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La valeur de la beauté pour les organisations :

2. LA STRATEGIE ET SES LEVIERS DE PERFORMANCE :

2.2. L’art et l’esthétique créateurs d’une valeur pour l’organisation

2.2.2. La valeur de la beauté pour les organisations :

Suite au développement des travaux du courant de l’esthétique organisationnelle (Strati, 1992 ; Ramirez, 2005 ; Taylor et Hansen, 2005 ; Warren, 2008), la valeur de l’expérience esthétique de la « beauté » pour l’organisation commence à être reconnue sur le plan théorique (Ladkin, 2008 ; Adler, 2011 ; De Groot, 2014). Cependant, malgré un nombre

croissant de publications ces dernières années, la majorité des chercheurs adopte une approche descriptive des dimensions esthétiques des organisations (Weggeman et al. 2007 ; De Groot, 2014). Très peu déterminent des antécédents ou étudient les influences de l’expérience esthétique de la beauté sur les performances sociales, économiques ou environnementales des organisations. Sur le plan théorique, seuls Weggeman et al., (2007) explorent la question de l’amélioration de la performance organisationnelle grâce à la beauté des produits et des services et l'esthétique des processus et de la structure organisationnelle. Quant à la recherche empirique, seul le travail doctoral de De Groot (2014) étudie l'impact de l'expérience esthétique du « beau » et du « laid » sur l'engagement affectif des employés et ceci par l’intermédiaire de l'émotion. Afin de combler ce manque et d’ouvrir des pistes de recherche pour le futur, nous avons réalisé une étude théorique exploratoire ((1), (27)) qui répond à la question principale suivante : Quel type de valeur la beauté peut-elle créer pour les organisations et comment cette valeur est-elle créée ? L’objectif principal de notre recherche a été de définir, à partir d’une revue de la littérature, quelles sont les principales dimensions de la beauté qui peuvent intervenir dans les organisations et de comprendre leur impact sur la création de valeur et la performance. Pour cela, nous avons développé un modèle intégratif de création de la valeur par la beauté (voir figure 8) en combinant une perspective rationnelle et esthétique des organisations qui va au-delà de la dimension traditionnelle de la création de valeur par les produits et les services.

En effet, notre étude permet de comprendre la beauté de façon beaucoup plus large en intégrant d’autres types de ressources organisationnelles, tangibles et intangibles, dans les analyses. La beauté est vue non seulement comme moyen d’atteindre des objectifs organisationnels, mais également en tant qu’expérience permettant de se connecter à la beauté inhérente au côté humain de chacun d’entre nous. Sur ce point, nous souscrivons totalement à l’appel récent d'Adler (2015: 482) qui invoque la beauté comme l’unique issue pour faire face à la « mocheté » du 21ème siècle rempli de crise, d’incertitude et de calamité : « L'art met au

défi chacun de nous, qu'il soit un leader d'opinion ou un leader de la société, un individu ou un dirigeant, d'invoquer la beauté, non pas en s'évanouissant, mais en redécouvrant comment voir la réalité. L'Art nous invite, en tant que leaders dans tous les domaines, à ouvrir nos yeux et nos esprits à la beauté camouflée dans la banalité quotidienne et à transformer, en retour, ce qui est en ce qui pourrait être».

Au cœur de notre travail réside une conception intégrative de la beauté inspirée des trois principales perspectives épistémologiques de la beauté : « objectiviste », « subjectiviste » et «

interactionniste » (Reber et al., 2004). Les objectivistes considèrent la beauté comme une propriété de l’objet qui produit une expérience agréable chez l’observateur. La beauté est ainsi associée à des caractéristiques physiques telles que l'harmonie, l'équilibre, la symétrie, le contraste, la clarté, etc. Alors que pour les subjectivistes, la beauté est une fonction de la perception humaine. Son expérience dépendrait des caractéristiques individuelles (éducation, âge, expérience, sensibilité, valeurs, etc.). Enfin, les interactionnistes pensent que la beauté émerge dans les interactions entre les personnes et les objets. Notre conception de la beauté mobilise les connaissances des trois approches. Leur intégration nous a amené à définir la « beauté » comme une forme de vérité à la fois sensorielle, émotionnelle et cognitive, qui peut être source de plaisir et de satisfaction, et qui est vécue en contact avec des événements, des objets et des processus sociaux et organisationnels, grâce à la fois à des perceptions, des interprétations et des jugements esthétiques.

Notre revue de la littérature nous a permis de voir que l’expérience de la beauté dans les organisations peut concerner différentes dimensions organisationnelles :

 les comportements et les caractéristiques individuels et organisationnels : attitudes, valeurs, identité, image, vision, stratégie, structure, etc. (Guillén, 1997 ; Strati, 1992; Taylor et Hansen, 2005) ;

 les artefacts et l’environnement physique (Strati, 1992, 2017 ; Witz et al., 2003 ; Rafaeli et Vilnai-Yavetz, 2004, Elsbach et Pratt, 2007, Siler, 2009) ;

 les processus : leadership, gouvernance, communication, recrutement, décision, évaluation, contrôle, etc. (Weggeman et al., 2007 ; Ladkin 2008 ; Adler ; 2011) ;

 les relations sociales et interpersonnelles au travail (Ramirez, 1996 ; De Groot, 2014) ;  les résultats : produits et services, performances sociales et économiques (Sandelands et

Buckner, 1989) ;

 les ressources : humaines, technologiques, matérielles, financière (Strati, 2004 ; Weggeman et al., 2007).

Notre modèle conceptuel de la création de la valeur par la « beauté » intègre ces multiples manifestations de la beauté de façon cohérente et montre comment elles peuvent créer de la valeur pour les organisations. Le modèle adopte une perspective de « design organisationnel » (Romme, 2003 ; Aken, 2004) et il est inspiré du modèle « input-throughput-output » de Weggeman (Weggeman et al., 2007) élaboré pour comprendre l'impact de la beauté sur la performance organisationnelle. Cependant, ce modèle est trop restrictif et ne convient pas à

tous les types d’organisations. Il ne tient pas compte non plus de l’influence d’autres facteurs contextuels pouvant générer une expérience de la beauté dans les organisations tels que l’environnement interne et externe, la culture et les différents systèmes de gestion. Le modèle ne prend pas en compte non plus d’autres types d’expériences esthétiques ayant une valeur « négative » comme par exemple le « laid », le « grotesque », le « dégoûtant », etc. Ces catégories esthétiques peuvent également générer de la valeur pour l'organisation et sont très importantes pour des changements organisationnels et individuels (De Groot, 2014 ; Antal, 2015, 2018). Ainsi, nous avons ajouté deux autres dimensions au modèle de processus de Weggeman (Weggeman et al., 2007) : la vision et l’environnement. Nous avons également introduit le concept de « ressources » au lieu de « inputs » et le concept de « résultats » au lieu de « outputs ».

Notre modèle est parti d’une conception de l’organisation en cinq composantes principales (partie inférieure du modèle) : 1) «Visions», 2) «Ressources», 3) «Processus», 4) «Résultats» et 5) «Environnement». Ces composantes sont soumises à des influences économiques, sociales et culturelles et se déploient dans un environnement interne et externe à la fois naturel et organisationnel. La vision et les valeurs déterminent les buts, les objectifs ainsi que les stratégies et les structures à long terme de l’organisation. Les ressources comprennent les matériaux, les technologies, les personnes et les ressources financières. Les processus sont des interactions organisationnelles et interpersonnelles tels que la communication, la coopération, l'intégration, l'évaluation ou le contrôle. Les résultats prennent la forme de produits, de services, d’emballages ou de déchets, mais également de performances environnementales, économiques et sociales.

Notre hypothèse fondamentale est que toutes les composantes organisationnelles sont dotées de « qualités » ou de « propriétés » esthétiques propres qui sont capables de générer des expériences esthétiques au sens large pour les différents acteurs organisationnels (internes et externes) à travers des processus à la fois cognitifs, émotionnels et physiques très complexes vécus par l’observateur (Weggeman et al., 2007 ; De Groot, 2014). Ces expériences du « beau » peuvent se décliner sous différentes formes en termes de résultat final du processus perceptuel (partie centrale du modèle) : « belles ressources », « beaux résultats », « beaux processus », « belles organisations », « beaux environnements ». Elles sont susceptibles d’apporter de la valeur aux organisations de façon plus spécifique (partie supérieure du modèle).

Nous supposons que la valeur d’une « belle organisation » peut être liée directement par les produits et services grâce à leurs propriétés esthétiques, mais aussi plus indirectement à travers des mécanismes de satisfaction, de motivation et d’engagement des parties prenantes internes et externes qui expérimentent des états émotionnels positifs générés par l’expérience de la beauté en provenance de l’ensemble des « belles » composantes organisationnelles. A ce niveau, l'environnement de travail physique et social qui intègre la beauté en tant qu'élément important de sa conception est une dimension à ne pas négliger, de même que tous les processus organisationnels, telles que la communication, l'évaluation et la prise de décision. Travailler dans un bel espace de travail stimule non seulement le bien-être et la satisfaction, mais peut également renforcer les liens sociaux au sein de l'organisation et entre différents acteurs. L'attachement et le respect des valeurs de l'entreprise renforcent la culture organisationnelle, qui peut à son tour être une source de création de valeur par la motivation et la participation des employés.

A partir de ces éléments de réflexion globale, le modèle définit également un certain nombre d’actions stratégiques qui peuvent aider à rendre les organisations plus belles, selon les principales composantes organisationnelles (partie basse du modèle). Nous encourageons ainsi les dirigeants à intégrer l'esthétique et la beauté en tant que composantes principales lors de l'élaboration et la mise en œuvre de la stratégie. Ils devraient également accorder plus d’attention à leurs processus organisationnels, en particulier la communication, qui est l’un des mécanismes les plus importants influençant les attitudes et les performances individuelles au travail. De plus, si les acteurs ont la possibilité de vivre des expériences esthétiques positives grâce à l'art, ils peuvent renforcer le leadership, la collaboration et l'innovation et minimiser le stress et le turn-over du personnel. Développer des pratiques de gestion des ressources humaines intégrant des méthodes artistiques pour engager et motiver les personnes, tels que la narration, le théâtre, la danse et la peinture, serait très bénéfique pour développer le sens organisationnel de ce qui est beau. Cela contribuerait également à déterminer l'impact de ces pratiques sur les paramètres de performance sociale de l'organisation, tels que la cohésion, la motivation et la satisfaction des employés. Nous avons également montré que la création d'une culture organisationnelle fondée sur des valeurs esthétiques, complémentaires des valeurs de gestion, contribuerait à rendre une organisation plus attrayante et aiderait les

parties prenantes à évaluer les avantages d'une performance organisationnelle économique et sociale à court et à long terme.

Le modèle que nous avons proposé n’a pas encore été exploré empiriquement, mais afin d’ouvrir des pistes d’exploration potentielle quant aux effets de la beauté dans les organisations, nous avons fourni quelques exemples de modèles d’affaires existants fondés sur la valeur de la beauté. L’accent a été mis sur les secteurs du tourisme et de l’industrie du luxe. Un exemple significatif présenté a été celui de l’impact du musée Guggenheim sur le développement économique et social de la région de Bilbao (voir encadré 4).

Encadré 4 : L'impact du musée Guggenheim sur l'économie de Bilbao (1)

Le musée est célèbre pour sa structure esthétique conçue par Frank Gehry, dans un style qui le rendait beau, intriguant et attrayant. Il est rapidement devenu l'un des musées les plus importants et les plus connus au monde. Le bâtiment était extrêmement novateur dans son approche technologique, avec la production de dessins et la simulation de la faisabilité effectuée par un logiciel informatique développé par Dassault pour ses avions. Le projet a utilisé une approche constructiviste de l'architecture, promouvant des formes organiques et ondulantes et jouant avec les matériaux et les lumières. Le bâtiment ressemble à une grande sculpture, une silhouette singulière formée de matériaux surprenants et d'apparence chaotique: un contraste entre des espaces fragmentés et des formes régulières recouvertes de pierre, des formes courbes revêtues de titane et de grandes parois en verre.

L’ouverture du musée Guggenheim à Bilbao en Espagne est un projet d’investissement contemporain dont l’impact économique est le principal moteur de la conception. Plaza (2006) a montré que le retour sur investissement dû au musée est mesurable et réel. En fait, la ville de Bilbao a utilisé le musée Guggenheim pour restructurer et régénérer son ancienne économie industrielle en un lieu touristique attrayant et dynamique. Avant la création du musée, la ville avait une mauvaise image en raison d’une pollution extrême et d’une situation politique complexe. Les visiteurs ne venaient que pour affaires pendant la semaine et évitaient de rester le week-end, car l'endroit n'était ni agréable ni sympathique. Depuis l'ouverture du musée, le nombre de nuitées est passé de 1,98 million en 1996 à 4,77 millions en 2011 (Plaza et Haarich, 2015: 1495). Une croissance significative de l'activité économique et une augmentation du nombre d'emplois créés dans le secteur du tourisme (par exemple, dans les restaurants, les hôtels) ont également été constatées. Dans une étude récente, Plaza et Haarich (2015) font état des effets positifs du musée Guggenheim sur les industries de la création et des services, la régénération urbaine et le développement de la région de Bilbao. Considéré comme un «aimant touristique», le musée a également permis la création et le maintien de 1 200 emplois (Plaza and Haarich, 2015: 1495). Selon eux, le musée Guggenheim a également développé un haut niveau d'enracinement régional couvrant les aspects politiques, institutionnels, économiques, artistiques, socioculturels et socio-stratégiques. Selon The Economist (2013), «les dépenses des auditeurs à Bilbao au cours des trois premières années suivant l’ouverture du musée ont généré plus de 100 millions d’euros de taxes pour le gouvernement régional, ce qui est suffisant pour récupérer les coûts de construction et laisser quelque chose de plus». Malgré la modestie de la collection du musée, de plus en plus de visiteurs continuent à la visiter. De plus, de nombreuses autres villes du monde, dépourvues de centres culturels attractifs, considèrent Bilbao comme un modèle à suivre (The Economist, 2013).

La réflexion sur l’impact global économique du modèle d’affaire du Musée Guggenheim (Plaza, 2006) nous a amené à nous interroger ensuite sur la mesure possible d’un retour sur investissement (ROI, Return On Investment) qui peut être lié à la beauté dans les organisations. A ce niveau, nous avons voulu étendre le concept de ROI au domaine de la beauté en introduisant la notion du retour sur investissement de la beauté, ROIB (Return On Investment in Beauty). Ceci pourrait devenir un indicateur de performance utilisé pour évaluer l'efficacité d'un investissement dans la beauté. Cependant, compte tenu du fait que les mécanismes de l’impact de la beauté sur les performances financières sont très complexes, la mesure est difficilement quantifiable. En effet, si les coûts des investissements financiers liés à la beauté pourraient être évalués en enregistrant les dépenses liées à la beauté, le gain final de l’investissement dans la beauté est difficilement identifiable à cause des effets indirects de plusieurs autres variables, notamment humaines (Lingane et Olsen, 2004). Malgré les

difficultés de mesure, dans la littérature en provenance plutôt des sciences sociales, nous avons pu identifier quelques approches qui pourraient nous inspirer, comme par exemple « l'archéologie des produits » de Ulrich et Pearson (1998) qui estime la contribution des efforts en matière de design sur la rentabilité du produit. Une autre approche est celle du « retour social sur investissement » (SROI, Social Return On Investment) développé pour mesurer la création de valeur à finalité sociale pour des entreprises du secteur social (Ryan et Lynen, 2008), dans le secteur de la santé (Gibson et al., 2011 ; Millar et Hall, 2013) ou du tourisme (Whelan, 2015).

En conclusion, notre réflexion théorique sur la contribution de la beauté dans les organisations nous a permis d’ouvrir des pistes de recherche pour l’avenir, étant donnée l’absence quasi-totale d’études empiriques sur la contribution de la beauté dans les organisations. Nous avons suggéré de comprendre notamment l’impact des facteurs contextuels sur l’expérience (individuelle et collective) de la beauté dans les organisations à partir de trois groupes de facteurs antécédents : 1) les propriétés esthétiques de l’environnement organisationnel (économique, politique, social, culturel) ; 2) les propriétés esthétiques des composantes organisationnelles (vision, stratégie, structure, culture, performance, produits, leadership, etc.) ; 3) les propriétés esthétiques liées à des éléments comportementaux des individus au travail (personnalité, style de management, valeurs, intelligence émotionnelle, etc.). Ensuite, le lien devrait être fait avec la performance économique (ventes, croissance, bénéfice, etc.), sociale (conflit, satisfaction, motivation, qualité de vie au travail) ou environnementale (utilisation des ressources naturelles et humaines, impact écologique et humain, etc.), afin de comprendre comment les différentes formes d’expériences de beauté (émotionnelle et cognitive) l’impactent directement ou indirectement. Sur le plan méthodologique, l’enjeu le plus important devrait être l’élaboration de critères et d’indicateurs de mesure de l’expérience de la beauté, de même que des méthodes de collecte de données appropriées pour ce type de phénomènes qui restent peu explorés par les chercheurs en Sciences de Gestion. Des méthodes en provenance du champ de l’esthétique et de l’art pourraient être utiles.

2.2.3. La pratique esthétique pour des apprentissages approfondis en management