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La prise de parole : la créativité comme remède à l’enfermement

2.1 Des Mots pour le dire, à Autrement dit : dire, écrire, pour questionner la norme

2.1.2 La prise de parole : la créativité comme remède à l’enfermement

Cependant, au-delà de l’expérience libératrice de la psychanalyse, un autre aspect de cette recherche d’une « voix » singulière se dessine. Marie Cardinal construit en effet cette difficulté à dire en parallèle d’un projet de création : les narratrices écrivent leur expérience (Les Mots pour le

183 Marie Cardinal, Les Mots pour le dire, op cit, p 11. 184 Ibidem, p 11.

185 Marie Cardinal, « La Souricière » in Les Mots pour le dire et autres romans, op cit, p 211. 186 Marie Cardinal, Annie Leclerc, Collab, Autrement dit, op cit, p 53.

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dire, Au Pays de mes racines, Cet été-là, Les Grands Désordres), la brodent (Le Passé empiété) ou encore construisent un « monument » (la « cathédrale Madelonne » de Madeleine dans La Mule et le corbillard). La parole, à l’image de la parole analytique, ne délivre que si elle est destinée, si elle permet de construire un passage entre soi et les autres. Et en effet, dans ces schémas créatifs, même s’il s’agit avant tout d’un dialogue avec soi, l’autre est impliqué : la Cathédrale devient un site touristique, tout comme la narratrice du Passé Empiété acquiert une certaine renommée du fait de ses broderies, la narratrice des Mots pour le dire, quant à elle, parvient à transcrire ses carnets intimes, à les inscrire sur des feuillets, pour ensuite les donner à lire, d’abord à son mari, puis à un public.

Cet acte créatif, cette recherche d’une voix singulière, serait alors à penser sur le mode la subversion. C’est précisément le fait que la femme, dotée de la parole, va se redéfinir, non plus en fonction du rôle social qu’on lui attribue (mère, épouse ou fille) mais vis-à-vis d’elle-même. L’acte créatif suscite alors une surprise, voire une contestation assez vive de la part de l’entourage. Les exemples les plus marquants selon nous de cette hypothèse selon laquelle créer implique, pour une femme, de s’affranchir des dictats sociaux, résident dans La Mule et le corbillard, où Madeleine gère seule son domaine et est redoutée pour cela, et dans Le Passé empiété, récit qui met en scène une femme d’âge mûr, ménopausée, qui parvient quand même à briller sur la scène internationale grâce à un acte supposément féminin et trivial : la broderie.

Dans le premier texte, Madeleine, grâce aux savoirs tirés de son corps en lien avec sa terre, parvient, seule, à entretenir les cinq hectares de la Roselière et à faire fructifier son bien. « Quand je me suis retrouvée seule je n’ai pas eu peur. Je connaissais si bien chaque lézarde, chaque poutre, chaque fourmilière ! Je savais d’où venaient les vents et les pluies et comment se comportaient les bois et la terre […]. »187 C’est elle, toujours seule, qui fait la récolte du raisin : « Ces vieilles jambes, ces vieux bras méritent les honneurs : pendant des années, j’ai récolté toute seule mon raisin. […] Ne pas perdre de temps. Remplir la hotte. Vite, vite. Couper une grappe, une autre, une autre. […] Les cigales, le soleil, le raisin, la sueur. […] Première pastière. Deuxième pastière. Dix hottes, vingt hottes… Vingt kilos. Cinquante kilos. Cent kilos. Deux cents kilos. »188 Or, cela attise une certaine réticence vis-à-vis de la jeune femme qui est crainte par ses pairs masculins : c’est une jeune femme qui refuse le mariage, qui de plus travaille à l’égal des hommes et réussit. Sa force,

187 Marie Cardinal, « La Mule et le corbillard » in Les Mots pour le dire et autres romans, op cit, p 106. 188 Ibidem, p 128-129.

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tirée de son amour pour sa terre, va ensuite être dirigée, dans la construction de sa Cathédrale. « Je n’ai commencé à m’occuper de la cathédrale Madelonne que dix ans après le départ de l’ingénieur. Dix ans de divagations nocturnes, de plaintes, d’hystérie. Dix ans interminables. Dix ans nécessaires à la trouvaille. »189 La cathédrale nous est donc présentée comme un remède à « l’hystérie », au manque, une « trouvaille », un trésor. Encore une fois, c’est la création qui permet de se sauver de la folie. Or, cette construction, initiée après le départ inexpliqué de Pierre, son compagnon, d’une vocation à combler un manque, se transforme en une réelle volonté de reprendre le pouvoir sur son existence, pouvoir mis à mal par autrui. C’est dans le repli sur soi, dans l’intériorité de sa demeure et de sa terre, que s’élabore, s’étoffe et ensuite déborde cet élan créateur. D’un mouvement de méfiance vis-à-vis d’autrui on passe au dialogue, à l’ouverture : Madelon n’est toujours pas la femme que l’on attend d’elle, toutefois, elle s’ouvre aux villageois à travers les visites de la cathédrale. « A cette époque mon existence a changé. J’étais obligée d’aller plus souvent au village pour acheter du vernis, des outils. J’ai parlé avec les commerçants. […] Un jour le marchand de couleurs est venu livrer à la maison une certaine colle […] Pour mieux lui faire comprendre mon travail je l’ai fait entrer dans la chambre de l’ingénieur. Le marchand de couleurs et sa fille n’en revenaient pas. […] Par la suite, […] il m’en demandait des nouvelles. Il a dû en parler aux autres […] Il venait des gens de loin […] simplement pour voir la cathédrale. »190 Le dialogue permet alors une collaboration, une entente féconde : « à chacune de mes visites au village, ils sortaient quelque chose d’un fond de tiroir : un coquillage, un bout de bois […] Ils me le donnaient. »191

Le nœud du récit, soit la perte (le vol) de sa propriété et par extension de sa création, met en évidence la volonté du masculin, face à cette créativité, à ce pouvoir du féminin, de contraindre, d’entraver la création, jusqu’à la détruire. Créer est alors synonyme de défiance d’un ordre préétabli où la femme est contrainte à un rôle intérieur, enfermée dans la « souricière ». L’acte créatif peut alors être interprété comme un remède à l’aliénation subie par les femmes, du fait de l’intériorisation de certaines normes sociales : condamnées à être mères, épouses ou filles, à être regardées, conditionnées, maîtrisées, colonisées, les femmes n’ont alors d’autre choix que de reprendre la parole, afin de se réapproprier leurs corps, leurs libertés mais surtout leur capacité à

189 Marie Cardinal, « La Mule et le corbillard » in Les Mots pour le dire et autres romans, op cit, p 144. 190 Ibidem, p 148-149.

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se redéfinir selon leurs propres normes et non plus celles, patriarcales, de la société que décrivent Marie Cardinal, Annie Leclerc, Hélène Cixous, ou encore Simone de Beauvoir ou Colette.