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Pour Berthoz, les travaux de William James introduisent un renversement dans la compréhension de l’émotion : "en postulant que les changements corporels (battements de cœur, frisson, rougeurs, etc.) seraient une cause et non une conséquence de l’émotion" (in La Recherche, 2003, p. 77). Selon lui, l’émotion n’est pas seulement une réaction au contexte environnemental, mais elle est une "préparation à l’action " (Berthoz, 2003, p. 67) : "L’émotion est préparation de l’action, elle établit le contexte dans lequel est vécue l’action" (Berthoz, 2003, p. 287). Pour Berthoz, les émotions sont en relation avec l’anticipation de l’action et constituent un mode d’évaluation du contexte de l’action à venir. En cela, l’émotion est impliquée dans les processus décisionnels. Il distingue plusieurs formes de décisions. Celle qui retient notre attention est celle qui implique l’émotion à la différence d’un processus décisionnel réfléchi. Nous pouvons décider de façon émotionnelle ou avec notre émotion. Dans ce cas, Berthoz distingue plusieurs voies possibles distribuées en voies courtes et voies longues. Dans la voie courte, des structures, comme l’amygdale, "traitent l’information qui provient" de notre environnement, qu’elle évalue, au sens strict de lui donner une valeur. Elle évalue donc la situation présentement perçue "en fonction des expériences passées" (Berthoz, 2003). Cette évaluation rapide ouvre le champ à une délibération interne, implicite, au sens où à ce moment elle échappe au langage. D’autres structures comme le cortex cingulaire antérieur sont impliquées dans l’évaluation émotionnelle, qui ouvre sur une voix longue. Cette structure joue un rôle d’arbitre après avoir pris une décision, en évaluant la différence entre les résultats escomptés et les résultats obtenus. Elle intervient notamment lorsque les décisions impliquent des prises de risques importantes. Le cortex cingulaire antérieur appartenant à une voix longue participerait plus généralement à une détection des conflits et des erreurs suivant une fonction de superviseur. Il serait impliqué dans "l’évaluation de la situation, le guidage ou l’interruption de l’action en fonction du contexte, l’intention d’action, et sa comparaison avec la mémoire des événements passés" (Berthoz, 2003, p. 275). Notons

enfin, que dans cette voie dite longue s’exerce une supervision qui met en relation les aspects émotionnels avec les aspects cognitifs (analyse réflexive et délibération explicite même avec soi-même) et les aspects moteurs.

Par ailleurs, "l’émotion activerait des mécanismes de l’attention sélective et induirait [...] une sélection des objets perçus" dans notre environnement, elle modifierait "la mise en relation de la mémoire avec la perception du présent" (Berthoz, 2003, p. 347). En ce sens, l’émotion serait un filtre perceptif, qui a une incidence sur nos décisions, dans la relation entre situation actuelle perçue et situations passées mémorisées.

C’est pourquoi, Berthoz pense que l’émotion est impliquée dans les "mécanismes de décision" à la fois : dans la sélection des "objets dans le monde", le "guidage" de l’action à venir en fonction du passé et la "flexibilité des choix de comportement" (Berthoz, 2003, p. 43).

Les recherches de Berthoz concernant le processus décisionnel construisent des relations entre émotions, actions et expériences vécues. L’émotion est impliquée à la fois dans des circuits courts ou "automatiques", en tant qu’attribution de valeur, et dans des circuits plus longs, en tant que mesure des écarts entre intention, contexte d’action, et expériences vécues. Les processus émotionnels préparent le contexte de l’action à venir.

L’expression des émotions s’ancre dans la mémoire de nos expériences passées selon plusieurs voies. La voie courte et automatique convoque une mémoire implicite, dans la mesure où elle est "incorporée". Elle ouvre à une délibération également implicite. La voie longue convoque une mémoire de l’expérience vécue qui peut faire d’objet d’une délibération explicite et d’une description. Par là même, l‘expérience vécue peut être re-connue, identifiée, en tant que telle. Nous comprenons que même si le vécu antérieur ne peut être décrit, cette absence dans la description ne suffit pas à dire qu’il n’est pas présent dans l’action. L'expression émotionnelle peut alors être un indice de l'implication de vécus antérieurs, qui ne sont pas encore mis en mots.

II.3.3 LE "GESTE DECISIF" COMME PRISE DE RISQUE ET L'EMOTION COMME UNE MISE EN PERIL DE SOI-MEME

Les émotions sont également fortement impliquées lors de décisions qui impliquent une prise de risque. Nous pensons que cette prise de risque existe dans notre situation de formation. La suspension du mouvement, qui accompagne le "geste décisif" (Cheng, 1991 et 2002), s'accompagne lui-même d'une émotion, énoncée après-coup comme "moment fort". En l'absence de repentir, nous pouvons faire l'hypothèse que cette prise de décision implique une véritable prise de risque, par laquelle chacun peut se sentir mis en péril. Le processus émotionnel rendrait alors perceptible cette mise en danger de soi à soi-même.

L’émotion constitue également un point de rencontre avec une mémoire du corps. L’hypothèse de Damasio est qu’une émotion est une "collection de réponses chimiques et neurales" (Damasio, 2003, p. 58) en relation avec la détection d’un SEC (stimulus émotionnellement compétent : objet ou événement) existant dans l’environnement ou présent dans notre souvenir. Nous avions relevé qu’en tant que réponse adaptée, l’expression de l’émotion est une réponse intelligente, au sens strict de mettre en relation (soi avec soi-même, soi avec son environnement) qui vise le maintien de soi en vie (Damasio, 2003).

Par ailleurs, l’émotion constitue le point de rencontre ou d’ "enjonction" (Ricœur, 1990) entre une "vue de dehors" et une "vue au dedans" (Derrida, 1990) : dans cette "entre vues" où le dessinateur voit "enfin" (Derrida, 1990). Il voit depuis l' "in-vu". Le titre "mémoire d’aveugles" (Derrida, 1990) rend compte de cette perception singulière, qui nécessite une suspension du regard pour com-prendre cette mémoire du corps perceptible uniquement par l'expression émotionnelle.

En ce sens, l'expérience de la trace implique une mémoire du corps, perceptible par l'expression de l'émotion. Cette expression émotionnelle constitue l'indice d'une mémoire corporelle, impliquant des expériences passées. Ces expériences passées ne sont pas formulées en tant que telles. Il ne s'agit pas d'expériences non-dites ou indicibles ou informulables, mais des expériences d’événements passés non encore dites ou non encore mises en mots.

II.4 L'EXPERIENCE GRAPHIQUE COMME OBJET DE RECHERCHE

L’émotion constituerait un espace de rencontre entre situation présente et situation présentifiée (Berthoz, 2003), ou entre "vue au dehors" et "vue au dedans" (Derrida, 1990), qui implique, dans les deux cas, la mémoire du corps. Loin d’être un lieu de séparation entre ce que traditionnellement nous appelions le "corps" et l’"esprit", ou encore la "raison", elle constitue un indicateur d’un espace de "passage" (Laplantine, 2012) ou d’articulation entre ce qui est imperceptible mais inscrit dans la mémoire "corporelle" (ce qui n’est pas encore dit, pour Derrida) et ce qui est perceptible, déjà rationalisé dans un discours (qu’il soit discours intérieur ou discours énoncé, partagé avec autrui).

Par ailleurs, Damasio et Berthoz soulignent que l’expression de l’émotion concernait les expériences passées en tant que vécus : ce "qu’on apprend avec l’expérience vécue" (Damasio, 2003, p. 58), la "voie longue" convoque une mémoire de l’expérience vécue qui peut faire l’objet d’une délibération explicite et d’une description, à la différence d’une voie "courte" automatique qui convoque une mémoire implicite et "incorporée" (Berthoz, 2003). L’expression émotionnelle

convoque l’expérience vécue du point de vue des sujets. L’expérience s’ancre effectivement dans une activité particulière : l’activité graphique ou calligraphique. Nous pouvons dire que l’expérience graphique est vécue en situation de formation continue à l’occasion d'une activité spécifique dans le dispositif que nous allons décrire.

L'activité graphique vise la réalisation d'un tracé (dessin, calligraphie, etc.). Ce tracé n'est pas uniquement un ob-jet offert à la vue de tout un chacun, mais il est aussi un acte posé, pour celui qui le réalise (dessinateur, calligraphe, etc.). L'expérience graphique implique donc de considérer la trace, non en tant qu'ob-jet, mais en tant que processus (procès, chez Derrida). La trace, en tant qu'expérience-même, est constitutive de l'expérience graphique.

En cela, l'expression de l'émotion qui accompagne le "geste décisif" (Cheng, 1991 et 2002) du dessinateur, est en relation avec le contexte dans lequel est vécue l’expérience graphique, tout en faisant appel à des événements passés, inscrits dans la mémoire propre des participants à la formation.

La complémentarité entre sujet et advenant offre des perceptives pour approcher "ce qui est vécu" par le sujet en première personne, et "ce qui se passe" qui concerne l’advenant et s'exprime en troisième personne. L'expression en première et en troisième personne rend compte alors de points de vue complémentaires sur "ce que nous sommes". Nous pensons qu’elles peuvent rendre compte d’espaces différents de l'expérience.

Il nous a semblé qu'advenant et sujet ouvrent la voie à des espaces différents de l'expérience, dont l'émotion pouvait être un marqueur. La complémentarité entre expérientiel (Husserl, Merleau-Ponty, Despraz) et expériential (Romano) nous place d'emblée dans une approche et un cadre phénoménologiques.

Autrement dit notre objet de recherche est l’expérience graphique comprise à la fois comme expérience de la trace et comme expérience vécue du point de vue des sujets en formation. Nous pensons que l’expression de l’émotion constitue un point de jonction entre l’expérience vécue du point de vue des sujets, expérience qui peut être décrite, et l’expérience de la trace, du point de vue de l’advenant (le différant, soi-même comme autre, ipse), expérience qui peut être reconstituée. Ce qui nous intéresse plus particulièrement est d’approcher une possible articulation entre ces deux dimensions (ou deux espaces) de l’expérience.

III