• Aucun résultat trouvé

Dire la honte : dénoncer et dépasser le « carcan » social

1.3 Non pas un, mais des corps

1.3.1 Dire la honte : dénoncer et dépasser le « carcan » social

La folie est l’un des thèmes récurrents de l’œuvre de Marie Cardinal. Cette expérience aliénante, qui cause une souffrance psychique et corporelle proche de la torture, est selon nous à comprendre comme une expérience nécessaire à la prise de conscience des normes sociales et familiales. En entrant dans « le monde des aliénés »138, monde dominé par le sentiment de peur analysé en amont de cette réflexion, la narratrice fait ainsi l’expérience de la honte. Or, la honte est intéressante précisément parce qu’elle se réfère à un système de valeurs bien précis qui condamne ce dont on a honte. C’est ce que souligne Colette Hall, dans son ouvrage monographique sur M. Cardinal : « Son œuvre se nourrit de cette expérience fondamentale qui lui a révélé la face cachée des choses et l’a fait réfléchir sur ce qu’on a coutume de nommer « normal ». [...] Peu à peu émerge

136 Voir 1.2.2. La psychanalyse : un outil pour circonscrire ce qui est tu. p 45. 137 Marie Cardinal, Au Pays de mes racines, op cit, p 87.

57

une femme transformée, qui a eu le courage de démanteler les mythes et les images qui emprisonnent les femmes 139. »Dans Les Mots pour le dire, la narratrice repense ainsi, par le truchement de l’analyse, à une scène de masturbation enfantine. L’enfant est ignorante de son corps, et n’a pas le mot « masturbation » pour définir son acte. « A l’époque du robinet de papier je ne connaissais pas le mot « branler » et j’ignorais tout de la masturbation. »140 Or, malgré cette ignorance, le sentiment de jouissance de ce passage est immédiatement associé à un sentiment de honte qui nécessite, pour être lavé, oublié, un acte de pénitence : « Dès que la jouissance avait passé j’avais honte. [...] Je me sentais coupable et indigne de ma mère, de cette maison, de ma famille, de Jésus, de la Sainte Vierge, de tout. Il fallait que je fasse quelque chose pour me racheter, que je trouve un trésor. »141 Et ce sentiment perdure : « Vingt ans plus tard son souvenir faisait encore surgir en moi une honte terrible que je ne cherchais pas à expliquer. »142 Cette scène démontre l’intériorisation, par la narratrice enfant, d’un certain nombre de normes et valeurs transmises par la famille (la mère), la condition sociale (la maison), mais également la religion, qui perdurent et marquent son comportement même dans sa vie adulte. Dire les normes qui l’enserrent c’est alors expliquer, démanteler, un système de normes ancré dans un certain contexte social. Dans Autrement dit, elle revient sur ces normes, ces « lois » et sur procédé analytique :

J’ai décortiqué toutes les lois qui m’avaient asservies au point de faire de moi une loque. Les lois de ma classe que, par amour pour ma mère, je n’avais jamais jugées, jamais modelées à ma personne, encore moins rejetées. [...] Ensuite les lois des hommes qui sont celles de tous les pouvoirs. Les femmes n’ont que le pouvoir de ruser, de mentir de composer. Les lois de l’Église catholique qui mêlent les deux précédentes en un amalgame ignoble peint aux couleurs du sacrifice de la guerre et de l’or : notre morale.143

On remarque d’emblée la récurrence du terme de « jamais » qui insiste sur la difficulté de se séparer d’un tel système normatif inculqué dès l’enfance. Ce blâme moral, dans le cas de la masturbation, est d’autant plus important qu’il fait écho à tabou lié à la connaissance même du corps de la fillette : « Lorsque les garçons se tripotaient jusqu’à ce que leur robinet devienne raide,

139 Colette Hall, Marie Cardinal, op cit, p 9.

140 Marie Cardinal, Les Mots pour le dire, op cit, p 105. 141 Ibidem, p 104.

142 Ibid., p 105

58

nous disions qu’ils se « touchaient ». Il n’était jamais question [...] de filles qui se touchaient. Du reste, qu’auraient-elles pu toucher ? Elles n’avaient RIEN à toucher. »144 Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, le corps est ici tronqué, censuré par les normes qui l’enserrent et le redéfinissent. La névrose, et la prise de parole qu’elle implique, permettrait ainsi de questionner ce rapport aux normes transmises par la classe et par le contexte social. Le sang lui-même, l’un des signes évocateurs de la névrose, celui dont on nous parle dès les premières pages et qui, nous l’avons dit, « fait écran », est porteur de cette honte. Ce qui est frappant, c’est que le sang en lui- même, parce qu’il est associé aux menstruations, est considéré comme une anomalie, un dérèglement qu’il faut à tout prix maîtriser. Au-delà d’une évidente préoccupation physiologique apparaît alors une tentative d’explication liant ces dérèglements à une caractéristique du féminin : « Jamais aucun gynécologue, aucun psychiatre, aucun neurologue n’avait reconnu que le sang venait de la chose. Au contraire, on m’indiquait que la chose venait du sang. " Les femmes sont souvent « nerveuses » parce que leur équilibre gynécologique est précaire, fragile." 145»Les médecins, détenteurs de l’autorité scientifique et a priori, de l’autorité patriarcale, redéfinissent alors le corps de la patiente en considérant un symptôme alarmant et une potentielle névrose comme faisant partie des prédispositions physiologiques du corps féminin. Par le truchement de l’écriture, l’auteur comme la narratrice parviennent alors à mettre à distance ce discours - et la honte qu’il véhicule – et à le questionner. Toujours dans Les Mots pour le dire, le passage qui suit la requalification de l'expérience du « cornet de papier » en « branlette », s’ouvre ainsi sur une question salvatrice : « Je découvrais que je m’étais préférée anormale et malade que normale et en bonne santé. Du même coup je découvrais que j’étais pour quelque chose dans ma maladie, que j’en étais en partie responsable. POURQUOI 146? » Cette « préférence » est clairement liée à l’amour inconditionnel, et potentiellement destructeur, que la narratrice-enfant voue à sa mère. Ce personnage de « mère » est alors à comprendre comme un élément central, emblématique, du conditionnement subi par la narratrice.

144 Marie Cardinal, Les Mots pour le dire, op cit, p 105. 145 Ibidem, p 39.

59