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Utilitarisme contre éthique de la discussion.

Section I) LE CADRE PHILOSOPHIQUE.

B) Utilitarisme contre éthique de la discussion.

Les anglo-saxons privilégient une vision utilitariste de l'éthique tandis que la vision continentale semble rejoindre plutôt le sens des travaux de Habermas.

1) L'interprétation anglo-saxonne de l'éthique : l'utilitarisme.

L’utilitarisme renvoie à une tradition de philosophes qui fondent la valeur d’une action non sur des principes a priori mais sur le principe d’utilité.

Le fondateur de l'école utilitariste est Jeremy Bentham (1748-1832). «L'utilitarisme peut être

décrit de manière générale comme la doctrine qui pose que la justesse ou la malignité d'une action soit déterminée par le caractère bon ou mauvais de ses conséquences» (Encyclopedia

of Philosophy, 1967, p. 206).

Alain Caillé (1988, p. 17) constate que la doctrine utilitariste repose sur l’affirmation que les hommes ont toujours cherché par leurs actions à réaliser le plus grand profit pour eux- mêmes. Selon Bentham, les sujets humains sont régis par la logique égoïste du calcul des plaisirs et des peines, ou encore par leur seul intérêt. Il considère que la nature a placé l'humanité sous le gouvernement de deux souverains maîtres, la douleur et le plaisir.

Bentham part donc d'un constat empirique, celui de l'expression individuelle de préférences personnelles, qu'il explique par le principe d'utilité dans la recherche par l'individu de son plus grand profit. «Ce qui est conforme à l'utilité ou à l'intérêt de l'individu, c'est ce qui tend à

augmenter la somme totale de son bien être» (Bentham, p.5). Il revient à la conscience morale

de calculer les actions favorables, afin d'obtenir le plus fort gain. La vertu n'est par conséquent qu'une habitude de comp ter juste, une spéculation heureuse, et l'immoralité, un faux calcul relatif à notre intérêt personnel.

La loi morale qui en découle sera celle de l'exigence du bonheur des individus. C’est cette exigence qui entraînera le bonheur de la collectivité. Le seul principe moral décisif est celui de la maximisation du bien-être pour chacun.

L'homme doit apprendre qu'il lui faut accepter de s'inscrire dans une recherche plus vaste que celle immédiate de son intérêt égoïste : celle du bien-être collectif. L'utilitarisme fait appel à la raison, à qui on confie la fonction de calculer les formes générales du bien-être commun. Ce bien-être collectif est défini comme la somme du bien-être (ou de l'utilité) des individus qui composent la collectivité considérée. Dans cette perspective, l’utilitariste conçoit que l’intérêt de quelques- uns soit sacrifié à celui de la majorité, ou encore que les individus poursuivent leur intérêt personnel dès lors qu’il en résulte un bien-être pour le reste de la société.

Ne sont justes, rationnelles et désirables que les institutions qui permettent de maximiser l'utilité collective.

La moralité utilitariste anglaise se fait ainsi l'écho de la mentalité mercantiliste, pour qui les fins de l'homme se confondent avant tout avec le développement social de la prospérité et des richesses, sources de tous les biens et donc du bonheur collectif.

Cette conception rationaliste et optimiste est exposée à de nombreuses objections.

Comment sauver l'intérêt commun des hommes, si chacun poursuit en fin de compte des vues égoïstes ? Le bien n'implique-t-il pas, malgré tout, une dimension d'universalité ? Ce type de questions va donner lieu à de nombreuses corrections de l'utilitarisme.

Ainsi, John Stuart Mill (1806-1873) affine le principe d'utilité en lui ajoutant un aspect qualitatif et il insiste sur la nécessité de viser le bonheur de l'individu. L'agent ne saurait faire l'économie d'un jugement de valeur à propos des effets de ses actes : il importe donc de prendre en compte une hiérarchie de modes de vie et une classification des plaisirs, le «contentement» n'étant pas le «bonheur».

Une visée morale doit reposer d'abord sur des penchants altruistes, qui sont attestés par la sympathie spontanée des hommes les uns pour les autres, ainsi la représentation idéale d'un intérêt général l'emporte sur l'intérêt privé (Wunenburger, 1993, p. 78-80).

Ces contributions s'opposent au dogmatisme des systèmes moraux reposant sur l'existence de normes transcendantales. Aux morales du devoir, font face les morales de l'utilité.

A la suite des travaux de Rawls, un reproche important peut être formulé à l'utilitarisme : «La façon dont la somme totale des satisfactions est répartie entre les individus

ne compte aucunement» (1987, p. 51). Il manque le concept de justice. La théorie utilitariste

nous veut capables de juger de la valeur des choses sans nous référer à ce qui est juste. Il importe donc de se demander s'il n'existe pas des procédures par lesquelles les membres d'une société pourraient dégager des règles d'organisation collective et d'action réciproque qui sauvegardent les intérêts individuels de leurs personnes ? Ainsi, Rawls présuppose une capacité, identique pour chacun, de déterminer le contenu du bien social, qui permette de régler la juste répartition des «biens primaires». Toute conscience peut ainsi découvrir le juste dans un état idéal et fictif d'impartialité, qui lui permet de s'abstraire de toutes les conditions particulières, ainsi que de ses intérêts et de ses désirs. Dans une telle situation initiale, elle découvre immanquablement un ensemble de principes stables et dans lesquels s'expriment adéquatement et se reconnaissent toutes les préférences individuelles. Est considéré comme bien, au sens de juste, ce qui apporte à l'ensemble de la société un bienfait et injuste ce qui sera, dans un contexte donné, source de frustration et de sacrifice (Wunenburger, 1993, p. 82).

Les travaux du philosophe allemand Jürgen Habermas mettent en évidence l'importance de la communication dans la recherche du bien-être collectif.

2) L'éthique de la discussion.

Avec Habermas (né en 1929) s'est développée une éthique de la discussion. Son oeuvre s'inscrit dans la tradition weberienne.

Les étapes de l'argumentation de Habermas dans «Morale et communication» visent à combattre tout d'abord le point de vue sceptique selon lequel il n'est pas possible de parvenir, dans le domaine éthique, à un consensus de qualité comparable à celui que l'on peut observer dans le domaine scientifique.

Le premier palier de l' argumentation vise à fonder la spécificité du questionnement éthique. Cette spécificité peut être résumée par le terme d'implication nécessaire, et tient au contenu de réalité des expériences morales. Cette nécessité de l'effectivement vécu, de l'expérience éprouvée (et commune) est un des aspects essentiels de

la réflexion de Habermas, car celle-ci va fournir le socle d'une rationalité pratique de la discussion éthique (Baudoin, 1994, p. 32).

Pour le philosophe allemand, il est essentiel que les hommes puissent échanger des arguments rationnels concernant leurs intérêts dans un espace public de libre discussion. Ainsi, chacun est- il considéré comme un être autonome, doué de raison, qui peut donner son avis. De la discussion, dont seules les propriétés formelles sont définies, naîtront de nouvelles normes et des intérêts universalisables. «Le principe moral est conçu de telle sorte que les normes qui ne

pourraient pas rencontrer l'adhésion qualifiée de toutes les personnes concernées sont considérées comme non valides et, dès lors, exclues» (Habermas, 1988, p. 84).

Le principe d'universalisation fonde, pour une rationalité éthique, le critère de validité en terme de juste et repose sur l'acceptation par tous des normes : «L'intuition qui s'exprime dans

l'idée que les maximes sont universalisables signifie que les normes valables doivent gagner la reconnaissance de toutes les personnes concernées. Ne peuvent prétendre à la validité que les normes qui sont acceptées (ou pourraient l'être) par toutes les personnes concernées en tant qu'elles participent à une discussion pratique.» (p. 114).

Ainsi, les progrès d'ordre éthique passent assurément par des échanges entre les hommes. Les hommes doivent se mettre d'accord sur ce qu'il faut tenir pour bien, en participant, par leur raison et leur liberté individuelle, à la constitution du corps social.

L'éthique de la conviction cède donc le pas à l'éthique de la discussion, où chacun pourra faire des concessions et où les normes créées seront acceptables par tout le monde. Le principe d'une éthique de la discussion se réfère à une procédure qui consiste à honorer par la discussion des exigences normatives de validité (l'éthique de la discussion, vue ainsi, est formelle).

Il appartient alors aux membres d'une société, par l'échange verbal et la confrontation effective des points de vue, de délibérer de manière discursive sur les valeurs, afin de dégager celles sur lesquelles s'opère un consensus raisonnable.

Le dialogue ne porte pas seulement sur l'existence d'une norme mais également sur l'étendue de sa validité.

Cette réflexion nous fait sentir l'impossibilité de la formulation d'une éthique non fondée sur la réciprocité. Il est impossible par voie monologique de venir à bout des problèmes qui doivent être résolus par des argumentations éthiques.

La participation dans les organisations implique la prise en compte des idées de l'ensemble des sujets situés sur un plan d'égalité et permet ainsi de congédier tous les types de manipulation.

Habermas met donc en avant l'importance de la communication. La discussion pratique constitue une manière de procéder. Elle ne délivre aucune orientation particulière relative au contenu. Sa limitation tient essentiellement à la fragilité constitutive des procédures, puisque leur valeur dépend directement de leur respect. Les conditions de mise en oeuvre de la discussion sont donc décisives (Baudoin, 1994, p. 35).

Pour Habermas, la moralité résulte d'une structure communicationnelle qui doit favoriser une justification des normes, non par entrechoquement d'intérêts égoïstes, mais par la volonté de chacun d'assumer pleinement sa responsabilité de sujet social, ce qui lui impose de déterminer un intérêt commun en dégageant, par de bonnes raisons, la validité de propositions universelles (Wunenburger, 1993, p. 83).

Selon Habermas (1988, p.44), tout document «peut être identifié sur deux plans : en tant

qu'élément observable, mais aussi en tant que signification objective susceptible d'être comprise».

En résumé, sa théorie de l'agir repose sur les fondements suivants : - téléologique où l'acteur poursuit un but défini à l'avance ;

- axiologique où les comportements sont régis par des normes ;

- agir communicationnel où la construction d'un consensus résulte d'un dialogue de sujet à sujet.

Habermas recherche une corroboration de son point de vue dans la théorie du développement de la conscience morale de Kohlberg.

3) Le modèle de développement de la conscience morale.

Cette théorie repose sur la thèse que la capacité morale de juger se développe de l'enfance à l'adulte selon un modèle invariant. Elle offre un cadre à la discussion sur l'opposition entre relativisme et universalisme en morale.

Kohlberg défend la thèse selon laquelle tous les individus connaissent un développement graduel de leur moralité qui correspond, à chaque degré, à une compétence bien précise à reconnaître et à résoudre des problèmes d'ordre moral. Il analyse les différents stades dans le développement de la capacité morale à juger. Chaque stade est caractérisé par la présence de structures cognitives particulières déterminant la façon dont l'individu juge et résout un dilemme.

Les différents paliers du développement moral sont toujours franchis dans un ordre irréversible et universel. La vitesse avec laquelle l'individu les franchit et le niveau finalement atteint peuvent varier d'une personne à l'autre. L'éducation et la réflexion deviennent donc des vecteurs importants susceptibles d'accélérer le développement comme d'aider chaque individu à atteindre le niveau supérieur (Seidel, 1995, p. 25-27). Le passage d'un stade à un autre se fait comme un apprentissage40 :

- Niveau A - niveau préconventionnel (le bien et le mal sont déterminés en fonction des besoins physiques ou d'événements extérieurs et non en fonction de personnes ou de normes).

- stade 1 : punition et obéissance (on cherche à éviter les difficultés et notamment les punitions). Ce sont les conséquences négatives d’une action qui en définissent le caractère mauvais. Typique du jeune enfant, cette morale consiste à obéir pour éviter d’être puni.

- stade 2 : projet instrumental individuel et de l'échange (les besoins sont au centre de l'intérêt que l'on porte à soi et aux autres. L'orientation morale reste égoïste). Ce qui est bon est ce qui procure du plaisir. Les intérêts d’autrui peuvent être pris en compte, mais seulement dans la mesure où ils permettent la réciprocité dans un rapport « donnant-donnant ».

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- Niveau B - niveau conventionnel (la moralité des actions se mesure selon leur conformité avec des rôles sociaux positifs et reconnus. On est respectueux de l'ordre conventionnel et des attentes des autres).

- stade 3 : stade des attentes interpersonnelles et mutuelles, des relations et de la conformité (on accepte les stéréotypes concernant la moralité de certaines actions et on imite le comportement qui prévaut dans l'entourage). Le sujet désire surtout être bien vu des autres. C’est une morale de la réputation qui peut conduire à des attitudes conformistes.

- stade 4 : stade du maintien de la conscience et du système social (On respecte l'autorité et l'ordre social pour eux- mêmes et non seulement pour obtenir un avantage). C’est vers l’adolescence qu’apparaît ce stade qui est celui de la majorité des adultes.

- Niveau C - niveau postconventionnel (la moralité des actions se mesure à l'aide de principes, de normes ou de devoirs supposés généralisables à tous).

- stade 5 : stade des droits premiers, du contrat social ou de l'utilité sociale (On reconnaît et accepte que la recherche d'un consensus général sur les règles régissant la vie commune et les attentes réciproques comporte des aspects arbitraires. Le devoir moral est défini par les notions de contrat, de respect des droits d'autrui et de respect de la volonté et du bien-être de la majorité). Le sujet prend conscience de la relativité de certaines règles. La morale peut donc se trouver en contradiction avec la loi. Par contre, les normes morales provenant de « contrats » entre deux parties engagent celles-ci.

- stade 6 : stade des principes éthiques universels (Recours à ces principes pour résoudre des dilemmes). Seuls de rares individus parviennent à ce stade qui sera finalement abandonné par Kohlberg en raison de sa rareté.

Kohlberg assimile ce processus d'apprentissage à une construction de la part de celui qui apprend. Les structures morales à la base de juger sont la construction d'un comportement face à des problèmes qui se répètent.

Il justifie la logique du développement en attribuant une perspective socio- morale à chacun des stades :

- stade 1 : point de vue égocentrique, pas de prise en compte des intérêts des autres. - stade 2 : perspective individualiste concrète, conscience de ce que chacun a des intérêts individuels à poursuivre.

- stade 3 : point de vue de l'individu en relation avec d'autres individus, prise de conscience des sentiments, des attentes partagées par rapport aux intérêts individuels. La motivation des décisions éthiques obéit aux attentes des autres.

- stade 4 : différenciation du point de vue sociétal et de la convention ou des mobiles interpersonnels. Les lois de la société deviennent un déterminant important de la décision de l'individu.

Kolhberg place la plupart des adultes dans notre société dans les étapes 3 ou 4.

- stade 5 : point de vue de la prééminence à la société, conscience des droits et des valeurs par rapport aux attachements et aux contrats sociaux.

- stade 6 : prééminence du point de vue moral sur lequel sont fondés les arrangements sociaux, prise en compte de l'autre non comme un moyen mais comme une fin.

Le modèle de Kohlberg peut être relié aux problèmes éthiques qui apparaissent dans les organisations. Ainsi, Trevino (1986, p. 607) utilise les stades de développement pour caractériser les étapes de raisonneme nt des individus lors de la résolution des dilemmes éthiques dans les organisations. Le développement d'un adulte est lié à son éducation passée et à ses expériences au travail qui servent de stimuli. Elle considère que les individus dans les organisations raisonnent aux stades 3 et 4.

Nous proposons, dans nos travaux, de franchir un palier supplémentaire et de nous intéresser non plus aux individus dans les organisations mais aux organisations elles- mêmes. Nous essaierons, alors, de relier le modèle de Kolhberg au développement de la réflexion éthique dans les organisations.

Le développement de la moralité d'une organisation suppose une rupture forte entre le niveau conventionnel et le niveau post-conventionnel. Les deux premiers niveaux désignent le système de valeurs internalisé d'une organisation. Par contre, le niveau post-conventionnel se traduit par la recherche de principes universels.

Les différentes conceptions de l’éthique que nous venons de présenter se traduisent par des divergences culturelles dans les pratiques éthiques en entreprise. Ces divergences sont apparues dans notre chapitre I. Ainsi, le monde anglo-saxon semble avoir une vision utilitariste de l’éthique. La diffusion de la « Business ethics » en Europe, et notamment dans les entreprises françaises réactive la réflexion éthique puisqu’elle force les entreprises à envisager le recours à la formalisation. Cette dernière semble donc cristalliser un débat central opposant deux conceptions : une éthique plutôt centrée sur l’obéissance (formalisation des règles de conduite à observer) s’oppose à l’éthique de la responsabilité (la formalisation des principes entraîne l’entreprise à une réflexion plus approfondie des valeurs qu’elle véhicule). Ce débat prend une dimension nouvelle avec l’éthique de la discussion (la formalisation doit s’effectuer dans une démarche participative). Dans la suite de nos travaux, nous souhaitons mettre en évidence, dans les entreprises françaises, la pertinence de ce débat. Auparavant, nous devons relier ces conceptions au contexte organisationnel, il est donc indispensable de rechercher les fondements théoriques de la réflexion éthique dans l'entreprise.

Section II) LA FORMALISATION ETHIQUE AU COEUR DE LA