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Être vague en ayant ses règles : le paradoxe de la féminité

La notion de « vague », de « flou » est alors introduite justement à propos de la ménopause, ce temps si particulier où la femme n’est plus vraiment femme, car elle a cessé d’être réglée. Marie Cardinal et Annie Leclerc abordent ainsi la question de la sexualité, définie de façon triviale comme une « chasse » : « Marie : […] N’empêche que je pense qu’une femme qui n’a plus ses règles a du mal à chasser. […] La ménopause est une sorte de honte qui pèse sur elle, une honte telle qu’elle rend son désir indécent. La ménopause doit signifier la fin du désir. »213 Ici on retrouve une fois encore le poids des diktats sociaux sur le corps et sur la perception du corps des femmes. Toutefois, cette réflexion glisse peu à peu vers les moyens mobilisés pour pallier ce désir de « chasser », et c’est là que le vague apparaît : « Annie : Il faut déborder d’invention, il faut ruser, […] c’est malicieux. […] Marie : […] Je pense que le seul fait de savoir depuis notre naissance que nous allons changer de nom le jour de notre mariage nous donne, en même temps qu’une identité floue, le sens du jeu, de la duplicité, de la fluidité, de la fuite. »214 Si on suit attentivement le raisonnement que développe ces deux autrices, on s’aperçoit que le vague est une réponse au réglé, une réponse de l’ordre de la créativité en cela qu’ « il faut déborder d’invention, il faut ruser », mais également de l’ordre de la « fluidité », du mouvement donc, qui, par analogie avec la dichotomie parole/écriture que nous avons vue en amont de cette réflexion, définirait donc la femme comme un être indéfini, en dehors de la norme, qui échappe à cette norme précisément (le terme de « fuite » ici est éloquent).

La réflexion va alors s’approfondir en s’élargissant encore : des femmes et de leur corps, la conversation dérive vers les hommes et leur rôle dans cet effort de définition du réglé vis-à-vis du vague : « Annie : Oui, les femmes ne savent jamais vraiment où elles sont femmes, à quelles conditions elles sont femmes. Il y a certainement une imposition moins stricte en ce qui concerne la femme qu’en ce qui concerne l’homme. »215 Ce paradoxe (la femme, être sociologiquement déterminé, enfermé dans le langage et dont le rôle social est en somme dicté dans son corps même selon ces mêmes diktats, serait en réalité plus « libre » que l’homme) démontre que le vague et le réglé fonctionnent ensemble, et les notions construites de « masculin » et de « féminin » ne cesse

213 Marie Cardinal, Annie Leclerc, Collab, Autrement dit, op cit, p 42. 214 Ibidem, p 43.

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d’aller et venir sur cet axe. Le vague ne s’oppose alors pas totalement au réglé puisque c’est bien du réglé même que naît le vague et vice versa. Autre dimension de ce discours, la notion de « vague et de réglé » permet de penser l’individu en lien avec sa « situation » dans la société. Comme le souligne Marie Cardinal « là aussi la situation des femmes est absurde dans nos sociétés. Elles sont les gardiennes de la tradition, de tout ce qui ou doit être stable et elles-mêmes peuvent avoir plusieurs identités, changer selon qu’elles sont la femme de X ou de Y… »216 Et cette remarque est suivie par une réflexion d’Annie Leclerc sur la « situation » des hommes : « Même dans les rôles sociaux. Par exemple une femme peut ou peut ne pas travailler, tandis qu’un homme qui ne travaille pas c’est un chômeur et être un chômeur c’est beaucoup plus grave, beaucoup plus dramatique que d’être une chômeuse. »217 Le « vague » est donc à penser comme un atout, une capacité de liberté : être vague c’est échapper, l’espace d’un instant, à la règle (aux règles). « Je me demande si ce côté vague n’est pas le bon côté, celui qu’il faut travailler, approfondir. Je dirais que je me fous d’une certaine définition de la femme et que même je voudrais arriver à une subversion de toute définition possible parce que définir, ce serait arrêter, ce serait donner une réponse à quelque chose qui est largement défini, à savoir la virilité. Or il n’y a pas de pendant à donner à la virilité, il n’y a pas à donner une image de la femme par rapport à l’image de l’homme. Au contraire, il faut montrer jusqu’à quel point nous n’avons jamais pu entrer dans une définition. »218 La position d’Annie Leclerc, partagée par M. Cardinal est très forte si l’on considère le contexte des années 70. Certes, Marie Cardinal, nous l’avons dit, pense le corps de la femme comme un outil littéraire, un moyen de dire, de s’approprier les mots, de reprendre une capacité de parole et donc un certain pouvoir. Toutefois, penser la notion de vague et de réglé c’est penser en termes de « situation » et non en termes « d’essence » ou de spécificité. L’autrice se détache ainsi, une fois de plus, des mouvements féministes essentialistes. Elle pense le féminin, l’interroge, l’ouvre, mais n’en fait pas un « ghetto »219 selon ses propres termes, un étendard à brandir en réponse au masculin. Elle le construit au contraire en lien direct avec le masculin et en cela, elle s’inscrit dans un héritage beauvoirien, où la « situation », plus que la biologie, détermine les individus. Marie Cardinal peut donc affirmer, sans risquer de se contredire : « Finalement, ce sont les hommes qui sont réglés… Ça me plaît ce vague, ce don du vague. Mais j’aimerais que tous les êtres humains puissent se

216 Ibid., p 44.

217 Marie Cardinal, Annie Leclerc, Collab, Autrement dit, op cit, p 44. 218 Ibidem, p 44 – 45.

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permettre d’être vagues, que ce soit permis aussi aux hommes d’être vagues. »220 et de finir sa réflexion sur une belle conclusion : « Au fond nous les femmes nous sommes dans une situation privilégiée en ce moment car nous sommes sorties d’une définition qui nous a été donnée depuis des siècles. Annie : Et qu’on n’a jamais rempli correctement. Marie : Evidemment puisqu’à chaque fois qu’on définit on arrête, on bloque, on stoppe. »221