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6.   Discussion 143

6.2   Ouvertures 156

6.2.1   Vers une vision systémique 156

Dans leur modèle de l’EGE, Kultima et Stenros affirment : « In sum, digital games and game experiences are in constant flux from both the consumer and producer perspectives. » (Kultima & Stenros, 2010, p. 67). Nous avons vu dans la section 2.4 que les flux concernant le joueur ont été amplement détaillés par ces deux auteurs, tandis que ceux concernant le designer étaient encore à l’état d’ébauche. Notre étude suggère que les flux touchant à l’acte de design méritent d’être étudiés, en particulier le fait que le rôle du designer est sans cesse soumis à diverses influences : le désir d’originalité, les contraintes économiques, ou l’avis des autres membres de l’équipe. De plus, le design de jeu casual s’appuie sur une notion de flux : nos participants ont insisté sur l’équilibre entre challenges et compétences et sur son évolution au cours du temps. Tous les éléments que nous venons d’évoquer sont dans des situations d’équilibre dynamique, tel un ballon sur le museau d’une otarie.

Cette notion d’équilibre dynamique a été développée par Joël de Rosnay dans son ouvrage Le Macroscope (1975), et s’inscrit dans la vision systémique. Selon Joël de Rosnay, « un système est un ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d'un but » (De Rosnay, 1975, p. 91). Un système est dynamique grâce à la

présence de boucles de rétroaction (les éléments sortant du système y sont réinvestis et l’informent), de flux (des éléments qui évoluent au cours du temps) et de réservoirs munis de variables d’état (permettant de connaitre l’état du système à un moment donné) (De Rosnay, 1975, p. 99). Un système peut évoluer de différentes façons. Si les boucles de rétroaction sont uniquement positives, elles amplifient le comportement du système, et accroissent ses divergences. Ce dernier tend alors vers une expansion infinie ou un blocage total, un cercle sans fin, telle l’accumulation des dettes de crédits (De Rosnay, 1975, p. 100). Les rétroactions négatives sont quant à elles des réactions allant à l’encontre des transformations précédentes du système, empêchant ainsi une expansion sans but et désordonnée. Ces boucles négatives permettent de maintenir le système, et le recentrent continuellement vers son but. Si les boucles négatives réussissent à contrecarrer les effets des boucles positives, le système atteint un état d’équilibre.

Dans le cas du jeu casual, c’est l’idée de maintenance qui nous intéresse : en effet, nous avons constaté que la progression d’un jeu casual, c’est-à-dire son évolution au cours du temps, est orientée vers le maintien de l’équilibre entre challenges et compétences (équilibre qui peut être assimilable à un état de flow, voir section 5.3.1). Le flow peut ainsi être vu comme un « réservoir », dont le niveau reste relativement stationnaire au cours du temps (ce qui est bien différent d’un état statique, comme le montre la figure 15 ci- dessous).

Figure 15 : Différence entre niveau statique et niveau stationnaire (De Rosnay, 1975, p. 116)

Si l’on suit le raisonnement de Joël de Rosnay, on atteint ainsi une stabilité dynamique par l’équilibre des flux. Cette dynamique des flux (challenges/compétences) permet de mieux comprendre les relations entre les différents acteurs du jeu casual, comme nous avons essayé de le faire avec le modèle présenté sur la figure 16 ci-dessous.

Ainsi, le flux des compétences du joueur qui entre dans le système « jeu casual » est lui-même issu d’un système, celui du joueur. Même si ce système est une boite noire, l’étude de Kultima et Stenros (2010) nous permet d’identifier des éléments entrant dans ce système : les motivations du joueur, ses ressources, ainsi que l’influence de son milieu. De la même façon, le flux de challenges émane d’un autre système : celui du designer. Comme le suggèrent nos résultats, ce second système est alimenté par des éléments fortement similaires à ceux du système du joueur : les motivations (telle que la volonté d’originalité), les ressources disponibles (les contraintes économiques) ou le milieu (influence des collègues). Lorsque ces deux flux se rencontrent dans le système du jeu casual, l’idéal est d’arriver à un équilibre. Cet équilibre est dynamique, car challenges et compétences sont des flux, des entrées du système constamment renouvelées.

Comme nous l’avons vu, les challenges sont modélisables par un flux, car le designer a prévu une progression (il renouvèle les composantes de l’expérience grâce à la variété de solutions de design exposées dans nos résultats). D’autre part, étant donné que les processus de design peuvent se prolonger après la sortie du jeu (Kultima & Stenros, 2010) les designers se nourrissent de l’information émanant de l’expérience de jeu pour améliorer les challenges existants ou en proposer de nouveaux. Ils sont attentifs à la situation, et instaurent ainsi une dimension réflexive dans leur pratique. Les compétences du joueur peuvent elles aussi être vues comme des flux, car l’état du système du joueur est constamment transformé : en atteignant l’équilibre, le joueur entre en état de flow, ce qui permet la complexification de son être, moteur du renouvèlement des compétences (voir section 5.3.1).

Tel qu’expliqué par De Rosnay, un système peut évoluer de façon fort différente au cours du temps : tous les systèmes n’arrivent pas à maintenir leur équilibre et certains explosent. Dans le cas du jeu casual, on peut relever deux menaces d’explosion du système. La première se situe au niveau du gameplay et concerne l’utilisation de la difficulté comme unique moyen de renouveler le flux de challenges. Les challenges risquent alors de créer une boucle de rétroaction positive, devenant sans cesse plus difficiles, et rompant

l’équilibre qu’ils doivent trouver avec les compétences du joueur. Un jeu casual peut éviter cet écueil, et les nombreuses solutions de design évoquées par nos participants pour maintenir challenges et compétences dans un état d’équilibre constituent autant de rétroactions négatives permettant de maintenir le système. La seconde menace provient de la façon dont le designer envisage son rôle dans l’industrie. Si le praticien estime qu’il n’a pas à innover et que son but est uniquement de reproduire des jeux déjà existants - comme c’est le cas avec la pratique du clonage (voir section 1.2.1) ou les jeux sans aucune profondeur (voir section 5.1.1) - il risque de mettre en place une boucle de rétroaction négative, ou l’équilibre entre challenge et compétence est dévalorisé au profit d’une logique purement économique. Dans ce cas, le jeu casual est vu comme un marché en expansion constante : la présence de jeux casual sur le marché attire de nouveaux joueurs peu expérimentés, ce qui crée une demande, ce qui pousse à produire plus de jeux casual pour ce public peu exigeant ; cette spirale de consommation se transforme en un cercle vicieux de production aveugle, encourageant ainsi le clonage. Cependant, les réflexions de nos participants montrent que cette boucle économique positive est désormais contrée par une boucle de rétroaction négative : les designers ont commencé à s’interroger sur leur rôle, leurs méthodes de travail et sur la création de jeux casual en général, et mettent en place des formes de pratique réflexive. Cette prise de conscience les pousse à valoriser l’expertise dans la création de jeu casual et peut conduire à une régulation du marché : créer moins de jeux casual, mais de meilleure qualité. Cela pourrait permettre d’éviter un éventuel blocage de l’industrie du jeu casual.

Force est de constater que l’étude du jeu casual sous l’angle systémique possède un fort potentiel heuristique et mériterait donc d’être poursuivie.