• Aucun résultat trouvé

OPTIONS METHODOLOGIQUES

V.2.1 L’EXPRESSION EN TROISIEME PERSONNE

La recherche du point de vue en première personne est, pour Vermersch, en relation avec un contenu descriptif que formule la personne interviewée. Dans le cadre de l’analyse du discours,

Charaudeau et Maingueneau soulignent aussi que "du caractère indissociable d’un contenu descriptif et d’une position énonciative orientant argumentativement tout énoncé découle le fait qu’une procédure descriptive est inséparable de l’expression d’un point de vue, d’une visée du discours" (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 167).

L’expression d’un point de vue concerne donc tout d’abord, la position énonciative du sujet parlant. Il s’agit du cas où celui qui parle de lui-même en première personne, en disant "je" ou "nous". Cependant, le sujet parlant ne dit pas toujours "je" pour parler de lui-même. C’est cet "allant de soi" que Ducrot remet en question, et plus particulièrement celui qui consiste à amalgamer "cet être désigné par "je"" et "celui qui produit l’énoncé" (Ducrot, 1984/2008, p. 190). Citons "les emplois où "je" désigne le "co-énonciateur" dans des emplois que Charaudeau et Maingueneau nomment "polémiques", comme "de quoi je me mêle ?", ou "hypocoristiques", comme "j’ai de beaux jeux, je suis mignon" (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 226). Celui qui parle peut également parler de lui-même en troisième personne, et adopter ainsi un point de vue en troisième personne.

La troisième personne est désignée par Wilmet (2003, p. 293) comme une personne "absente délocutoire" à contrario de la première personne désignée comme une personne "présente locutive". Au sens strict d’ab-sence (être à distance), la troisième personne introduit une notion de mise à distance avec ce qui est dit. Wilmet précise ensuite que "les grammairiens identifient la première personne avec la "personne qui parle", la deuxième avec "la personne à qui on parle", et la troisième avec la "personne de qui l’on parle"" (Wilmet, 2003, p. 293). Cependant, la troisième personne peut être une première personne, qui "parle elle-même d’elle-même". Ainsi objectivée, elle se donne à entendre et à voir en tant qu’objet du discours pour elle-même et pour autrui. C’est le cas de ce que Wilmet (2003) nomme l’ "omnipersonnel on".

Lorsque le sujet parlant parle en tant que "on", il parle de lui-même, et de lui-même en relation avec autrui. Par son indéfinition même, le pronom "on" gomme les contours d’un sujet individualisé et singularisé : "on se montre comme je, tu, nous, vous", et "on" signifie à loisir "tout le monde", "n’importe qui", "chacun", "quelqu’un"" (Wilmet, 2003, p. 291). Le sujet parlant se fait entendre dans son indissociabilité d’autrui. Il existe alors au sein d’un groupe : le groupe en formation, le groupe professionnel des enseignants, le groupe des citoyens français, etc. Par l’usage de l’"omnipersonnel on", le sujet peut faire entendre une existence au sein de plusieurs groupes à la fois. Le pronom est dit "omnipersonnel", tout d’abord par rapport à cette indifférenciation qui offre la possibilité de changer de place avec autrui (tu, vous à travers nous), et ensuite, par rapport à une définition de soi-même en relation avec un ou plusieurs groupes

vraiment par celui qui parle. Pour Ducrot, la présence de "on" fait entendre une voix collective, dans laquelle énonciateur et locuteur résonnent : l’énonciateur est "assimilé à un certain "on", à une voix collective, à, l’intérieur de laquelle le locuteur est lui-même rangé" (Ducrot, 1984/2008, p. 231).

Le point de vue en troisième personne est complexe et ses replis s’ouvrent sur plusieurs points de vue, qui peuvent être présents dans ce qui est dit par l’usage de pronoms différents. Wilmet (2003) distingue deux grandes catégories de pronoms: les pronoms essentiels (e.) et les pronoms accidentels (a.). Dans la première catégorie, il regroupe à la fois :

1) les pronoms e. personnels (je, tu, il...)

2) les pronoms e. indéfinis: "omnipersonnel on", "positif-négatif" (comme rien/personne) et locatif (comme en/y),

Dans la seconde catégorie, nous avons relevé : ` 1) les pronoms a. quantifiants, avec :

- stricts comme "chacun/tout/ quelqu’un", - numéraux (un, deux, trois,...)

2) les pronoms a. caractérisants, avec les sous catégories : - stricts direct (un bleu), et indirect (un qui),

- personnels (mien, tien, sien,...),

- numéraux (le premier, le numéro un, la page une,...).

3) les pronoms a. quantifiants-caractérisants, avec les sous-catégories : - stricts (comme "certains/ autres/ tel , quelque chose"),

- personnels (le mien, le tien, ...),

- déictiques (ceux/ celui, celle/celles, ce/cela/ça).

Cette catégorisation permet de constituer un ensemble de repères, pour nous situer au sein de la distanciation (entre celui qui parle et ce qui est dit).

Les pronoms personnels, comme "je, tu, il...", représentent une personne ou un objet identifié. Les pronoms indéfinis, omnipersonnel et positif/négatif, se réfèrent à autrui en tant que groupe constitué, identifié dans ce qui est dit. Les pronoms accidentels quantifiants stricts et quantifiants-caractérisants stricts se réfèrent à autrui, en tant qu’individu dans un groupe donné. Autrui se différencie davantage du sujet parlant quand il dit "certains" que lorsqu’il dit "chacun". La distance est alors plus importante entre le sujet parlant et ce qui est dit, et le degré de prise en charge de ce qui est dit décroît. Il décroît encore lorsque celui qui parle désigne sans nommer ce dont il parle, avec l’usage des pronoms "traditionnellement nommés 'démonstratifs' " (Wilmet, 2003, p. 278). La présence de pronoms que Wilmet nomme quantifiants-caractérisants déictiques indique alors une absence de prise en charge de ce qui est dit par le sujet parlant.

Nous avons pu relever un nombre important de pronoms quantifiants-caractérisants déictiques. Leur importance est liée, pour une part, à la situation d’entretien oral. Dans le cadre d'un discours rapporté à l'oral, Wilmet remarque que "le français familier érige "ça" en concurrent de "il" : ça pleut/tonne/caille/mouille...avec un effet d'intensification : "oui, ça pleuvait, oui, ça pleuvait, comme à Ostende..." (Caussimon, cité par Wilmet, 2003, p. 504). Le pronom devient alors un indice de topicalisation impersonnelle. Par ailleurs, les énoncés comme "la rose, c'est une belle fleur" ou "c'est une belle fleur, la rose" permet par cette apposition nominale (Wilmet, 2003, p. 564) de souligner, d'attirer l'attention sur un point particulier de ce qui est dit. Enfin, Charaudeau et Maingueneau parlent de focalisation identificatrice, en linguistique, lorsque nous sommes en présence d’énoncés comme "c'est Pierre qui est venu". La focalisation est, pour eux, "une opération qui met en valeur un constituant de la phrase ou focus". "Cela peut se faire par des moyens phonétiques ou syntaxiques : en particulier (…) une extraction par c'est...que." (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 265). L’ensemble de ces processus permettent d’intensifier, d’insister ou de focaliser l'attention du sujet parlant comme celui de son interlocuteur sur ce que désigne le sujet parlant. Dans notre matériau, nous avons relevé de nombreux recours aux pronoms ce/ça ou c' (c'est/c'était) pour désigner sans pour autant nommer. La question qui nous est renvoyée ici, est celle de "la référence déictique" qui, suivant Charaudeau et Maingueneau, se caractérise par le fait que "son référent ne peut être déterminé que par rapport à l’identité ou la situation des interlocuteurs au moment où ils parlent" (Ducrot et Schaeffer, cités par Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 158).

"Ça" peut donc être l’indice d’une "topicalisation impersonnelle" (Wilmet, 2003, p. 504) comme dans "ça fait longtemps", que nous pouvons reformuler par "il y a longtemps". Notons au passage que le pronom, qui est dit traditionnellement, "impersonnel" ("il") correspond à une modalité de la phrase, que Wilmet nomme "topicalisation impersonnelle". Dans ce cas, la modalité "impersonnelle" marque une étrangeté radicale entre le sujet parlant et ce qui est dit. La localisation dans l’espace et le temps de ce qui est dit n’est pas explicite, elle n’est pas spécifiée. Cette relation d’étrangeté radicale est soulignée par la définition du "pronom impersonnel" : "une forme vide qui n’a pas de signification en elle-même et ne renvoie à rien" (Hilty, 1959 in Wilmet, 2003, p. 292).

Nous distinguons les topicalisations impersonnelles, comme "il/ça pleut" et les focalisations comme "il y a une bouteille sur la table"/ "c’est une bouteille qui est sur la table". Le second usage vise à faire focaliser sur un point particulier, alors que le premier fait entendre l’absence de prise sur l’événement. C’est justement cette marque de l’événement dans ce qui est dit, qui nous

Nous nous sommes appuyée sur les catégories construites par Wilmet (2003) pour construire des indices qui puissent rendre compte du degré de prise en charge par le sujet parlant de ce qui est dit (et de lui-même). Nous avons construit le tableau suivant pour rendre visible une gradation dans ce qui est dit de la distanciation et de l’étrangeté par rapport à soi-même.

Nous n’avons retenu dans ce tableau que les pronoms présents dans les retranscriptions des entretiens.

pronoms essentiels pronoms accidentels topicalisation il impersonnelle personne

ls indéfinis quantifiants quantifiants-caractérisants avec ind. "locatif" omnipers

onnel positif/négatif stricts stricts Déictiques "il y a" "il" on rien/pers onne chacun/ tout/ qqn certains/ autres qqn/qqch ce/cela/ç a Gradian de distance et d’étrangeté / à soi-même

1-> 2-> 3-> 4-> 5-> 6-> 7-> 8-> marque du rapport à

autrui, en tant que groupe

marque du rapport à autrui, en tant qu'individu dans un groupe

marque de la différence par rapport à l’autre, l’autre en tant qu’étranger à soi-même

Apparaît dans ce qui est dit est comme : Spécifié

et situé

indéfini Indéfinissable

Figure 2 : Mise en évidence du gradian de distance et d'étrangeté, en fonction des pronoms

L’ensemble des pronoms présents dans le texte des entretiens retranscrits constitue un registre "polyphonique" dans lequel celui qui parle adopte un point de vue particulier, allant de ce qui est dit, spécifié et situé (colonne 1) à indéfini (col. 2 à 5) et indéfinissable (col. 8) par le sujet parlant lui-même. Celui qui parle peut se faire entendre suivant plusieurs voix, comme nous l’avons vu avec l’omnipersonnel "on". Ce choix est un élément qui indique où se situe le sujet parlant par rapport à ce qui est dit et par rapport à lui-même. Autrement dit ce positionnement est un élément constitutif de la perception du sujet, en tant que sujet parlant. Il participe à comprendre comment le sujet, en tant que sujet parlant, se positionne, se définit, et perçoit l’objet de son discours.

Cette perception peut être confirmée ou modulée par l’examen des verbes qui accompagnent ces pronoms. Wilmet (2003) classe les verbes en types différents, en fonction de ce qu’ils expriment. Il les nomme verbes de "volonté", "sentiment", "opinion", "perception", "intention", déduction", "décision".

Enfin, il distingue les "coverbes" (appelés aussi "auxiliaires de mode"), qui "interviennent dans la modalité des énoncés", comme la "topicalisation impersonnelle" : devoir, pouvoir, savoir,

falloir, vouloir, faire, laisser. Les coverbes sont présents dans ce qui est dit, lorsqu’il y a distanciation.

Les processus linguistiques de distanciation sont présents dans le texte des entretiens quand celui qui parle explique. Leur présence indique un éloignement de la description d’une situation précise, située dans le temps et l’espace. Ils constituent des marqueurs du passage de l’explication à l’explicitation, ou inversement.

Ces moments précis du texte sont des moments charnières dans le processus d’explicitation. Nous comprenons le mot texte, au sens de "tout discours fixé par l’écriture" (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 570). Ces moments charnières constituent l’indice de ce qui est au centre du phénomène à expliciter, du point de vue en première personne.