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V ivre consciemment

Dans le document Au-delà du moi (Page 137-160)

J

e voudrais insister sur l’importance de votre existence dans le monde relatif. Parler de l’ordre (en sanscrit dharma) que nous devons apporter dans nos existences est un aspect de l’enseignement moins attrayant que ce qui paraît dévoiler la connaissance ésotérique traditionnelle hindoue. Le mental ne trouve cela ni très intéressant ni très important : si c’est pour dire ces banalités, on n’a pas besoin d’un grand gourou indien et d’un grand swâmi ; c’est de la petite morale d’école communale. En vérité, cette insistance sur la façon dont nous vivons, sur les détails, grands ou petits, de notre existence quoti-dienne, est essentielle, que cela fasse plaisir à notre mental ou que notre mental se cabre de-vant cet aspect de l’enseignement. Si nous comprenons l’importance du ici et maintenant, il n’y a pas de petits détails. La voie ne consiste pas à accomplir des actions admirables, la voie consiste à accomplir de façon admirable les actions ordinaires. Cette exigence de Swâmiji, je l’ai vécue auprès de lui soit à l’ashram, soit quand je résidais dans la même maison que lui à Bourg-la-Reine en 1966.

Dans le chemin que vous suivez ici, l’ascèse et l’existence ne font qu’un et vous découvri-rez peu à peu qu’il n’est pas possible de progresser si l’existence entière n’est pas réorganisée, et qu’une vie menée dans l’incohérence ne peut pas vous conduire à la liberté intérieure.

Il y a à cela bien des raisons mais une des plus importantes est que mettre de l’ordre dans vos existences vous permet d’économiser énormément d’énergie. Vous touchez là un thème essentiel, qui peut attiser votre intérêt pour cet aspect un peu austère de l’enseignement.

Vous avez à peu près assez d’énergie pour vivre de la façon ordinaire, c’est-à-dire dans le sommeil, sans vigilance, sans conscience de soi. Et encore je dis « à peu près assez d’énergie » parce que la plaie du monde moderne, c’est la fatigue. La plupart des malades vont voir le médecin parce qu’ils sont fatigués – ils cherchent un remontant, ils cherchent un reconstituant. En vérité, pour pouvoir progresser sur le chemin, non seulement il ne faut pas être fatigué à longueur de journée mais il faut avoir beaucoup d’énergie à sa disposition.

Quand la vigilance se sera établie, vous économiserez de l’énergie parce que le fait de ne pas être identifié, de rester conscient, permet d’utiliser le minimum d’énergie pour le maximum d’efficacité. Mais, pour que cette vigilance, porte ouverte sur les états supérieurs de cons-cience, s’établisse, il vous faut une énergie fine, subtile. Or, chaque fois que nous voulons raffiner quoi que ce soit, une grande quantité de matière grossière est nécessaire pour obtenir

une plus petite quantité de matière subtile. Il nous faut donc une grande quantité d’énergie ordinaire, d’énergie grossière, pour pouvoir disposer de cette énergie fine permettant la pré-sence à soi-même et le sentiment de soi, qui sont le chemin de la conscience du Soi. Si vous examinez comment, du matin au soir, vous vivez, vous accomplissez toutes vos actions, tra-vaillez, vous déplacez en voiture ou a pied, mangez, dormez, vous distrayez, vous amusez, etc. vous vous rendrez compte que vous pouvez diminuer considérablement le gaspillage d’énergie.

Il n’y pas d’immenses possibilités d’augmenter votre approvisionnement en énergie.

Vous pouvez manger un peu plus mais si vous mangez trop, vous dépensez de l’énergie pour digérer. Vous pouvez respirer profondément, l’oxygène et le prana de l’air sont une nourri-ture. Mais ce n’est pas parce que vous aurez pris des médicaments fortifiants comme il en existe quelques-uns ou des vitamines que vous aurez beaucoup plus d’énergie à votre disposi-tion. Ce qui vous est possible, c’est de diminuer, dans des proportions que vous ne soupçon-nez même pas, votre gaspillage d’énergie.

Imaginez une voiture qui consommerait cinquante litres d’essence aux cent kilomètres.

Vous penseriez qu’il y a quelque chose d’anormal. Il faut regarder le carburateur, les bougies, il faut tout vérifier. Vous ne transformerez pas une 504 Peugeot en Rolls Royce. Mais vous pouvez transformer une 504 qui consomme cinquante litres aux cent en une 504 qui ne consomme plus que dix ou onze litres.

Cette comparaison, bien concrète, est parfaitement utilisable. Moi qui étais facilement fatigué autrefois, avec des moments de dynamisme et des moments de dépression, je vois bien que j’ai maintenant une très grande énergie à ma disposition et cela vient de ce que je ne la gaspille plus. Regardez bien les choses telles qu’elles sont et, si vous voulez vraiment réussir à vous éveiller, à ne plus être emporté par le courant, vous découvrirez qu’il y a de nombreux aspects de votre existence qui peuvent être transformés, mis en ordre. C’est ce que Swâmiji appelait la vie consciente, deliberate living, une vie que l’on décide, que l’on mène sciemment dans chaque petit détail.

Il ne suffit pas de méditer, ou de faire zazen une heure par jour ou de venir un mois par an au Bost. Il faut que toutes vos journées, du matin au soir, soient imprégnées de l’ensei-gnement, deviennent le chemin, et cette existence purifiée, dont tout acte inutile est éliminé, vous conduira à cette finesse de perception, cette acuité de la buddhi qui permet de s’arracher à la lourdeur habituelle.

Vous pouvez sentir qu’il y a le mouvement de pesanteur qui vous maintient dans le sommeil et un mouvement qui vous élève. La comparaison a été bien souvent utilisée et je pourrais la moderniser en employant l’image de l’avion qui s’arrache du sol. Vous savez que le plus difficile, pour les lourds Boeing d’aujourd’hui, c’est le décollage, où, la consommation de carburant est la plus intense. Quand l’avion a atteint ses dix mille mètres d’altitude et sa vitesse de croisière, il consomme moins de carburant que quand il lui faut s’arracher au

« sol ». Cela vous aurez tous à le vivre un jour, et à sentir que vous avez enfin quitté le niveau habituel d’action et de réaction, d’émotions, de pensées qui tournent dans le même cercle, que vous êtes passé dans une autre dimension par ce « décollage » intérieur.

Le moyen le plus efficace pour libérer cette énergie au lieu de la gaspiller à tort et à tra-vers, c’est de réenvisager vos existences et de voir partout où vous devrez remplacer l’incohé-rence par la conscience et le désordre par l’ordre juste, le dharma. Mais l’insistance que j’ap-porte sur une attitude active tenant toujours le mental occupé ne doit pas vous induire en

erreur en vous donnant l’impression qu’il s’agit de s’acharner à travailler sans répit. Il y a une activité juste qui est la récréation au sens réel du mot récréation : une re-création de vous-même. Si vous voulez jouer aux échecs, jouez aux échecs ; jouez bien. Si vous voulez aller voir un film de Louis de Funès, allez voir un film de Louis de Funès. Donnez à vous-même, à votre corps, à votre émotion, à votre pensée, la récréation nécessaire. Tant que vous en avez besoin, ne vous sentez pas culpabilisé – du moment que vous le faites pleinement, cons-ciemment. Sachez faire la fête et que ce ne soit pas un débordement non-contrôlé dans lequel vous vous laissiez emporter, une série de réactions mécaniques.

Le but c’est de vivre heureux, mais voyez le résultat autour de vous et pour vous. Pour-quoi est-on si peu heureux ? Il est une science du bonheur. Je ne suis pas là pour prêcher le masochisme, et la morale terrifiante de certains pensionnats ou institutions dont vous gardez un souvenir de cauchemar, quelque part dans votre mémoire consciente ou inconsciente.

Cessez de distinguer les grandes actions exemplaires ou importantes ou héroïques et les petites actions médiocres, terre à terre. L’action, c’est toujours l’action et toute action est importante. Vous avez sûrement entendu dire que, dans le bouddhisme zen, la façon de remplir une tasse de thé ou de placer une fleur sur un pique-fleur prend une grandeur sacrée.

Du matin au soir, vous agissez, vous ouvrez une porte, vous mettez de la pâte dentifrice sur une brosse à dents, vous sortez les clés de voiture de votre poche pour mettre le contact et chaque action peut être consciente, d’une manière totale, complète. Dans chaque acte, enga-gez-vous. Ce n’est pas la peine de rêver des gestes parfaits du maître zen de tir à l’arc et en-suite, à longueur de journée, d’accomplir médiocrement des actions faites à moitié, et dans lesquelles vous n’êtes pas complètement unifié. Sentez ce qu’est un geste complet, dans le-quel vous êtes entièrement présent. Faites-le ou ne le faites pas mais ne parlez pas du bout des lèvres, n’agissez pas du bout des doigts.

Si cette action, ou cette parole, vous ne pouvez pas la vivre entièrement et consciem-ment, ne la faites pas.

S’il y a les petits détails, il y a aussi les grandes options de notre existence, c’est-à-dire le choix d’un métier, le fait d’habiter à la ville ou à la campagne, de se marier. Cela aussi relève de deliberate living : vivre de façon délibérée, intentionnelle, voulue, consciente, décidée.

Swâmiji employait parfois le mot calcul, calculation, ce qui n’est pas étonnant pour quelqu’un qui avait été autrefois connu comme mathématicien.

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Je me souviens d’une parole de Swâmiji. – Mais est-ce que j’accepte une parole comme celle-là ou bien, de ce que dit le gourou, je pense qu’on peut en prendre et en laisser suivant mon gré et ma fantaisie – une parole de Swâmiji qui disait : « What you have to do, do it now », « Ce que vous avez à faire, faites-le immédiatement ». Nous, nous connaissons le pro-verbe qui dit : « Ne remettez pas au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd’hui » et nous ironisons : « Ne faites pas aujourd’hui ce que vous pouvez aussi bien ne pas faire de-main non plus. » Cette pirouette nous fait rire et on se croit spirituel en ricanant de ce genre de principe tout simple. Il faut bien dire qu’une petite part de l’enseignement de Swâmiji, mais une part qu’il n’est pas possible de négliger, consistait à entendre de la bouche d’un gourou, des paroles simples, connues qu’on donne aux enfants au cours d’une éducation clas-sique, mais auxquelles Swâmiji attachait une très grande importance.

Nous devons d’abord bien comprendre que Swâmiji ne nous impose rien qui ne soit pas pour notre bien. Si nous allions auprès de Swâmiji c’était parce que nous le cherchions, nous le voulions, nous avions besoin de son aide, nous étions insatisfaits. Nos existences ne nous conduisaient pas à la sérénité, à la paix du cœur, et nous étions allés vers un gourou. La si-tuation n’est pas du tout la même, par conséquent, que celle que vous avez connue à l’école où on vous a obligé d’aller ou auprès de parents que l’existence vous a imposés. Que nous ayons pu refuser les injonctions de nos parents ou des maîtres d’école c’est parfaitement pos-sible, mais si nous allons de notre gré chez Swâmiji, est-ce que nous sommes prêts ou non à accepter son enseignement ? Et croyez-moi, si d’un enseignement on commence à dire : « je prends ce qui m’intéresse et je laisse ce qui me paraît moins important », le mental a tout gagné. Parce que nous ne savons pas ce qui est important et ce qui ne l’est pas, nous traitons avec condescendance certains aspects de l’enseignement de Swâmiji mais cet enseignement fait un tout. La libération ne vient que comme couronnement d’une vie satisfaisante autre-ment dit d’une existence, que nous, pour nous, personnelleautre-ment, vis-à-vis de nous-mêmes, nous considérons comme réussie.

Qu’est-ce qui fait une existence réussie ? Le seul juge, c’est nous. Ce n’est pas ce que les autres en pensent, c’est ce que nous en pensons nous. Mais peut-être, pour que vous, vous sentiez personnellement que votre existence est réussie, vous avez besoin que d’autres aussi le pensent. Vous avez besoin d’une certaine approbation des autres pour vous sentir vraiment satisfaits.

Vous devez comprendre que le gourou ne veut rien de particulier, qu’il n’a pas besoin de vous, qu’il n’attend rien de vous. Il n’a pas un orgueil ni des inquiétudes de père ou de mère.

Il est là pour guider ceux qui veulent être guidés. Si je dis « What you have to do, do it now », est-ce que vous l’entendez comme une parole de gourou ? « Ce que vous avez à faire, faites-le maintenant. » Cette parofaites-le ne m’a plus jamais laissé en paix. Je l’ai acceptée assez facifaites-le- facile-ment et je l’ai mise en pratique assez fidèlefacile-ment. Je vous la donne comme un exemple de cet aspect de l’enseignement. Ce que vous avez à faire, faites-le maintenant. Ne remettez pas au lendemain. C’est une parole de gourou, qui ne relève pas du bon sens ou de la bonne volonté mais de la grande connaissance, la connaissance sacrée. C’est en mettant cette parole en pra-tique que j’en ai peu à peu, à travers les années, découvert l’importance, que je ne soupçon-nais pas au départ. Je pensais que, simplement, oh ! c’était une bonne habitude, comme on dit. C’est beaucoup plus que cela.

Des instructions de ce genre ont une valeur réellement « ésotérique », c’est-à-dire conduisent à notre transformation intérieure au sens le plus élevé. Les principes vous les connaissez : du conflit à la réunification, du gaspillage d’énergie à la transformation de l’énergie pour la rendre de plus en plus subtile ; de l’aveuglement du mental, qui nous voile la réalité, au monde tel qu’il est d’instant en instant.

Swâmiji utilisait non seulement les termes deliberate living mais right living, vie juste. Il m’avait, à cette occasion, parlé du bouddhisme, qu’il connaissait bien. Le bouddhisme est un chemin en huit parties et chacune de ces parties est accompagnée de l’épithète qu’on traduit en français par juste, et que Swâmiji traduisait par perfect. Et, parmi ces huit activités bien connues, que vous trouverez dans tous les livres sur le bouddhisme, il y a la parole juste, l’ac-tion juste, les moyens de subsistance justes, qui sont le fait des activités courantes mais qui concernent les candidats à la suprême sagesse. Les Upanishads disent que l’action juste conduit à une vie purifiée et des fonctions purifiées, et par là même, à la vision juste et à la

libération. Nous touchons là à une vérité que j’ai souvent signalée. On n’accède à l’absolu qu’à travers le relatif. En voulant nier le relatif on lui tourne le dos, on ne s’en débarrasse jamais.

Quand l’existence n’est pas juste ou n’est pas purifiée, nous ne pouvons pas être dans la vérité du relatif. Nous ne pouvons pas non plus aller jusqu’à l’extrême pointe de notre budd-hi. Vous savez que la seule fonction qui soit là au départ et qui nous conduise jusqu’au bout du chemin est la buddhi. Vous avez, dès le départ du chemin, aussi contradictoire, perdu, changeant, non unifié que vous soyez, un minimum de buddhi c’est-à-dire d’intelligence ob-jective, libre des émotions et des colorations personnelles. Au début cette buddhi ne va pas bien loin et très vite elle fait place au mental et aux opinions. Cette buddhi doit être ce qu’on appelle en sanscrit sukshma et agra, subtile et aiguisée. Seule une buddhi « subtile et aigui-sée », très fine, peut vous permettre de voir et non plus de « penser ». Cette buddhi voit le monde relatif dans sa réalité et non plus de façon illusoire, vous met vraiment en contact avec la surface et de la surface vous accédez à la profondeur.

Je croyais que je vivais dans le monde relatif et qu’il me fallait abandonner le monde rela-tif pour l’absolu mais j’ai compris, grâce à Swâmiji, que je ne vivais même pas dans le monde relatif, que je vivais dans un monde de ma fabrication à l’intérieur du monde relatif et que le but était de vivre enfin dans le monde relatif car alors l’absolu se révèle à moi parce qu’il n’y a plus d’empêchement. D’autre part cette existence doit vous amener à éroder peu à peu les vasanas, les demandes, et vous devez la sentir comme un accomplissement. Ce qui est plus difficile à comprendre, ce sont les conditions qui vous permettront, pour vous, vis-à-vis de vous, de faire de votre existence une réussite qui vous satisfasse et par laquelle vous êtes en paix, sans impression de manque, full c’est-à-dire plein, comblé, contenté, détendu.

Ces exigences de vie purifiée concernent le travail, le métier, la nourriture, le sommeil, les fréquentations, les entretiens ou les conversations, les distractions. Tous les aspects de l’existence concrète sont impliqués. Je peux vous donner des indications, des principes. Mais c’est dans votre vie quotidienne que vous pouvez trouver des échantillons, des échantillons d’existence, des échantillons de fonctionnement du mental, des échantillons d’attachement, d’attraction et de répulsion afin de les voir en pleine lumière, et de découvrir ce que vous n’aviez pas découvert, de comprendre ce que vous n’aviez pas compris et de voir que vous étiez, sans vous en rendre compte, dans l’erreur.

Swâmiji insistait sur la régularité, le fait d’éviter les extrêmes en matière de nourriture, en matière des impressions qu’on reçoit et dans toutes les activités physiques, et de ne tra-vailler ni trop, ni trop peu. Vivre une vie consciente et voulue, une vie, dans laquelle on est toujours actif ; implique de n’entreprendre aucune action sans la réflexion et la délibération qui s’imposent mais ensuite de cesser complètement de « penser » une fois qu’on est engagé dans cette action. Seule la certitude que vous êtes bien en train de poursuivre le long d’une ligne juste vous conduira à votre but. Soyez actif, physiquement et mentalement, du matin au soir. Un proverbe dit : « L’oisiveté est la mère de tous les vices. » Il ne nous semble pas qu’il y ait là un enseignement qui justifie de se rendre jusqu’en Inde au prix de beaucoup d’inconfort et d’argent. Swâmiji racontait une histoire, comme un conte de fées, dans la-quelle un homme trouvait qu’il avait trop à faire et avait invoqué un génie, lequel lui dit : « Je ferai tout ce que tu me demandes, je suis à ton service du matin au soir mais il faut que tu me demandes toujours quelque chose, je ne dois jamais rester inactif ; sinon j’ai le droit de te dévorer. » Cet homme accepte le pacte, comme les pactes avec le Diable dans certaines de

nos légendes, et il donne un ordre à ce génie qui l’exécute immédiatement. Alors il demande

nos légendes, et il donne un ordre à ce génie qui l’exécute immédiatement. Alors il demande

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