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Une vie sociale réglée par un code linguistique

3 AUTOUR DE LA VALENCE

3.1 Un zeste de démarche interprétative

3.1.5 Une vie sociale réglée par un code linguistique

En poursuivant plus encore ce parallèle entre la communion du mystique et la communication paradoxale du musicien, on aperçoit un problème découlant de l’acquisition d’un principe organisateur tant de la communication interpersonnelle que du psychisme même de la personne — principe auquel nous donnerons avec Anzieu (1980, pp. 163, sq.) le nom de code:

“Si le mystique n’organisait pas sa démarche et les résultats de celle-ci selon un code rigoureux, il risquerait la folie. (...) Le code non seulement au sens de protocole réglant une démarche mais comme schéma dynamique explicatif est pour le mystique — pour l’écrivain, pour le créateur — un garde-fou, une sortie de la solitude, une condition de la communicabilité de sa découverte aux autres.”

Ce code, cet ensemble de règles intégrées tant par l’auditeur, que l’interprète et le compositeur (voir chapitre 1.3.3), ne sont pas un canon de beauté mais une condition nécessaire du fonctionnement de la langue. L’intérêt, esthétique ou créatif, d’un travail artistique ou intellectuel réside en effet moins dans leur respect que dans l’art de s’en écarter (le style du poète est une langue créée dans la langue), tout en pressentant les bornes qu’elles posent quant à la communicabilité de l’œuvre. De l’appropriation créative d’objets culturels préexistants lors de l’apprentissage jusqu’à la production d’une œuvre reconnue novatrice, la difficulté reste de maîtriser les tensions nées de l’opposition de ces deux aspects du code. Or, en musique, les aspects normatifs du code constituent — et ce probablement dans une plus large part que pour le langage verbal — un emblème fondateur du groupe social des musiciens. Les propriétés organisatrices du code semblent ainsi réduites à une fonction de distinction sociale, c'est-à-dire à un moyen de rassurer sur son identité, une sous-catégorie sociale (cette fonction étant particulièrement forte du fait que les origines du code se perdent, ou sont volontairement déformées). Ainsi, ce code tient une place prééminente: il concentre, d’une part, toutes les attaques (il a les vertus vomitives que prête R. Barthes aux codes de référence d’un langage), et il reste, d’autre part, le passage obligé de tout ce qui touche à la musique. Hélas, de

par le caractère non-conscient de nombre des processus qui le composent, et du fait que l’explication qu’en donne le milieu relève plus du dogme que de la description fidèle de sa réalité, ce code, principe organisateur du monde musical, tient plus du jeu de colin-maillard que du mythe fédérateur. Au moins trois de ses attributs semblent pouvoir induire des problèmes de motivation.

A/ La logique de non résolution des paradoxes impose un interdit épistémologique

Ce premier point, portant curieusement sur le contenu et non sur les fonctions sociales du code, est un préalable nécessaire pour mieux comprendre la susceptibilité du milieu au sujet des problèmes posés par les deux points qui vont suivre. L’analyse de l’activité musicale par référence à une activité mystique offre en effet une bonne explication des réactions du milieu (rejet violent ou ignorance entretenue) vis-à-vis d’une épistémologie musicale qui passerait inévitablement par la reconnaissance de certains paradoxes (par exemple l’apprentissage d’une pratique culturelle à laquelle on prête un caractère naturel, universel et prédéterminé). En effet, selon D. Anzieu (1976, p. 159), non seulement “la vie mystique se place sous le signe du paradoxe” mais encore elle “requiert la non-résolution de tous les paradoxes”:

“les mystiques obéissent à une logique très particulière, aussi rigoureuse et cohérente que les autres logiques, qui est la logique de non-résolution du paradoxe, et (...) ils la poussent dans ses plus extrêmes conséquences.”

Le sommeil, qui au Moyen-Age figurait la médiation intuitive entre le sensible et l’intelligible, semble être, à la fois, la condition et la forme du jeu symbolique. “Ce sommeil, [par lequel] nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair: c’est là un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur” (Hamlet, I-8). Lieu accueillant mais exigeant aussi, le pouvoir de donner la vie à un objet d’art inanimé oblige à une certaine déférence a

priori: nous devons faire confiance à un système de valeurs

en fermant un œil sur sa réalité culturelle, en renonçant à la connaître hors des règles de compréhension qu’il édicte, en persévérant à y chercher un plaisir qui brille d’autant qu’il nous résiste. “L’amour ne voit pas avec les yeux mais avec l'imagination; aussi représente-t-on aveugle le Cupidon ailé. L’amour en son imagination n’a pas le goût du jugement. Des ailes et pas d’yeux: voilà l’emblème de sa vivacité étourdie (...).” (Songe d’une nuit d’été, I-1).

La croyance un peu naïve dans les bienfaits des sciences de l’art pourrait trouver ici ses vraies limites: selon Winnicott, il faut une certaine dose d’obscurantisme pour maintenir

l’existence et la continuité des objets et des phénomènes transitionnels impliqués dans l’activité artistique. Si la nuit,

gentille et sérieuse, peut accomplir les amours, il faut, avant,

qu’elle déploie son épais rideau (Roméo et Juliette, III-2). Devenu logique de non résolution de tous les paradoxes, le prétexte d’inconnaissabilité — ou le voile de mystère — qui drape l’ensemble de l’activité artistique n’est pas une méconnaissance fortuite et anachronique: c’est une condition nécessaire et solidement défendue de sa valeur comme de son existence.

Tant pis si profanes et novices se prennent les pieds dans le tapis (ils n’avaient qu’à être à l’heure!), tant pis si rien ne les incite à quelque déférence. Au fond de lui, l’artiste n’a que faire des mécréants: il n’a pas promis, lui, de sauver toute l’humanité.

B/ La non-reconnaissance des codes paramusicaux

Exercer une activité liée à la musique, ce n’est pas seulement produire ou interpréter des œuvres musicales, c’est aussi tenter de comprendre, de gérer ou de transmettre l’activité ou le répertoire (nous utiliserons pour cela le terme de disciplines

paramusicales). Or, tandis que ces disciplines paramusicales

jouent un rôle objectivement important à notre époque, elles souffrent au sein du milieu musical d’une dépréciation

démotivante due au fait que l'on n’y voit la musique que dans un corpus d’œuvres musicales écrites et sacralisées (ce qui condamne toute investigation paramusicale à n’être qu’un métalangage herméneutique, sinon une paraphrase). Ceux qui s’y adonnent sont généralement bien prévenus: la création n’est pas leur affaire et tous ces modes de pensée, ces méthodes, ces outils conceptuels et terminologiques plus ou moins autonomes et étrangers à la musique, qu’ils importent pour faire leur cuisine, sont sans valeur devant l’Art. D’un côté ils ne pourront jamais supprimer les guillemets par lesquels ils l’insèrent dans leur travail profane; et de l’autre, ils ne pourront jamais revendiquer l’intérêt musical des connaissances nouvelles qu’ils produisent. Toute interdisciplinarité paramusicale (qu’elle soit celle de l’enseignant ou du simple chercheur en sciences humaines), aussi nécessaire que l’ait rendue notre époque, se heurte encore à l’obligation d’unicité du dogme et au pouvoir du verbe de l’artiste: qu’importe votre démarche, vous ne parlez pas notre langue, la seule qui vaille.

C/ Le paradoxe opposant la nécessité d’acquérir un code et la nostalgie d’un retour aux systèmes de communication infralinguistiques

Le fait de pouvoir se soustraire aux liens rigides unissant des

signes et des référents impersonnels qu’impose, à un langage

véhiculaire, la fonction de transmettre efficacement du sens, constitue, pour D. Anzieu (1980a, p.183), l’un des premiers attraits des systèmes de symboles dont fait partie le langage musical:

“L’enfant qui sommeille en chaque adulte accepte mal, après avoir grandi et appris à parler selon le code du langage maternel, l’arbitraire qui lie le signifié au signifiant et il conserve la nostalgie des systèmes de communications infralinguistiques et du rapport symbolique entre les signes et leurs référents. (...) L’illusion symbolique c’est le rêve d’une langue où le mot ressemblerait à la chose, soit serait une partie constituante de la chose. Elle exprime l’impérissable nostalgie d’un état où la mère qui apprend à parler se confondait avec la mère qui a procuré le plaisir des soins corporels.”

Et comme Anzieu aime beaucoup Valéry, j’espère qu’il me permettra de rajouter, en citant Monsieur Teste («quelques pensées») qu’un tel langage permet de "Faire en soi le tour du «propriétaire». Etat d’un être qui en a fini avec les mots abstraits, — qui a rompu avec eux."

Cette nostalgie des systèmes de communications infralinguistiques apporte une interprétation des mobiles de

l’activité artistique particulièrement riche et séduisante, qui s’accorde bien avec les théories esthétiques soutenues par E. Cassirer ou S. Langer sur la fonction de représentation symbolique de la musique. Or, si une musique fondée sur le pouvoir de symbolisation vaut par ce qu’elle rompt avec les conventions arbitraires, rigides et impersonnelles d’un langage réduit à transmettre des informations, l’élève peut-il spontanément comprendre qu’il lui faille s’engager dans un apprentissage articulé autour de l’acquisition de connaissances normatives servant à dénoter la moindre composante sonore au moyen d’un code conventionnel arbitraire et impersonnel (solfège, analyse harmonique)?

Dans une perspective motivationnelle, cette question est des plus intéressantes et nous y reviendrons souvent plus bas. En se limitant aux questions de valorisation générale des buts et des bénéfices escomptés dans un apprentissage musical, on entrevoit déjà bien des difficultés. Comment faire admettre le principe et la simple nécessité d’un code organisateur, chez un individu qui, s’il ne vomit pas tous les aspects conventionnels et externes de la communication, cherche au moins dans la musique à s’en éloigner en retrouvant un

langage parlant directement avec son propre corps?

qui veut, d’abord, que tout ce qui lui semble spontané dans la musique soit le fruit d’une acculturation, d’un investissement ou d’un apprentissage, pour soutenir ensuite que ces constructions lui permettent de (re)trouver et de développer quelque chose qui préexiste sous une autre forme dans les aspects les plus profonds et les plus intimes de sa vie psychique et corporelle?

On comprend ainsi le succès de ceux qui parlent plus simplement de sensibilité naturelle à la musique ou de langage de émotions...