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La vertu morale liée à l’action : la justice

Dans le document La justice humaine chez Thomas d’Aquin (Page 174-180)

II. LA VERTU DE JUSTICE

1. LES VERTUS ET SES TYPES

1.2. Les vertus morales

1.2.2. La vertu morale liée à l’action : la justice

vindicat fortitudo. Tanto enim magis laudatur qui firmiter stat, quanto habet gravius impellens ad cadendum vel retrocedendum. Impellit autem hominem ad discedendum ab eo quod est secundum rationem et bonum delectans et malum affligens, sed gravius impellit dolor corporis quam voluptas, dicit enim Augustinus, in libro octoginta trium quaest., nemo est qui non magis dolorem fugiat quam affectat voluptatem, quandoquidem videmus et immanissimas bestias a maximis voluptatibus exterreri dolorum metu. Et inter dolores animi et pericula maxime timentur ea quae ducunt ad mortem, contra quae firmiter stat fortis. Unde fortitudo est virtus cardinalis.

115 PORTER, J., The Recovery of Virtue: The Relevance of Aquinas for the Christian Ethics, p. 111.

116 PORTER, J., The Recovery of Virtue: The Relevance of Aquinas for the Christian Ethics, p. 116.

117 PORTER, J., The Recovery of Virtue: The Relevance of Aquinas for the Christian Ethics, p. 122.

118 “(…) the individual virtues of temperance and fortitude must be given order and more definite content by justice, which directs the individual toward the ideal order of equality rather than toward the customs of his particular society, and by prudence, which grounds all the actions and reactions of the individual in his vision of the human good”. PORTER, J., The Recovery of Virtue: The Relevance of

Thomas d’Aquin définit la justice en intégrant l’enseignement des Pères de l’Église, qui s’attachent particulièrement à l’exposé de Cicéron, mais aussi d’Ulpien, avec celui d’Aristote. En s’efforçant de résorber toute contradiction, il donne cohérence logique et appui historico-juridique à la pensée catholique. F. Senn résume son cheminement. Selon lui, l’Aquinate reprend la définition d’Ulpien, à laquelle il ajoute celle d’Aristote. Il cite encore Cicéron en disant de la justice qu’elle est une vertu qui s’applique uniquement aux rapports avec autrui119. Il reprend à la fois Aristote et Cicéron lorsqu’il dit qu’elle est une vertu générale ayant pour effet de coordonner vers le bien commun les actes de toutes les vertus120. Citant encore Cicéron, il ajoute qu’elle est la plus élevée de toutes les vertus morales, car elle réside dans la volonté et son acte propre est de rendre à chacun ce qui lui appartient121. A.-D. Sertillanges présente la définition de la vertu de la justice chez Thomas comme « une disposition de l’âme selon laquelle, d’une volonté constante et perpétuelle, on traite chacun selon son droit »122.

La particularité de la justice vis-à-vis d’autres vertus repose sur son aspect altruiste. La justice humaine est une vertu qui se refère à autrui et ne fait pas de sens en dehors de la vie associative.

119 SENN, F., De la justice et du droit, p. 51, note 1 (suite).

120 SENN, F., De la justice et du droit, p. 51/2, note 1 (suite).

121 SENN, F., De la justice et du droit, p. 52, note 1 (suite).

Ulpien, Justinien : La justice comme volonté – « Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum

cuique tribuendi ». p. 1.

Cicéron : La justice comme habitude – « Iustitia est habitus animi, communi utilitate conservata, suam

cuique tribuens dignitatem ». p. 3.

« Mais l’influence d’Aristote, qui est prépondérante dans les art. 6 à 11 de la quaestio 58, se fait particulièrement sentir dans la manière dont il ordonne les diverses parties de la justice. Dans l’enseignement des sages antiques, des stoïciens, de Cicéron, des Pères de l’Église qui adoptent leurs classifications (V. ci-dessous Tertullien, S. Ambroise, S. Augustin, etc., et leurs divisions de la justice), le droit de par nature est fondé sur l’aequum ; atribuer à chacun ce qu’il mérite, ce qui lui appartient suppose qu’on se trouve en présence d’êtres différents, entre lesquels n’existe qu’une égalité fondée sur la proportion : dans ces conditions, on dira que l’homme doit à Dieu le culte et l’hommage et qu’il est justice que ces culte et hommage soient rendus à Dieu ; qu’il est justice que des devoirs d’affection soient rendus par les enfants aux parents ; qu’il est justice que le promettant exécute sa promesse à l’égard du stipulant, etc. Cependant, Aristote, qui dissertait en quelques passages sur cette égalité dite géometrique (…), développait par ailleurs d’intéressantes considérations sur « grec », sur le medium virtutis, qu’il déclarait être de proportion arithmétique (Ethic. Nicom., 2, 6 (5), 7…). Et c’est cette leçon du medium virtutis, appliquée à la vertu de justice, qui guidera S. Thomas dans sa manière d’ordonner les différentes parties de la justice (qu. 58, art. 10…). En effet, il ne se contente plus de déclarer que le droit est ce qui est conforme à l’aequum, au rapport de proportionnalité qui doit exister entre deux êtres placés en des plans différents. Il déclare au contraire que le milieu de la justice consiste dans une certaine égalité proportionnelle non plus entre deux êtres, mais entre la chose extérieure que nous devons et la personne extérieure à laquelle nous devons (qu. 58, art. 10…) ». p. 52.

Tout ce qui peut être rectifié par la raison constitue la matière d’une vertu morale, laquelle se définit par la droite raison, selon le Philosophe. Or les passions intérieures de l’âme, les actions extérieures, et même les biens extérieurs qui sont à l’usage de l’homme sont susceptibles de cette rectification rationnelle, avec cette différence que, dans les actions et les choses extérieures par quoi les hommes peuvent communiquer entre eux, on prend garde à l’ordination d’un homme à l’égard d’un autre, tandis que dans les passions intérieures, on ne considère que sa propre rectification en lui-même. Et puisque la justice a pour objet d’ordonner envers autrui, elle n’embrasse pas toute la matière de la vertu morale, mais seulement les actions et les choses extérieures, sous une raison d’objet qui est spéciale, c’est-à-dire en tant que par elles un homme est mis en relation avec un autre123.

A.-D. Sertillanges déclare en outre que la justice est le bien des autres124, ad

alterum, qu’elle produit quelque chose d’extérieur aux sujets concernés par l’action

juste. Or, des relations régies par cette vertu il ressort la chose juste, le droit. Selon A.-D. Sertillanges :

Il s’ensuit que l’œuvre propre de la justice, c’est de réaliser une chose, plutôt que d’assurer l’harmonie d’une personne. La chose que réalise la justice, c’est ce qui est juste ; ce qui convient aux êtres en rapport avec nous, selon leurs rapports avec nous ; c’est, dans l’acception la plus générale de ce terme, le droit125.

J. Porter nous rappelle que, tandis que la tempérance et la force font référence au bien de l’agent lui-même, la justice s’oriente au bien des autres et à celui de la communauté comme à un ensemble. C’est pourquoi on place les vertus de tempérance

123 ST, II-II, q. 58, a. 8, c.

Respondeo dicendum quod omnia quaecumque rectificari possunt per rationem sunt materia virtutis moralis, quae definitur per rationem rectam, ut patet per philosophum, in II Ethic. Possunt autem per rationem rectificari et interiores animae passiones, et exteriores actiones, et res exteriores quae in usum hominis veniunt, sed tamen per exteriores actiones et per exteriores res, quibus sibi invicem homines communicare possunt, attenditur ordinatio unius hominis ad alium; secundum autem interiores passiones consideratur rectificatio hominis in seipso. Et ideo, cum iustitia ordinetur ad alterum, non est circa totam materiam virtutis moralis, sed solum circa exteriores actiones et res secundum quandam rationem obiecti specialem, prout scilicet secundum eas unus homo alteri coordinatur.

124 SERTILLANGES, A.-D., La Philosophie Morale de saint Thomas d’Aquin, p. 174.

et de force dans les passions et la justice dans la volonté humaine. Et il affirme :

(…) c’est précisément parce que la justice dirige la volonté, et ainsi la personne entière, aux plus grands biens d’autres personnes et à la vie partagée par la communauté, que la volonté sert à établir les normes par lesquelles la vraie tempérance et fortitude peuvent être distinguées de la forme incomplète et fausse de ces vertus (II-II. 58. 5, 6). La volonté prend ses normes ultimes de la prudence et de la charité, mais vu que la dernière est une vertu théologique, Thomas d’Aquin dit que la justice est la plus excellente des vertus morales proprement dites (II-II. 58. 1, 2)126.

D’après J. Porter, l’anthropologie de Thomas doit à Aristote la thèse que l’être humain est intrinsèquement social, qu’il ne peut exister et s’épanouir en dehors du contexte de la communauté. Il soulève l’idée que la justice transforme et complète la tempérance et la force en les orientant vers un bien qui transcende le bien de l’individu127.

Quelques divergences surgissent à propos de la justice parmi les commentateurs modernes de Thomas d’Aquin. Il est nécessaire de clarifier la question afin de bien comprendre le texte de Thomas pour être en mesure de faire la part entre ce qu’il a dit, ce qui les autres disent qu’il a dit et ce qu’il aurait pu dire (ce qui est compatible avec son discours).

M. Villey affirme que le problème de la justice « se pose sous des termes nouveaux à l’occasion de chaque acte humain et qu’à chaque fois il doit recevoir une réponse un peu différente dont les termes changent avec les circonstances de l’acte, les intérêts qu’il met en cause, ou même son auteur »128. Même si chez Thomas les règles de conduite sont données par les lois et que la justice les exécute, M. Villey soutient

126 “(…) it is precisely because justice orients the will, and thereby the whole person, to the wider goods of other persons and the shared life of the community, that it serves to set the norms by which true temperance and fortitude can be distinguished from incomplete or counterfeit forms of these virtues (II-II.58.5, 6). It takes its ultimate norms from prudence and charity, but since the former is, strictly speaking, an intellectual virtue, and the latter is a theological virtue, Aquinas says that justice is the greatest of the moral virtues properly so called (II-II. 58.1, 2)”. PORTER, J., The Recovery of Virtue:

The Relevance of Aquinas for the Christian Ethics, p. 124/5.

127 PORTER, J., The Recovery of Virtue: The Relevance of Aquinas for the Christian Ethics, p. 126.

que :

(…) l’intention de la justice n’est point seulement de respecter (comme disent les traductions modernes) les prérogatives d’autrui, mais d’abord (car il le faut bien) de mesurer ces prérogatives, puis d’assurer effectivement la part qui revient à chacun de ces biens disputés ; d’évaluer la part convenable ni trop grande ni trop petite, mais qui se tient dans un juste milieu entre ces deux excès ; voilà pourquoi, dans son vocabulaire technique, Saint Thomas pose que la justice recherche un milieu objectif, un milieu dans les choses mêmes, medium rei. Pour autant que la justice comporte, d’abord, une œuvre intellectuelle (avant le stade ultérieur de l’exécution) elle cherche donc à déterminer un rapport, le rapport convenable, entre des choses distribuées entre des personnes129.

M. Villey insiste sur la réalité objective de la justice contre tout droit naturel subjectif. La justice n’est pas un idéal, mais un secteur de la réalité. Elle ne peut se réaliser que dans les partages toujours particuliers, effectués dans le concret des circonstances ; il n’y a pas de justice universelle130. Il refuse ainsi « les droits de l’homme » et s’oppose à l’individualisme jusnaturaliste qui serait le fruit de la philosophie politique moderne.

M. Villey exhausse le rôle que la justice assume dans la philosophie morale et politique de Thomas. S’il est vrai que cette vertu constitue une pièce maîtresse pour la réalisation humaine, elle ne se substitue pas à la prudence, la loi et le droit. L. Lachance rappelle l’enseignement du Stagirite. En somme, c’est la prudence et la loi qui déterminent l’égalité. La justice l’exécute. Si elle y arrive, le droit – son objet – est atteint131.

Dans le même sens, O. Lottin explique que formellement « tous les actes de vertu sont dictés par la raison naturelle et donc par la loi naturelle. Car un acte est vertueux grâce à sa conformité avec la raison, forme de l’activité humaine »132. Mais

129 VILLEY, M., « Abrégé du droit naturel classique », p. 36.

130 Selon M. Villey, « les choses humaines sont mouvantes et imprévisibles. La justice qui les concerne et doit s’adapter à leur infinie variété ne se laisse capter dans aucun texte ». VILLEY, M., « Abrégé du droit naturel classique », p. 34.

131 LACHANCE, L. Le concept de droit selon Aristote et S. Thomas, p. 212.

matériellement, tous les actes ne sont pas dictés par la seule raison naturelle133 :

Car à côté de celle-ci, il faut ranger la raison prudentielle de chaque homme, qui détermine la manière concrète dont un acte est vertueux ; ajoutez-y la raison prudentielle des législateurs qui, par les lois positives, déterminent les directives de la loi naturelle134.

Au demeurant, la justice réalise la loi et la prudence afin de produire la chose juste, à savoir, le droit. Toutefois, la loi ne crée pas le droit de manière originelle, mais c’est parce qu’il y a la chose juste que la loi est telle qu’elle est. Il y a donc bien un réalisme moral chez l’Aquinate, dans lequel s’insère la justice.

Confondre la justice, la prudence et la loi est une erreur. Une justice toute puissante, qui est à la fois loi et prudence, légitime un État dont le système de droit est contingent, où le juge décide selon ses propres convictions et non pas appuyé sur le résultat de la science juridique, la loi.

133 ST, I-II, q. 94, a. 3, c.

« Nous pouvons parler des actes des vertus de deux façons : en tant qu’ils sont vertueux ; et en tant qu’ils sont tels actes déterminés par leur espèce propre. Si nous parlons des actes vertueux en tant que vertueux, ils relèvent tous de la loi naturelle. Nous avons prouvé en effet que relèvent de la loi naturelle toutes les inclinations que l’homme tient de sa nature. Mais chacun est incliné naturellement à l’activité qui convient à sa forme, comme le feu est incliné à chauffer. Aussi, puisque l’âme raisonnable est la forme propre de l’homme, il y a en tout humain une inclination naturelle à agir selon la raison. À ce point de vue, par conséquent, les actes des vertus sont tous régis par la loi naturelle ; la raison de chacun édicte en effet qu’il faut agir vertueusement. Mais, si nous parlons des actes des vertus considérés en eux-mêmes, dans leur espèce particulière, alors ces actes ne relèvent pas tous de la loi naturelle. Il y a en effet beaucoup de choses qui se font selon la vertu, auxquelles pourtant la nature ne donne de prime abord aucune inclination. C’est par une investigation de la raison que les hommes les découvrent, et les reconnaissent utiles pour vivre bien ».

Respondeo dicendum quod de actibus virtuosis dupliciter loqui possumus, uno modo, inquantum sunt virtuosi; alio modo, inquantum sunt tales actus in propriis speciebus considerati. Si igitur loquamur de actibus virtutum inquantum sunt virtuosi, sic omnes actus virtuosi pertinent ad legem naturae. Dictum est enim quod ad legem naturae pertinet omne illud ad quod homo inclinatur secundum suam naturam. Inclinatur autem unumquodque naturaliter ad operationem sibi convenientem secundum suam formam, sicut ignis ad calefaciendum. Unde cum anima rationalis sit propria forma hominis, naturalis inclinatio inest cuilibet homini ad hoc quod agat secundum rationem. Et hoc est agere secundum virtutem. Unde secundum hoc, omnes actus virtutum sunt de lege naturali, dictat enim hoc naturaliter unicuique propria ratio, ut virtuose agat. Sed si loquamur de actibus virtuosis secundum seipsos, prout scilicet in propriis speciebus considerantur, sic non omnes actus virtuosi sunt de lege naturae. Multa enim secundum virtutem fiunt, ad quae natura non primo inclinat; sed per rationis inquisitionem ea homines adinvenerunt, quasi utilia ad bene vivendum.

LOTTIN, O., Le Droit naturel chez saint Thomas et ses prédecesseurs, p. 366.

À la différence de l’analyse que Thomas offre dans les Commentaires des

Sentences, plutôt éthique, l’analyse proposée par la Somme théologique souligne

notamment l’idée d’une justice politique. En tant que commentateur de P. Lombard, Thomas insistait sur l’aspect divin de la créature humaine, l’homme vennant de Dieu « à sa ressemblance, comme d’une cause en quelque sorte univoque »135. Une fois auteur de sa Somme, il développe des idées propres ; de là ressort, au délà de sa pensée morale, sa pensée proprement politique. En effet, R. R.-B. Cabanillas affirme :

L’Aquinate centre son analyse sur l’étude de cette justice qui ne s’occupe pas autant du salut ou du bonheur de l’humanité, mais du bon partage des biens matériels et adhère, préférentiellement, à la doctrine païenne136.

Le critère de la justice se trouve dans l’homme lui-même, une fois doté de la faculté rationnelle. D’après É. Gilson, l’homme peut devenir juste ou injuste selon le rapport qu’il entretient avec « l’ordre prescrit par la droiture de la raison »137 : ou bien il l’accomplit, ou bien il l’abandonne. De fait, la justice sollicite l’appétit rationnel ; l’action (humaine) est juste parce qu’elle est le résultat d’une volonté d’accomplir les préceptes de la raison en vue du bien commun dans une situation précise.

En ce sens, la justice est établie au cas par cas. La formule qui mesure ce qui est juste varie selon les sujets concernés (distinction entre la justice commutative et la justice distributive) et la nature du bien à rendre (distinction entre la justice particulière et la justice générale), d’où l’identification de différentes espèces de justice.

Dans le document La justice humaine chez Thomas d’Aquin (Page 174-180)