pública. Ciência

révèle sous plusieurs formes — violence physique et psychologique, abus sexuel, exploration économique, abandon, négligence. Ces faits sont très souvent perpétrés par un membre de la famille, à son propre domicile. Les caractéristiques et les formes sous lesquelles s'exprime la violence contre les personnes âgées, associées au manque de compétences spécifiques et de garanties sérieuses des professionnels sur le sujet rendent sa dénonciation et sa notification d’autant plus difficile130. Selon Souza et

Minayo131, les politiques publiques sont très lentement en train d’incorporer

ce sujet, surtout depuis la première décennie du XXIe siècle. La mise en évidence de ces questions fondamentales est à mettre au crédit des sciences sociales et humaines, ainsi qu’à celui des acteurs de la santé publique brésilienne.

La problématique des violences faites aux personnes âgées nous mène à un autre sujet de plus en plus présent dans les discussions : les relations intergénérationnelles. Des études montrent que les changements démographiques et sociaux sont en train d’affecter les relations familiales, avec une augmentation de la co-résidence entre les générations132. Une

préoccupation surtout au Brésil où 45% des personnes âgées vivent avec leurs fils et /ou petits-fils et sont responsables d’une part importante de l’apport financier dans la famille. Ainsi, dans plus de la moitié des foyers ayant au moins une personne âgée, celles-ci subviennent aux besoins financiers de la maison pour des sommes représentant jusqu’à 90% du

130 Pour plus de précisions, voir « Minayo, Maria Cecília de S. A. difícil e lenta entrada da

violência na agenda do setor saúde. Cad Saude Publica, 2004, vol.20, n.3, p.646-647. Disponible en anglais également.

131 Cf. Souza, Edinilsa R. et Minayo Maria Cecília de S. A. Inserção do tema violência contra

a pessoa idosa nas políticas públicas de atenção à saúde no Brasil. Ciência saúde coletiva, 2010, vol.15, n.6, p. 2659-2668.

132 Cf. Camarano, Ana Amélia et Kanso El Ghaouri, Solange. Famílias com idosos : ninhos

budget mensuel133. Il est également fait état de personnes âgées

dépendantes qui, affectées par une condition chronique nécessitant des soins (de basse, moyenne ou haute complexité) de longue durée, sont soignées à domicile par un, voire plusieurs membres de leur famille, dans la plupart des cas134,135. Ces nouveaux arrangements familiaux nous

interrogent et le dévoilement de leurs multiples aspects est un travail qui s'effectue dans la collaboration de divers champs d’études et de multiples approches méthodologiques non-excluantes, mais, bien au contraire, complémentaires.

Nous avons présenté ici quelques-unes des questions que se posent ceux qui pensent et travaillent quotidiennement en rapport avec le phénomène de la vieillesse et du vieillissement au Brésil. Mais soit au Brésil, en France ou ailleurs, les questions concernant les personnes âgées dans nos sociétés doivent être pensées — et repensées. La contribution que peuvent donner la sociologie et d’autres champs d’étude adoptant des méthodologies plus compréhensibles et qui ne rigidifient pas l’objet d’étude est plus nécessaire qu’elle ne l’a jamais été pour appréhender les multiples facettes de ce thème complexe. Plus important, il nous faut imaginer la complexité du vieillissement dans le champ social, psychosocial, démographique, philosophique, économique, politique et de la santé publique pour inscrire cette démarche gérontologique dans un cadre transdisciplinaire, où chaque discipline a sa contribution à donner pour l’élaboration de politiques publiques plus compréhensives pour la population qu’elle compte en faire bénéficier. Mais un point de vue semble être systématiquement oublié dans cet effort.

133 Cf. IBGE. PNAD 2007 [en ligne]. Rio de Janeiro : IBGE, 2007 [réf. du 15 juin 2011].

Disponible sur : <http://www.ibge.gov.br/home/estatistica/populacao/trabalhoerendimento/ pnad2007/graficos_pdf.pdf>

134 Cf. Silva, Kênia L. et al. Internação domiciliar no Sistema Único de Saúde. Op. cit.

135 Cf. Roseni Rosângela de Sena et al. O cotidiano da cuidadora no domicilio : desafios de

um fazer solitario. Cogitare Enfermagem [en ligne]. Mai/aout 2006 [réf. du 18 juin 2011], p. 124-132. Disponible sur http://ojs.c3sl.ufpr.br/ojs2/index.php/cogitare/article/view/6854/4868

Améliorer le vivre ensemble, densifier le lien social, renforcer l’état de santé de la population, vaincre les discriminations liées à l’âge. Pour toutes ces orientations, les personnes âgées auront un rôle à jouer. Ainsi, il nous paraît primordial d’écouter en premier lieu ce que pensent et sentent les personnes directement et quotidiennement impliquées dans ce processus : les vieux eux-mêmes. Car si les politiques qui sont en train d’être créées ne prennent pas en compte la diversité culturelle, la multiplicité des façons de vieillir, l’hétérogénéité des expériences de ces personnes, elles risquent, au contraire, de perpétuer les inégalités136. Et comme l’affirme

l’anthropologue brésilienne Elizabeth Uchôa137, la contribution des sciences

douces, comme certains domaines de l’anthropologie et de la sociologie, va bien au-delà de l’identification des problèmes prioritaires pour la population âgée et de la définition des actions qui doivent être privilégiées pour les affronter. Car pour que l’implémentation et l’exécution des actions définies par les politiques soient couronnées de succès , il est primordial de connaître un peu plus des caractéristiques de cette population : la façon dont ces personnes vieillissent, le sens et la signification qu’ils attribuent à ce moment de la vie ou la façon dont elles l’intègrent à leur quotidien.

C’est donc par une approche compréhensible, sensible, capable de saisir l’ambiance présente que nous comptons rendre compte de la pensée et des sentiments d’une minuscule parcelle de cette population, qui, dans son insignifiance quantitative et dans ce qu’elle a de plus ordinaire, révèle une richesse insoupçonnée. La méthodologie des histoires de vie qui a rendu possible cette immersion dans le quotidien est exposée dans le Chapitre III.

Pour conclure, il est clair que l’incrément des investissements publics pour l’élaboration et l’application des politiques publiques est

136 Cf. Brito, Fausto. Transição demográfia e desigualdades sociais no Brasil. R. bras. Est. Pop., São Paulo, 2008, vol.25, n.1, p. 5-26.

137 Cf. Uchôa, Elizabeth. Contribuições da antropologia para uma abordagem das questões

nécessaire. Cependant, ces efforts seront vains si ces politiques et les actions et les programmes qui en résultent sont élaborés en s’appuyant sur une vision unilatérale du phénomène et une réalité qui n’a plus lieu d’être. Ainsi, pour connaître les besoins et les demandes contemporaines de cette population, il faut connaître de près ses modes de vie, sa pensée, son quotidien. Pour cela il faut utiliser des méthodes capables de capter

Comme c’est ennuyeux d’être moderne. Maintenant je serai éternel.

Carlos Drummond de Andrade, Un peu de poésie, 1930.

Comme nous avons pu le constater dans le premier chapitre de la thèse, l’attention croissante portée par les sciences sociales aux thèmes de la vieillesse et du vieillissement accompagne, surtout au Brésil, le propre mouvement de découverte de la vieillesse par la société. Si au cours du XXe siècle le vieillissement démographique est devenu une réalité rendue visible par le biais des statistiques, sa présence est maintenant inéluctable dans le quotidien des habitants de nos villes. La vieillesse devient une étape normale de l’existence, que de plus en plus de personnes s’attendent à vivre. D’un autre côté, c’est un phénomène encore assez méconnu et dont la complexité commence à peine à se révéler. Dans ce dévoilement, les divers domaines scientifiques ont chacun leur contribution à donner pour une meilleure compréhension du phénomène. Cependant, sur ce chemin, son hétérogénéité semble être systématiquement négligée par certaines études

qui anéantissent les particularités et la singularité du vieillir et qui tendent à le généraliser.

Afin de vaincre cet obstacle, la sociologie et d’autres sciences « douces » ont un important rôle à jouer, par le développement d’études qui cherchent à comprendre les aspects symboliques, les valeurs, l’imaginaire social, l’univers culturel de ce phénomène. Pour ce faire, il faut employer des chemins de pensée peu canoniques, menant au cœur du phénomène : le quotidien des personnes âgées. C’est ainsi que nous pourrons rendre compte des aspects qui ne peuvent se dévoiler que par l’observation de la vraie vie, par le regard et la compréhension des vieux eux-mêmes et combler ce manque de connaissance que laissent d’autres approches et qui se répercute impitoyablement dans l’élaboration et l'implémentation des politiques sociales.

Évidemment, l’objet d’étude que nous abordons ne peut être appréhendé dans sa complexité en dehors de son contexte — du moment de transition paradigmatique que vit la société brésilienne. C’est par un détour historique, mais aussi socioculturel, que nous présentons la décadence de l’idéal moderne et l’émergence du paradigme de la postmodernité dans les sociétés occidentales. Ensuite, nous développons les hypothèses qui conduiront nos recherches et sur lesquelles nous espérons apporter notre contribution.

Comme l’affirme Boaventura de Sousa Santos138 :

Si nous voulons, comme nous devons, être sociologues de notre circonstance, nous devrions commencer par le contexte socio-temporel duquel émergent nos perplexités.

138 Santos, Boaventura de S. Pela mão de Alice : O social e o político na pós-modernidade.