• Aucun résultat trouvé

L’Algérie, terre du corps et de la jouissance

III. Le corps en écriture, un engagement politique : « j’écris pour elles »

3.1 Entre amour et colonialisme, l’impossible réconcilaition de la « personne bicéphale » : Marie

3.1.1 L’Algérie, terre du corps et de la jouissance

« Quelle joie de te revoir, quelle joie profonde ! Bonjour ma mère, ma sœur, mon amie. »246 Marie Cardinal, lors de son retour à Alger, salue ainsi « sa » terre d’origine. Cette adresse, qui personnifie l’Algérie, démontre l’attachement viscéral de l’autrice à cette terre, qu’elle associe à sa famille. L’Algérie est donc d’emblée présentée comme un sujet de l’intime. Or, ce qui « attache » précisément la narratrice d’Au Pays de mes racines à l’Algérie, c’est avant tout une « nécessité » issue du rapport entre le corps et la terre. « Nécessité », c’est là le tout premier terme de l’œuvre, écrit en lettres capitales. Ce choix n’est pas neutre si l’on considère l’attention particulière de Marie Cardinal au langage. Or, précisément, il dénote un besoin, de l’ordre du vital, et place ce voyage du retour sur un plan biologique plus que rationnel. « Ce que je vais chercher n’appartient pas, je crois, à l’ordre de la raison. »247 L’Algérie est donc introduite par le corps. Ce que confirme le passage qui suit : « Ce ne sont pas les maisons que j’ai habitées qui m’attirent […] Non, c’est quelque chose qui vient de la terre, du ciel et de la mer que je veux rejoindre, quelque chose qui pour moi ne se trouve que dans cet endroit précis du globe terrestre. »248 L’Algérie, terre de l’enfance, fait alors partie intégrante du corps en cela qu’elle l’a façonnée, lui a imprimé un rythme qu’épouse le rythme de l’écriture : Au Pays de mes racines est un récit du corps qui se fait par le corps : la narratrice nous décrit les bruits, les odeurs, la chaleur et la lumière, avec une ivresse qui rejoint l’ivresse des souvenirs de l’enfance.

« Famille, paradis qui m’apprenait à jouir de l’eau, des parfums, des formes, des mouvements, des couleurs, suffira-t-il de toute ma vie pour épuiser ces amours ? »249 L’Algérie est alors, tout comme ici, associée à la mère, dans le sens où c’est elle qui apprend la jouissance à la narratrice-enfant. Comme nous l’avions analysé précédemment250, la jouissance est ici liée à la mer, aux flux qui relient Marie Cardinal à sa « vraie mère », soit l’Algérie. Or, comme le souligne Colette Hall, « la mer, la Méditerranée, mais aussi par extension l’Algérie […] est souvent associée chez Cardinal avec la prise de parole et la venue à l’écriture. »251 L’Algérie, source de vie, source de l’écriture, serait alors, pour la narratrice d’Au Pays de mes racines, un moyen de renouer avec

246 Marie Cardinal, « Au Pays de mes racines » in Les Mots pour le dire et autres romans, op cit, p 1149. 247 Marie Cardinal, Au Pays de mes racines, op cit, p 5.

248 Ibidem, p 5-6. 249 Ibid., p 15. 250 Cf, p 63.

94

les origines maternelles, perdues du fait de la guerre. Cette symbolique de la mère est également visible, toujours selon Colette Hall, dans le fait que la narratrice revient en Algérie accompagnée de sa fille, Bénédicte. Le fait de dire le corps, de partager cette jouissance, cet attachement viscéral à la terre, serait alors un moyen de transmettre cet apprentissage et de le recréer, via l’écriture, en le purifiant de toute séquelle résultant du conflit qui a ravagé cette même terre ainsi que la narratrice elle-même. « Le retour à l’Algérie devient synonyme, dans ce contexte, d’un retour au maternel. Non seulement parce que l’Algérie est le lieu du ressourcement et de l’amour – amour qui est associé dans les souvenirs de la narratrice avec les domestiques arabes, les vraies figures maternelles de son enfance – mais aussi parce que l’Algérie est le lieu de la réconciliation entre le corps et l’esprit. Elle est l’opposé de la France, la marâtre, qui a opéré cette dissociation entre les deux et a éloigné l’écrivain de son corps, et donc de l’écriture. […] Elle est le signe d’une recherche utopique de cette harmonie dans un langage qui abolit la dichotomie entre la raison et les sens et qui renvoie au paradis pré-verbal de la fusion avec la mère »252 Colette Hall souligne ici l’importance de dire cet amour de l’Algérie pour Marie Cardinal soit une volonté de réparer le corps, de se l’approprier en retrouvant, par l’écriture, le droit d’en jouir « malgré TOUT » ainsi qu’elle l’exprime dans Au Pays de mes racines : « Mauvaise conscience d’avoir vu exploiter le peuple algérien sans rien dire et mauvaise conscience d’avoir laissé faire la guerre que nous lui avons faite. En même temps je ne peux pas ne pas penser que c’est chez moi là-bas, que c’est là- bas que je suis née […] M’arracher à l’Algérie c’est m’arracher ma tête, mes tripes, mon cœur, mon âme. C’est chez moi, il n’y a pas à dire et je n’ai pas à avoir une mauvaise conscience de ça, malgré TOUT. »253

Cet « attachement viscéral » à la terre des origines en dépit des affres de la guerre, ce « paradis perdu » qu’est l’Algérie, est notamment l’une des caractéristiques de la littérature dite « de l’exil ». On peut ainsi lire, dès l’incipit des Noces de camus : « Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. […] Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels. »

252 Colette Hall, Marie Cardinal, op cit, p 92.

95

On peut voir ici le même souci de l’écriture de dire la jouissance des sens, cette harmonie fusionnelle avec la terre maternelle. [L’évocation de cet amour partagé « avec toute une race, née du soleil et de la mer » rappelle également une autre œuvre de Camus L’Etranger, œuvre dont le personnage principal, né du soleil et de la mer (Meusault), victime et bourreau d’une violence aveugle, déplore dès les premières pages la perte de la mère. L’étrangeté, si on file la métaphore, est ainsi directement liée à la mère, comme c’est le cas pour Cardinal, qui ne peut guérir qu’après avoir « tué » sa mère par la psychanalyse. ]