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La « biculturalité » : géographie d’un corps écartelé

III. Le corps en écriture, un engagement politique : « j’écris pour elles »

3.1 Entre amour et colonialisme, l’impossible réconcilaition de la « personne bicéphale » : Marie

3.1.2 La « biculturalité » : géographie d’un corps écartelé

Toutefois, chez Cardinal, cet amour fusionnel n’arrive pas à son terme. Le corps jouissance, ce corps apaisé, se confronte au corps « dressé », modelé et blessé par les normes familiales. Au Pays de mes racines n’est donc pas uniquement un récit de l’enfance retrouvée, bien que celle-ci soit présente et soit également une source de l’écriture, c’est avant tout le récit d’une recherche, d’un questionnement identitaire.

Ce décalage est en premier lieu visible dans la polyphonie du texte soumis au lecteur. Deux récits s’y croisent, s’y opposent, en une myriade de discours : discours rapportés des membres de la famille, discours « viscéral » de la narratrice-enfant qui ne comprend pas les tenants et les aboutissants mais qui les ressens néanmoins dans son corps et dans sa manière d’appréhender le monde, discours enfin, rétrospectif, de la narratrice-adulte, qui a vécu l’aliénation de la folie et essaie de mettre à distance son passé afin de redécouvrir l’Algérie du présent (« C’est plus tard, beaucoup plus tard, que j’ai pris conscience du dressage et que l’idée m’est venue d’aller voir ailleurs. »254). L’exemple de la vigne, premier souvenir évoqué par la narratrice, dont on peut supposer l’importance au vu de sa place en tant que « seuil » du discours, est parlant en cela qu’il présente la narratrice enfant en colère face à la destruction de la vigne par la pisse de chèvre des « traînes-savates »255 et qui ne se pose pas la question du pourquoi de cette colère si profondément ancrée en elle, qui affirme : « Mais mon cœur bat. C’est que l’insulte est grande : la vigne nous fait vivre, lui et sa famille, moi et la mienne. On ne touche pas à la vigne, c’est sacré. »256. Ici le

254 Marie Cardinal, « Au Pays de mes racines » in Les Mots pour le dire et autres romans, op cit, p 1101. 255 Maire Cardinal, Au Pays de mes racines, op cit, p 8.

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caractère sacré de la vigne tient, au-delà de la survie économique des deux familles, au fait que la vigne est le symbole de la possession de la terre par sa famille, symbole donc de leur emprise sur la terre257, comme l’explique par la suite la narratrice-adulte : « Etant petite je ne me posais pas cette question. Cette terre était à moi, c’était chez moi, depuis toujours. D’ailleurs je n’avais qu’à me référer aux portraits de famille et aux photos pour m’en persuader. »258 Il y a ici une opposition forte entre les deux discours, opposition marquée d’une certaine ironie pragmatique : la colère est rendue acceptable, raisonnable car justifiée par l’histoire familiale.

Or, cette superposition d’une pluralité de discours permet à la narratrice, comme c’est le cas dans Les Mots pour le dire, de mettre en évidence la lutte de ces voix au sein du sujet, ces voix qui écartèlent le corps entre deux modes de pensées, deux systèmes différents. Cette opposition, la narratrice la nomme « biculturalité » soit une double appartenance culturelle, reflet du conflit de deux « systèmes » de pensées, deux rythmes, qui habitent son corps et déterminent sa vision du monde. « Ce n’est pas rien de vivre avec, emmêlés au fond de soi, le rythme nonchalant de la sieste algérienne et l’activité besogneuse des débuts d’après-midi français […] Pouvoir laisser s’embrouiller les conversations divaguantes259 où passent les sensations, les émotions, les cris […] et les raisonnements logiques où tout doit couler d’une réflexion pondérée et froide, raisonnable, et pour laquelle les sensations sont des tares. »260 Ici, le désir de concilier les deux systèmes transparaît dans les termes « emmêlés » ou « s’embrouiller » toutefois il est contrebalancé par le rythme binaire de la phrase construite autour de ce « et » qui coordonne tout en marquant l’opposition : bien que l’écriture juxtapose les deux éléments antagonistes, elle ne parvient pas à les concilier totalement. On a donc une opposition irréductible entre la France de la Raison et l’Algérie des sens.

Or de cette opposition, qu’on pourrait associer à une opposition de « rythmes » inconciliables, de deux modes de pensées opposés, découle une hiérarchisation et donc une opposition de valeurs. D’un côté, la France, patrie de la raison à laquelle se réfèrent les colons pour justifier leur position sociale : « La France créait la différence en nous haussant [les colons],

257 Ici, les deux acceptions du mot « culture » se recoupent, c’est grâce au travail agricole que la terre est

devenue « cultivable », et c’est précisément en cultivant le sol, en s’appropriant la terre, que les colons ont pu s’enraciner sur le long terme, ont pu coloniser, cultiver, les peuples nomades.

258 Marie Cardinal, « Au Pays de mes racines » in Les Mots pour le dire et autres romans, op cit, p 1097. 259 Ecrit comme ceci dans le texte

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puisque tout ce qui venait d’elle était « meilleur ». Loin de nous l’idée que ce « meilleur » était une culture. Idée plutôt que la France nous mettait des galons, une casquette, éventuellement un fusil entre les mains, elle nous conférait une force indiscutable – et indiscutée d’ailleurs…La chance d’être de cette « souche »-là ! »261 Ce discours, où se mêlent tout à la fois les paroles rapportées de la mentalité coloniale et l’ironie mordante de la narratrice-adulte, montre à quel point l’héritage familial (héritage colonial), dont l’expression « être de cette « souche »-là » démontre le sens biologique, a instauré une hiérarchie dans cette « biculturalité ». Hiérarchie confirmée par les souvenirs de l’enfance : « La berceuse est trop douce quand c’est ma mère qui la chante.[…] Quand c’est Daïba, elle me plaît tout à fait, pourtant je me sens déjà coupable de me laisser endormir par elle. Je sais déjà que c’est le rythme de ma mère qui est le « meilleur ». »262 Ici, l’amour du « rythme » algérien, amour sincère, lié encore une fois à une expérience du corps, est entaché de culpabilité.

La « biculturalité » de la narratrice, qui pourrait être considérée comme une richesse, se transforme alors en une lutte intestine d’une rare violence ayant pour but le souhait de faire coexister, de manière paisible, ces deux cultures : « Mon désir, ma demande, mon exigence, ont cette prétention : je voudrais pouvoir être tranquillement bi-culturée sans que la névrose s’empare de ma personne bicéphale, sans que le reniement guillotine l’une de mes deux têtes, sans avoir à faire un choix impossible. »263 Ici, on voit bien que cette double appartenance, conséquence directe de la pensée coloniale, est vécue comme une violence faite au corps, violence qui appelle des images très fortes sur le plan du sens. La « guillotine » est en effet, en France, le symbole sanglant de la période de la Terreur, revers sombre de la période révolutionnaire dans l’imaginaire collectif264, où précisément la guerre civile, guerre violente et « intestine », entre les vendéens royalistes et les armées républicaines, a déchiré le pays. Le fait d’associer ici un événement historique violent, appartenant à la culture française, à une lutte, interne, intime, entre deux appartenances culturelles, lient le corps de la narratrice à un corps collectif, commun, politique. Le lecteur peut se représenter cet intenable souhait de la biculturalité, ce déchirement interne entre deux « systèmes de pensée », qui écartèle les êtres comme on écartèlerait les chairs. La pensée en

261 Marie Cardinal, Au Pays de mes racines, op cit, p 14. 262 Ibidem, p 27.

263 Ibid., p 17.

264 Preuve de cet ancrage symbolique dans l’imaginaire, quand Victor Hugo écrit Quatre-vingt-treize, roman

sur la Terreur et sur les événements de la Vendée notamment, où il place la guillotine comme une ombre de mort planant sur les combats.

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corps de la « biculturalité » et de la dualité qu’elle implique permet ainsi à Marie Cardinal de nommer son malaise, de le reconnaître, de le faire exister et de questionner un héritage colonial controversé. L’altérité et le contact entre deux cultures est ainsi vécu dans l’intimité du sujet, qui se voit confronter à une dualité violente, potentiellement destructrice, qui met à mal une potentielle vision cartésienne du sujet qui se pense comme une unité transparente à elle-même. Le double discours et la mise à distance qu’il produit, incite le lecteur à se méfier, et l’oblige à être sensible à la difficulté d’une volonté de déterrer, de mettre à jours les racines d’un mal profond, qui touche à la structure même du sujet, à ses représentations, à ses valeurs, mais aussi à son propre corps. Ainsi, dans Au pays de mes racines, cette quête des origines du mal colonial (ici au sens de maladie) se fait également et avant tout par le corps, un corps travaillé, comme la terre, par un mal profond, enraciné, un corps traumatisé qui tente de se réparer.