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Un mouvement plus qu’un type de jeu ? 160

6.   Discussion 143

6.2   Ouvertures 156

6.2.2   Un mouvement plus qu’un type de jeu ? 160

Les années quatre-vingt-dix, avec l’hégémonie du modèle hardcore, correspondent à un mouvement d’amplification de certaines caractéristiques du jeu vidéo, telles que le niveau de difficulté, le temps de jeu ou encore les thèmes. Gregory Trefry montre bien cet

effet d’exagération concernant la difficulté, en présentant le concept de jeux « rois du genre », c’est-à-dire de jeux ayant poussé certaines caractéristiques vers un extrême :

Fallout 3 is what designer and writer Danc (of the insightful game design blog Lost Garden) would call a genre king (Cook, 2005). Fallout 3 stands at the end of a long line of games that use similar mechanics. Each new game release makes small adjustments and additions to that mechanic, adding new complexity to the gameplay. […] The change is not necessarily noticeable from one FPS to the next. But when you make the leap forward over 15 years of a genre and all the gradual changes made to a mechanic, the difference in difficulty becomes very apparent. Essentially, hardcore video games have kept barreling forward, towards a towards a destination only the truly skilled and dedicated can reach (Trefry, 2010).

Selon nos participants, le casual game pourrait être la fin de cette période d’exagération, avec le retour à des principes de design plus proches de ceux des premiers jeux vidéo : des propositions de design originales, qui ne soient ni une version édulcorée des solutions hardcore, ni un clonage perpétuel des mêmes solutions de design.

Si le hardcore gaming n’est pas la norme mais plutôt une amplification, on peut remettre en question la pertinence de critères comme la difficulté ou le temps de jeu pour définir le jeu casual. Ces éléments ont été soulignés car ils présentent une forte opposition avec le hardcore gaming. Mais ce sont sur des concepts plus généraux que nos designers semblent s’appuyer pour créer des jeux casual, tels que le challenge. Le thème des jeux est peut-être l’exemple le plus frappant. Nos participants ont rejeté en bloc l’idée que le thème détermine la nature casual d’un jeu. Pourtant, de nombreux auteurs estiment qu’il s’agit d’une caractéristique importante du casual. En un sens, ils ont raison : par comparaison avec le jeu hardcore, les thèmes casual sont souvent bien plus positifs. Comparer le jeu casual avec le jeu hardcore a permis d’en souligner certaines spécificités. Mais il ne s’agit que d’une façon parmi d’autres de définir ce qu’est un casual game. Notre étude amène d’autres éléments. Ainsi le concept de l’équilibre entre challenges et compétences vient remplacer celui « d’abaissement ». En comparaison avec les jeux hardcore, les jeux casual correspondaient à un abaissement des seuils de compétences : « When designing game experiences for wider audiences, the focus is on lowering the thresholds. » (Kultima &

Stenros, 2010, p. 71). L’équilibre semble être une notion plus positive, qui permet malgré tout de saisir l’importance qui doit être accordée aux seuils de compétences du joueur.

Le design de jeux casual ne peut cependant pas s’apparenter uniquement à un retour à des principes de design antérieurs au hardcore gaming. En effet, nous avons constaté que le jeu casual apporte aussi de profonds changements dans la façon dont le designer conçoit son rôle. Il n’est plus le designer/joueur des premiers temps, et les efforts d’innovation demandés aujourd’hui ne sont plus les mêmes que jadis. Le designer actuel se doit

d’innover en créant des jeux pour des joueurs possédant des gouts et des attentes différents des siens. Cependant, nous avons constaté un manque d’utilisation des théories du design, et la naissance d’un designer innovant, et capable de prendre ses distances par rapport à ses aspirations de joueur, semble se faire dans la douleur.

Cette vision du jeu casual nous amène à cesser de considérer le terme casual comme une boite dans laquelle sont rangées quelques œuvres vidéoludiques de façon statique, pour l’envisager sous l’angle d’un courant, d’un mouvement (tout comme pourrait l’être le hardcore gaming). Il s’agirait alors d’un ensemble de jeux qui, à une époque donnée, concourent à forger une vision commune du design, du joueur et du jeu vidéo en général. Nos participants ont d’ailleurs relevé que de nombreux jeux hardcore adoptent aujourd’hui des principes plus casual, et les résultats de notre étude peuvent être lus comme les tendances actuelles du design. Tout comme en art ou en littérature, des liens peuvent être réalisés entre les différents mouvements (casual et hardcore peuvent être comparés), mais chacun d’entre eux est un ensemble à part entière et possède des caractéristiques qui lui sont propres, il n’est pas uniquement en opposition ou en adéquation par rapport aux autres mouvements. De plus, dans un mouvement, certaines œuvres sont considérées comme le noyau dur, tandis que d’autres œuvres sont plus périphériques. Les jeux étiquetés casual sont peut-être le noyau du mouvement, mais les jeux classés hardcore en subissent eux aussi l’influence. Enfin, les évolutions de l’approche du design de jeu pourraient se refléter dans chacun des mouvements. Le casual game pourrait alors être l’amorce d’une période nouvelle où les designers de jeux seraient amenés à repenser leur approche du design, pour se tourner vers la pensée design, l’innovation et la théorisation de leur activité.

Actuellement, les historiens du jeu vidéo se concentrent principalement sur l’évolution de l’industrie et celle des technologies (Kent, 2001; Wolf, 2008). Une lecture de l’évolution des jeux sous forme de mouvements pourrait être un projet de recherche fort enrichissant pour les études vidéoludiques.