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Une valorisation des exercices académiques fondée sur la logique de l’ascèse et une nouvelle vertu

3 AUTOUR DE LA VALENCE

3.3 Les paradoxes du musicien dans la moulinette des attributions causales

3.3.2 Une valorisation des exercices académiques fondée sur la logique de l’ascèse et une nouvelle vertu

discriminante de l’âge du début des études

Nous avons suggéré plus haut que la logique sous-tendant la valorisation d’une pratique académique aussi nécessaire que rebutante ou douloureuse pourrait s’apparenter à celle d’une ascèse, et par delà permettre de transformer des conventions culturelles et leur modus operandi en une sorte de connaissance vécue, incarnée. Or, en empêchant une connaissance sérieuse des processus psychologiques et sociaux impliqués dans l’activité musicale et dans son apprentissage, on laisse place à des introspections incapables de dissocier le contenu et le rôle des croyances du milieu. S’installe alors une rivalité déplacée entre des actes de connaissance (analyse critique des croyances et des pratiques du milieu) et des actes de foi (ciment d'une déférence sans laquelle le musicien ne parviendrait pas à traverser les mornes plaines de gammes et de dictées de notes).

Il semble que certaines recherches psychologiques ou sociologiques aient joué de cette rivalité, ce qui a entraîné pour les pédagogues une confusion qu’il convient aujourd’hui de réparer en tenant, par exemple, mieux compte des phénomènes motivationnels (si l’on admet qu’une sorte d’ascèse musicale puisse conférer de la valeur à des parties

rebutantes mais nécessaires de l’apprentissage, autant composer avec ce phénomène plutôt que de vouloir le détruire sous couvert de son caractère irrationnel).

Qu’est-ce concrètement que cette ascèse ?

En nous limitant aux questions de valence, c’est le fait de valoriser des activités déplaisantes après avoir intégré un système de croyances qui suppose que l'on en tirera un bénéfice. C’est typiquement ce qui se produit dans notre culture avec un solfège et une théorie musicale séparés depuis longtemps de la pratique musicale effective et imposés comme une épreuve initiatique nécessaire pour devenir un “vrai musicien”.

Nous avons pu observer chez des étudiants en musicologie1

des phénomènes confirmant cette hypothèse: tandis que pour l’histoire de la musique, l’harmonie et l’instrument, les variables qualifiant l’agrément et l’efficacité des cours étaient réunies lors des analyses factorielles dans une dimension autonome et consistante exprimant la qualité perçue des enseignements (les individus qui trouvaient les cours intéressants et variés, tendaient à les trouver également

1 Voir chapitre 6, ou, pour plus de précisions: Guirard 1997 (chap. 5.3.5.3).

efficaces, et réciproquement), l’analyse a révélé que ces variables étaient totalement indépendantes pour le solfège. Une telle indépendance suggère que des cours inintéressants et monotones pourraient être perçus comme réellement efficaces alors que les cours de solfège "enrichis" par des développements sur l’harmonie ou l’histoire de la musique ne semblent pas plus efficaces (ils pourraient même voir cette efficacité mise en doute par le fait qu’ils perdent leur caractère de privation ou d’épreuve initiatique). Tout cela intéressera sûrement les pédagogues concernés.

Mais ce n’est pas tout: à la base de la logique d’ascèse, il y a la propension à accepter de façon globale, syncrétique, un système de croyances et de pratiques, propension qui pourrait revêtir une fonction de discrimination favorable aux élèves qui ont commencé leur apprentissage durant l’enfance (du fait que ceux-ci adopteraient sans sourciller les théories explicatives paradoxales ou les moyens pédagogiques discutables qu’on leur impose). Or, en abordant le problème de la valorisation de l’activité musicale dans une perspective développementale, on met en évidence, autour de l’âge du début des études, la nécessité d’établir un compromis entre des phénomènes contradictoires:

• d'un côté, avant environ dix ans, l’impossibilité d’établir de véritables projets d’action et de s’y concentrer assidûment,

mais aussi le faible développement des capacités perceptives spécifiques et l’absence des crises existentielles (qui conféreront plus tard une forte valeur à une musique susceptible de les apaiser), limitent normalement l’investissement dans l’activité;

• mais sur un autre plan, des tendances imitatives, une pensée syncrétique et plus docile à l’égard des contraintes sociales, favorisent chez l’enfant l’intégration de certaines croyances et de certains rituels paradoxaux ou déplaisants du milieu (ils seraient liés à la valence du reste de l’activité musicale, et pourraient bénéficier, le cas échéant, des qualités déterminantes de l’enseignant et/ou du bon climat de classe).

A partir de l’adolescence, nombre de ces inconvénients disparaissent: la capacité à ressentir des affects musicaux (qui tient un rôle explicite et prédominant dans l’engagement et le maintien d’une pratique musicale selon Asmus et Harrison 1990), se développe brusquement, à l’image des capacités de travail et de concentration.

Hélas, d’autres problèmes plus préoccupants encore prennent le relais. On pense généralement (et à tort) que ces problèmes opèrent surtout de façon directe. D’une part, les études sociologiques révèlent qu’à partir de l’entrée dans la vie active, les pratiques artistiques ou culturelles de l’individu se

figent et tendent à seulement reproduire ou entretenir les expériences satisfactrices initiées auparavant. D’autre part, la psychologie de l’adolescence suggère que: 1/les attitudes d’opposition qui marquent cette période n’incitent pas à se plier à des règles et à des contraintes de formation initiale draconiennes; 2/l’émergence d’un sens critique peut induire une attitude négative quant à la valeur d’enseignements théoriques, abstraits et rebutants qu’on leur impose comme un préalable alors qu’ils n’en perçoivent pas toujours l’intérêt, et qu’ils tendent à les dissocier d’une pratique musicale intime dans laquelle ils s’investissent de plus en plus.

Or, les faits s'accordent souvent assez mal avec cette analyse: sur notre population d’étudiants préadultes du cursus de musicologie, l’âge du début de l’apprentissage musical était relié de façon significative à l’expectation et non à la valence; de plus certains groupes d'individus ayant commencé la musique tardivement manifestaient une tendance significative à aduler le cours de solfège.

En réalité, il semble aussi que le fait d’engager une activité musicale après l’enfance influence la valence de façon indirecte, à travers une série d’interactions déterminées par des phénomènes affectifs liés aux perceptions de soi (c'est-à-dire à travers les cognitions relatives aux expectations), lesquelles conditionnent des réactions néfastes d’idéalisation

de l’activité ou d’érosion de la valence, qui travestissent l’intérêt objectif de certaines activités et de certains buts.

Pour comprendre ce phénomène, il faut donc tenir compte de processus que nous expliquerons en détail plus bas, mais dont nous retiendrons ici deux points:

1/La plupart des recherches attributionnelles menées en contexte scolaire (voir Weiner 1980) révèlent que l’attribution d’un résultat à une cause stable, interne et incontrôlable comme les capacités, est presque toujours à l’origine des phénomènes d’échec scolaire, du fait que, lorsque survient un résultat insatisfaisant (aussi anodin soit-il), l’élève tend à mettre en cause ses propres capacités, et que la chute des expectations qui en découle l’engage dans un cercle vicieux (où la crainte d’évaluations négatives humiliantes l’oriente vers des conduites inadaptées qui en retour inhibent sa motivation donc ses acquisitions — augmentant du même coup ses échecs effectifs et son sentiment d’incapacité). Nous verrons plus bas comment, en assimilant l’apprentissage musical au dépistage ou au contrôle d’aptitudes d’oreille supposées innées ou peu contrôlables, le milieu musical établit sur ce point un contexte particulièrement défavorable. 2/Vers la fin de l’école primaire (c'est-à-dire vers 10-11 ans), il se produit une évolution importante des processus attributionnels: alors que l’enfant expliquait jusque-là les

résultats d’une action par l’effort mobilisé pour l’accomplir, il tend désormais à privilégier, dans ses explications, les propriétés des choses ou des personnes — c'est-à-dire que le facteur capacité prime désormais dans ses attributions sur le facteur effort (voir: Covington 1984, ou, en musique, Asmus 1986b). On comprend alors facilement ce qui se passe du point de vue des expectation à cet âge: celui qui plonge dans la mare au canards pendant l’enfance peut faire plein de fausses notes sans la moindre appréhension (l’évaluation de ses aptitudes ne le préoccupe pas); inversement, celui qui y barbote un peu plus tard s’y sent nettement moins à son aise: ses expectations seront d’emblée fragilisées, et il risque de limiter des tâtonnements pourtant nécessaires à son apprentissage par crainte d’une évaluation négative de ses aptitudes.

Ces problèmes, qui concernent en premier lieu les expectations, rejaillissent alors sur la valence compte tenu des nombreuses interactions qui lient ces deux dimensions: en cas de faibles expectations apparaît une réaction de défense de la personnalité qui, soit dévalorise l’ensemble de l’activité musicale pour éviter d’aimer un but que l'on pense ne plus jamais pouvoir atteindre (érosion de la valence), soit l’idéalise à un point tel que l’incapacité de l’individu en devienne acceptable (ces interactions, proposées par les théories de l’apprentissage social, seront développées plus bas).