• Aucun résultat trouvé

CONDUITE DE LA RECHERCHE

L’ACCES A UN AUTRE ESPACE D’EXPERIENCE

Considérons le re-vécu de l’expérience qui se manifeste dans ces moments d’auto-information par l’expression d’une émotion. Lorsque V reconnecte avec un ou plusieurs vécus antérieurs ("j’ai déjà eu une histoire avec la respiration"), nous pouvons penser qu’à travers le mot "histoire", il s’agit de plusieurs épisodes de sa vie qui lui reviennent, bien que le contenu de l’expérience en tant que tel, ne soit pas formulé. Ces vécus re-présentifiés constituent un ensemble qui fait sens avec le vécu de la situation de formation. C’est précisément l’émergence de cet ensemble et la constitution de ces vécus comme un ensemble qui construisent un sens nouveau donné à :

situation de formation,

2) l’objet même de la calligraphie, que V désigne par "la respiration".

L’expression d’une émotion à ce moment d’auto-information rend perceptible une mémoire du corps ("la respiration") qui se manifeste à travers une modification du timbre, le ralentissement de voix et l’ab-sence de contenu explicite de cette mémoire. Aussi V ne raconte pas à proprement parler cette "histoire avec la respiration", mais signifie qu’elle est en train de remonter plusieurs événements de sa vie, et que ce remontage (Didi-Huberman, 2003), est le processus même de constitution du sens en train de se faire. L’expression de l’émotion devient un indice de la constitution de ce sens nouveau qui échappe à la mise en mots, ou que les mots ne suffisent pas à dire.

Nous comprenons après-coup, que le choix de cette séance (en relation avec la "respiration") au début de l’entretien s’inscrit dans une quête de sens pour V. Nous regarderons dans l’analyse proprement dite de la recherche quel choix de la thématique de l’activité calligraphique est fait au début de l’entretien. Nous pensons que la centration sur un objet particulier au début de l’entretien est en relation avec cette quête de sens spécifique à chaque participant.

VI.5.3.2 EXPRESSION POLYPHONIQUE DE SOI-MEME

Après la recherche exploratoire, nous pensons qu’aux marges du processus d’explicitation nous pouvons poursuivre le recueil d’informations sur cette expérience plus intime du sujet.

L’expression de l’émotion marque une rupture dans le processus d’explicitation, et indique le passage à un autre espace d’expérience qui n’est ni mental ni discursif. Cette mémoire corporelle, en relation avec le phénomène respiratoire (pour V), serait associée à une série d’événements. Cette association d’événements qui ont marqué V, forme une "histoire" "non-dite", au sens où Ducrot (1984/2008) pourrait l’entendre.

Le re-vécu expérientiel émerge également dans ce qui est dit, par le jeu d’une expression polyphonique. Nous pensons donc que si le vécu de l’expérience, tel que le sujet le revit durant l’entretien d’aide à l’explicitation, s’exprime en première personne, le re-vécu d’une expérience plus intime et émotionnelle s’exprime avec le "masque" (Ducrot, 1984/2008) de la troisième personne.

L’examen de l’expression en troisième personne vise à distinguer l’information qui est référencée dans ce qui est dit. Lorsque le pronom "ça" re-présente un objet (mon geste, mon tracé, le bras de V, etc.), il peut être mis en mots par le chercheur et devenir explicite. L’information devenue explicite par une reconstitution du chercheur, peut enrichir la description de

l’action calligraphique. Nous différencions cette information explicitable de celle qui ne trouve pas de référent dans ce qui est dit, et qui ne concernerait pas uniquement la situation de formation. C’est celle-ci qui nous intéresse plus particulièrement pour approcher l’expérience propre du sujet.

Les pronoms quantifiants-caractérisants déictiques "ça/ce/cela" désignent ce que le sujet perçoit sans toutefois le nommer. L’objet est bien perçu, malgré l’ab-sence de dénomination. Nous entendons toujours absence, au sens strict d’être à distance. Ce qui est perçu se manifeste en creux dans ce qui est dit. L’ab-sence résonne dans la distance qui existe avec ce qui est dit. Il s’agit bien d’une expression en troisième personne, mais qui rend compte de l’étrangeté de la perception qui advient au sujet. L’indéfinition de l’expression en troisième personne fait entendre ce qui apparaît comme l’imperceptibilité en soi-même ("ça vient avec", "ça y est", "c’est ça", "ça allait donner ça"...., A). Cette expression en troisième personne ne renvoie pas à un point de vue en troisième personne (Vermersch, 2012), mais concerne un point de vue en première personne. Dans une expression en première personne, le sujet parlant, en disant "je", se reconnaît lui-même dans ce pronom personnel qui le re-présente dans ce qui est dit. Dans une expression en troisième personne qui concerne le sujet lui-même, il existe bien une distance avec ce qui est dit : cette distance est ici la marque d'un écart entre le sujet parlant et ce qu’il désigne comme imperceptible en lui-même. A la différence d’un point de vue en première personne, qui re-marque l’identité (au sens d’identique) entre le sujet parlant et ce qui est dit, un point de vue que nous désignons comme "différentiel" en première personne exprime l’écart entre le sujet parlant et ce qu’il désigne comme imperceptible en lui-même. Il fait entendre l’inconnu en soi-même et pose, en creux, la question de la reconnaissance de ce qui lui advient comme de lui-même : "ça vient de me revenir", "c’est curieux", "c’est bizarre" (V).

Il ne s’agit plus à ce moment de reconstituer et de décrire un savoir-faire calligraphique, une technicité du geste graphique, mais de com-prendre l’expérience que le sujet fait de lui-même (ou de lui-même dans sa relation à son environnement).

Afin d’embrasser l’expérience graphique dans son ensemble, nous comprenons qu’il est nécessaire de rendre compte à la fois du re-vécu de l’action calligraphique, et du re-vécu de ce qui advient au sujet. Nous faisons l’hypothèse que ce re-vécu, en tant qu’advenant, est impliqué dans le vécu de l’action calligraphique, et que c’est précisément lui qui est recherché dans la quête de sens spécifique à chaque participant.

VI.5.4 DECRIRE ET COMPRENDRE LE "RE-VECU"

Pour rendre compte de cette double dimension du re-vécu, nous nous sommes concentrés, tout d’abord, sur le remontage du déroulement de l’action. En nous appuyant sur les catégories de Vermersch, nous distinguons ce qui est énoncé du point de vue du sujet, en première personne et

ce qui est énoncé d’un point de vue en deuxième ou troisième personne. Ces dernières informations rendent compte d’informations plus générales, de commentaires, etc.

A partir de cette première distinction, nous examinons ce qui est dit en troisième personne, afin de discerner ce qui peut être explicitable et peut constituer un élément nouveau dans la description de l’action. Nous complétons cette description de l’action, par l’examen de ce qui est dit en deuxième personne. Nous réserverons une partie pour regrouper ce que le sujet parlant se dit à lui-même dans le cadre d’un discours intérieur rapporté au chercheur. Ayant constaté que de nombreuses phrases avaient été énoncées en forme négative, nous terminerons par l’examen des points de vues non-dits dans ces énoncés (Ducrot, 1984/2008).

Avec l’ensemble des informations recueillies et ainsi reconstituées, nous proposerons une description de l’action pour chaque participant. Ensuite, à partir du repérage des invariants, nous proposerons une structure commune de ce qu’ont (re)vécu les participants.

Dans un second temps, nous remonterons le fil de ce qui est dit en creux, en nous appuyant sur les indices du re-vécu de l’expérience propre (expression en troisième personne, à travers la présence des pronoms quantifiants-caractérisants déictiques, expression des émotions). Nous pensons avoir accès un autre re-vécu, attaché à des événements antérieurs à la formation et avec laquelle ils semblent pourtant faire sens. C'est cette ré-élaboration du sens que nous nommons "projet de com-prendre" au sens de Didi-Huberman (2003).

VII