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U n-sans-un-second

Dans le document Au-delà du moi (Page 113-137)

D

ans la voie que vous suivez ici, il n’y a pas un programme qui occupe vos journées à longueur d’année, comme si vous étiez dans une abbaye de trap-pistes ou un monastère zen. Il n’y a pas de rites, pas de cérémonies, de cultes, ni de liturgies, pas de techniques élaborées de méditation, de visualisation de divinités tantriques, d’exerci-ces respiratoires ; pas de chants, d’hymnes, de prières en commun, ni d’offid’exerci-ces. Il n’y a même pas un grand mythe comme celui de Krishna ou de Rama ni de méditation quotidienne sur la vie du Christ. Finalement, qu’est-ce qui reste ? Et pourtant, je porte témoignage qu’après avoir connu (et souvent connu de l’intérieur et pendant des années) différents enseignements tibétains, hindous et soufis, c’est cet enseignement de Swâmi Prajnânpad qui a été pour moi, et de loin, le plus efficace. Mais vous comprenez bien que cette voie ne peut pas consister simplement à écouter de temps en temps une causerie d’Arnaud ou, une fois par an, à lire un livre, ni se ramener à quelques heures d’entretien ou même de plongée dans les profondeurs de l’inconscient.

Qu’est-ce que vous pouvez accomplir pour que véritablement, et pas seulement en mots, le monde entier devienne l’ashram ou le monastère, et toute l’existence devienne la mise en pratique du chemin ?

Il est impératif que vous ayez vraiment un outil à mettre en œuvre du matin au soir. Si-non, les mois passeront, les années passeront et vous ne changerez pas, vous ne découvrirez pas ce qu’il y a à découvrir. Chaque fois que vous m’entendez parler ou répondre à une ques-tion, demandez-vous avec une grande exigence intérieure : qu’est-ce que cela me donne pra-tiquement quand je me retrouve tout seul ? Les progrès, ce n’est pas seulement pendant vos séjours au Bost que vous les ferez ; c’est pendant tout le reste de l’année.

Il faut qu’une fois encore vous essayiez de réentendre, comme si nous n’en avions jamais parlé, ce qui vous est demandé, ce qui vous est proposé et ce qui vous est possible.

Je pourrais le résumer en une phrase que vous avez peut-être lue dans des témoignages sur un enseignement ou un autre, qui se trouve même dans l’Évangile de Thomas : « Faire du deux, un. » Ah ! cela fait une belle phrase. Il doit y avoir quelque chose d’ésotérique ou de métaphysique là-dedans... Eh bien, en vérité, il y a quelque chose d’éminemment pratique.

La grandeur d’un chemin réel c’est de rendre métaphysique chaque instant de la vie. La voie

ne consiste pas à accomplir des actions admirables ; la voie consiste à accomplir de façon admirable les actions quotidiennes.

L’existence ordinaire d’un être humain se déroule dans la dualité, comme si un être hu-main vivait deux existences à la fois. C’est cela que je veux vous faire toucher du doigt au-jourd’hui. Pas vous le montrer dans les nuages – vous le faire toucher du doigt.

Vous m’avez entendu répéter une parole d’Héraclite : « Les hommes qui dorment encore vivent chacun dans un monde différent ; ceux qui se sont éveillés vivent tous dans le même monde. » Héraclite a dit aussi : « Les hommes qui dorment encore vivent dans deux mon-des ; ceux qui se sont éveillés vivent dans un monde. » Parole qui est diversement comprise par les philosophes de profession et qui, pour moi, a un sens évident parce qu’elle illustre fort bien renseignement de Swâmiji. Le propre du mental – ce mental appelé à disparaître – c’est de créer un second et de vous faire vivre dans deux mondes. Si vous ramenez le « deux » à

« un », vous vivrez dans un seul monde : le monde réel.

Je vais prendre un exemple tout à fait concret et j’en prendrai beaucoup d’autres dans cette réunion. Les murs de la chambre où je réside sont recouverts de tissu et il s’avère néces-saire de racheter un certain métrage de ce tissu pour faire une housse de coussin. Nous pre-nons donc un échantillon mis de côté quand mes amis décorateurs ont tapissé cette cham-bre, et j’envoie un petit morceau à quelques-unes d’entre vous en leur demandant : « Pouvez-vous me fournir quelques mètres de ce tissu ? » Je garde un échantillon pour moi et l’une ou l’autre m’envoie des pièces de tissu. Je compare avec le spécimen que j’ai en main et j’accepte ce tissu ou, au contraire, je le renvoie en disant : « vous vous êtes trompée », suivant qu’il sera ou non conforme au modèle. Il y a des fils violets qui n’existent pas sur l’échantillon que j’ai en main ; je compare et j’écarte le tissu où il y a les fils violets. Un autre est manifestement plus foncé ; je dis : non. Un autre est manifestement plus clair, je dis : non. Et j’accepte la pièce de tissu qui est rigoureusement conforme à l’échantillon, donc au tissu qui couvre déjà les murs de la chambre.

Cette comparaison avec un échantillon, qui permet d’accepter ou de refuser, est courante dans la pratique de l’existence. Dans l’industrie, dans le commerce, même dans la vie d’une ménagère, nous pouvons avoir un étalon, comparer, accepter ou refuser.

Le mental, lui, accomplit une opération du même ordre, à cette différence fondamentale que sa comparaison est totalement illusoire. Le mental n’arrête pas – je dis bien n’arrête pas et, si vous le regardez attentivement, vous verrez que c’est vrai – de fabriquer un monde pa-rallèle au monde réel, de comparer le monde réel au monde de son cru, et ensuite d’accepter ou de refuser le monde réel suivant qu’il est ou non conforme au monde illusoire de sa fabri-cation.

Vous serez sauvés quand vous aurez vu de tout votre être, premièrement que c’est vrai, deuxièmement que c’est une stupidité que rien ne peut justifier. Oui, c’est une stupidité que rien ne peut justifier et pourtant c’est la norme des existences humaines. C’est la cause de toutes les tragédies, de toutes les souffrances, de tous les échecs. C’est la cause aussi du

« sommeil », de « l’aveuglement » et de l’impossibilité de réaliser à tout jamais l’atman, la conscience libre.

Le mental crée un second. Il faut que vous vous surpreniez presque du matin au soir, dans les petites choses avant de vous surprendre dans les grandes, victime de ce mécanisme aberrant. Vous savez que j’ai été cinéaste, j’ai travaillé à la Télévision et, pour le genre de films que j’allais tourner pendant des mois dans des monastères de l’Himalaya ou des

as-hrams hindous, j’étais devenu mon propre cameraman. Je tournais avec des moyens techni-ques assez sommaires, et il y a une erreur douloureuse qu’un cameraman est toujours suscep-tible de faire au cours d’une expédition, c’est de charger deux fois la même bobine dans la caméra ; au développement il y a deux images inextricablement superposées l’une sur l’autre et il est trop tard pour les séparer. Je me souviens qu’un jour, à l’ashram de Swâmiji, quand j’ai découvert en pleine lumière ce dont je parle aujourd’hui, cette comparaison des deux images surimpressionnées sur toute la longueur d’une bobine de film m’est venue à l’esprit comme un parfait exemple de ce que j’avais découvert. J’ai réalisé que je vivais réellement dans deux mondes – deux mondes surimpressionnés l’un sur l’autre : le monde réel qui se présente à moi minute après minute et le monde fabriqué aussi minute après minute par le mental.

Je pourrais prendre une autre comparaison. Vous avez peut-être eu en mains des appa-reils de photographie dont le système de mise au point se fait par deux images qui ne coïnci-dent pas et, quand ces deux images coïncicoïnci-dent parfaitement dans votre viseur, c’est que la mise au point est rigoureuse. Et je vais même jusqu’à dire : si vous faites l’expérience toute simple qui consiste à appuyer un peu avec votre doigt sur votre globe oculaire, vous pouvez arriver à dédoubler la poignée de porte que vous avez sous les yeux, à voir deux poignées de porte l’une au-dessus de l’autre et quand vous cessez d’appuyer sur votre globe oculaire, de nouveau les deux poignées de porte ne font plus qu’une. Voilà une image simple et dont vous pouvez vous souvenir : je crée deux poignées de porte puis je ramène le « deux » à

« un ».

Le mental fait cela : il crée « deux ». Et ce que vous pouvez accomplir du matin au soir, quelles que soient les conditions et les circonstances – il n’y a pas d’exception – c’est de ra-mener le « deux » à « un ».

Ne faites pas cette erreur tragique et bien partagée que nous avons été nombreux à faire, et qui consiste à croire que ce qui est important, c’est de séjourner dans un monastère tibé-tain ou de rester immobile en méditation (ou éventuellement de venir au Bost) mais que la façon dont vous prenez votre petit déjeuner ou celle dont vous vous déshabillez le soir n’ont aucune importance. De quoi est faite l’existence ? De temps en temps d’une tragédie qu’on essaie de vivre en sage, en se demandant comment le Bouddha ou Socrate aurait accueilli la mort de son propre enfant ; mais ce n’est pas de ces tragédies que votre destin est tissé mi-nute après mimi-nute. Et, c’est mimi-nute après mimi-nute, dans les petits détails quotidiens de l’exis-tence, que la partie se gagne ou se perd. Toute circonstance la plus banale, la plus humble, est immense pour celui qui est engagé sur le chemin. La réalité est toujours là, et il ne tient qu’à vous de la découvrir. Vous savez bien que la tradition du zen est riche en anecdotes ou en faits véridiques selon lesquels un moine zen a découvert l’illumination en balayant, en entendant une grenouille sauter dans l’eau, en entendant un bâton tomber par terre... que sais-je encore ! Ne pensez pas : « Oh, c’est l’existence quotidienne fastidieuse », et ne la lais-sez pas se dérouler dans le mensonge, c’est-à-dire dans la dualité dont je parle aujourd’hui.

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Nous allons prendre un exemple aussi peu extraordinaire et aussi concret que possible pour que vous voyiez comment fonctionne ce mental et comment il crée de toute pièce la dualité, en comparant avec un critère qui n’a aucune réalité d’aucune sorte. Je prendrai

l’exemple d’un homme puisque je me trouve être du sexe masculin, mais un exemple à peu près plausible pour vous tous.

Imaginons un homme d’un milieu moyen, d’une situation moyenne, qui rentre chez lui à la fin de la journée, un peu pressé parce qu’il a juste le temps de changer de chemise et de se donner un coup de rasoir électrique, étant invité à dîner chez une relation qui lui a promis de recevoir en même temps que lui le frère du directeur général de l’entreprise où il travaille. Il a décidé que rencontrer le frère de son directeur général était tout à fait intéressant pour lui et que cela pouvait apporter beaucoup à sa carrière. Le voilà donc qui a probablement pensé toute la journée au dîner du soir plus qu’à ce qu’il était en train de faire, et qui est tendu vers ce dîner. Il n’est déjà pas « ici et maintenant » pendant qu’il prend le métro s’il a renoncé à utiliser sa voiture dans Paris ou pendant qu’il conduit dans les embouteillages ; il est déjà projeté sur l’avenir. Admettons qu’il réussisse à se garer. Il rentre, pressé. L’ascenseur n’est pas en bas derrière la porte. Et déjà, parce qu’il est pressé, son mental, immédiatement et à son insu, a créé un monde dans lequel l’ascenseur est en bas derrière la porte et, à ce monde où l’ascenseur est en bas derrière la porte, le mental réfère le monde réel où l’ascenseur est dans les étages. Et le mental refuse, parce que la situation ne correspond pas à celle qu’il a arbitrairement décidée.

Regardez bien. Souvenez-vous de la comparaison que j’ai prise tout à l’heure ; je refuse des pièces de tissu qui me sont proposées parce qu’elles ne correspondent pas rigoureuse-ment à l’échantillon que j’ai entre les mains ; voyez que cette comparaison est justifiée en ce qui concerne le tissu puisque l’échantillon que j’ai entre les mains est réel ; et voyez ensuite comment la comparaison permanente accomplie par le mental n’a aucune justification d’au-cune sorte, puisque le mental n’a strictement rien de réel à quoi comparer le monde tel qu’il est. Il faut que vous saisissiez ce que ce mécanisme a de stupide et d’insensé.

Continuons. J’appuie sur le bouton qui va faire descendre l’ascenseur, et, normalement, une petite lumière doit s’allumer montrant que l’ascenseur est en marche. Cette petite lu-mière ne s’allume pas. Immédiatement, le mental crée un monde dans lequel cette petite lumière s’allume, parce que je suis déjà un peu en retard, que je suis pressé, et que j’ai besoin de monter très vite chez moi. Et c’est à ce monde totalement inexistant, qui n’a aucune réali-té d’aucune sorte, que le mental se permet de comparer le monde réel.

Je décide de monter à pied, je rentre et, au moment où je m’apprête à changer ma che-mise et à me donner un coup de rasoir ma femme me dit simplement ces mots : « Mets le thermomètre au petit. » Dans le monde réel, il n’y a rien d’autre. Mais, étant donné que je suis sur le point de me préparer pour aller à ce dîner que je considère comme important, cet-te phrase ne correspond pas à mon atcet-tencet-te et, le mental crée un monde dans lequel ma fem-me ne prononce pas cette parole à cet instant. Ensuite, il compare à ce monde illusoire le monde réel et il le refuse, comme je refusais tout à l’heure la pièce de tissu qui ne correspon-dait pas à mon échantillon. Le mental crée un « second » dans lequel ma femme ne pro-nonce pas cette parole à ce moment-là. Cela va très vite. Et le mental refuse.

Voilà l’émotion, l’irréalité, le mensonge, qui commencent. Je ne suis plus du tout dans le monde réel et je ne vais plus cesser de comparer le monde réel à ce monde totalement inexis-tant de ma fabrication.

Quoi ? « Mets le thermomètre au petit ! » Si le petit est malade ce soir, c’est la catastro-phe ! On ne peut plus le laisser dormir paisiblement dans son lit en attendant que nous re-venions ! L’émotion est là. Et le mental imagine immédiatement et très vite, beaucoup plus

vite que la pensée ordinaire n’est capable de le suivre, tout un monde uniquement doulou-reux : le petit est malade, qu’est-ce qui va se passer, nous n’allons pas pouvoir aller à ce dîner, par conséquent je ne pourrai pas rencontrer ce frère du directeur général de la société dans laquelle je travaille, par conséquent je n’aurai pas la possibilité d’établir cette relation sur la-quelle je comptais pour faciliter ma promotion au sein de l’entreprise. Rien ne marche ja-mais, tout est trop difficile... En un instant, le mental a imaginé toutes sortes de conséquen-ces douloureuses qui n’ont aucune réalité d’aucune sorte non plus puisque rien de tout cela ne s’est encore produit.

En vérité, la phrase : « Mets le thermomètre au petit » ne comporte de façon certaine aucune de ces menaces ; elle les comporte peut-être mais elle ne les comporte pas de façon certaine. Mais, le mental extrapole abusivement et transforme les probabilités en certitudes.

Il s’agit d’aller vite, cela me fait perdre du temps ; il ne faut surtout pas que le petit soit ma-lade : je commence à être emporté par l’émotion.

J’ouvre le tiroir de gauche de la petite armoire de toilette dans lequel le thermomètre est supposé se trouver et je ne vois pas le thermomètre. Immédiatement, le mental a fabriqué un monde, aussi chimérique que tout à l’heure, dans lequel le thermomètre est bien en place dans le tiroir. Et à ce monde totalement inventé, il compare le monde réel, le seul, dans le-quel le tiroir est vide – et je refuse. Le mental nie ce tiroir vide qui n’est pas conforme à l’au-tre terme de la comparaison. J’appelle ma femme : « Brigitte ! » Elle est en train de se sécher les cheveux avec un séchoir électrique qui fait du bruit et ne m’entend pas. Continuons la comparaison, c’est de seconde en seconde ! Dans le monde réel, il n’y a pas de réponse de mon épouse mais le silence ; le mental, lui, fabrique au même instant un monde dans lequel mon épouse répond : « Oui, qu’est-ce que tu veux ? » Et à ce monde illusoire, il se permet une fois encore de référer le monde réel.

Je crie plus fort, mon épouse m’entend et elle me répond : « j’ai déjà sorti le thermomè-tre, il est sur la table de nuit de la chambre de l’enfant ». Je mets le thermomètre à l’enfant ; une minute, deux minutes ; je le sors, je regarde. La colonne de mercure atteint 40 °C. C’est la seule réalité. Et mon mental a immédiatement créé un monde dans lequel la colonne de mercure ne dépasse pas 37° 2 ; et, par ces 37° 2 qui n’ont aucune réalité le mental juge la seu-le réalité : seu-le thermomètre qui marque 40°.

Je pourrais poursuivre l’histoire de cette soirée de minute en minute, pour ne pas dire de seconde en seconde. Continuons un peu pour que vous soyez encore plus convaincus... Il ne reste qu’une chose à faire, c’est de demander à ma mère si elle peut venir garder l’enfant. Je téléphone, je compose le numéro de ma mère, cela sonne « occupé ». Il n’en faut pas plus pour que le mental crée une fois encore un monde dans lequel le téléphone ne sonne pas

« occupé », compare la réalité et la refuse comme non conforme. J’attends ; je rappelle trois minutes après ; c’est la sonnerie « libre ». Ah... Pendant un instant, le mental ne crée pas un second ; ça sonne « libre ». Un coup, deux coups, trois coups... et le mental recommence à créer son monde dans lequel au bout de trois coups, on décrocherait et la voix de ma mère me dirait : « Allô ? » Quatre coups, cinq coups... Le monde du mental s’éloigne de plus en plus du monde réel. Huit coups, dix coups. Cela sonnait « occupé » tout à l’heure mais maintenant, ça sonne « libre » et cela ne répond pas. Eh bien oui, ma mère était sur le point d’aller voir ma tante, ce qui est bien son droit, ce soir-là ; au moment où elle allait quitter l’appartement, le téléphone a sonné ; avec son manteau sur elle, elle a vite répondu et dès qu’elle a raccroché, elle est partie. Il lui a fallu quinze secondes pour s’en aller et c’est après

ces quinze secondes que, moi, j’ai appelé. Situation banale. Seulement, pour moi la situation

ces quinze secondes que, moi, j’ai appelé. Situation banale. Seulement, pour moi la situation

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