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A | Des usages organisés dès l’Antiquité

Jusqu’à l’époque contemporaine

311

, le droit relatif aux eaux souterraines, au Moyen-Orient

comme en Europe (le premier ayant considérablement influencé la seconde), n’était pour l’essentiel,

à l’origine, qu’un “droit des puits”, dont il fallait assurer l’accès équitable de tous (1) ; cette équité

peut s’exprimer différemment selon qu’elle soit considérée comme compatible avec l’appropriation

privée

312

– tradition juridique romaine – ou non – tradition germanique (2).

1/L’accès équitable aux puits, souci immémorial des civilisations

Qu’ils fussent laïcs ou religieux, les droits antiques ont permis à tout être humain d’accéder

à l’eau puisée, de manière à étancher sa soif, voire celle du troupeau qui le nourrit. Les religions

révélées offrent plusieurs témoignages de cette forme ancestrale de droit à l’eau

313

. Dans l’Ancien

Testament, le don d’eau du puits à l’étranger ainsi qu’à son cheptel

314

montre la vertu de Rebecca.

Dans le Coran

315

(écrit à partir de la fin du VII

ème

siècle) et un certain nombre de hadiths

(transcrip-tions des préceptes oralement exprimés par Mahomet), l’eau

316

, et plus particulièrement celle tirée

310

De tels exemples de textes juridiques très anciens s’intéressant aux eaux souterraines sont rares, mais existent bel et

bien ; les lois hittites en offrent une illustration, au II

ème

millénaire av. J.-C., en réglementant le creusement des puits.

Cf. Andreas N. CHARALAMBOUS, Transferable Groundwater Rights: Integrating Hydrogeology, Law and Economics, éditions

Routledge, 2013, 208 pages – spéc. p. 48.

311

Au sens historique, ce qualificatif renvoie à l’actuelle période historique, courant à partir de la fin du XVIII

ème

siècle.

312

L’accès à la ressource ne se confond pas avec le droit de propriété exercé ; l’on peut accéder à une ressource sur

laquelle on n’exerce aucun droit réel et, à l’inverse, l’on ne peut user à sa seule guise, pour des raisons d’intérêt général

et d’équité, de la ressource dont on est propriétaire.

313

Cf. en ce sens, Henri SMETS, Le droit à l’eau dans les législations nationales, publication de l’Agence Française de

Déve-loppement, 2006, 128 pages – spéc. p. 20 ;

http://www.afd.fr/webdav/shared/PUBLICATIONS/RECHERCHE/Archives/

Notes-et-documents/27-notes-documents.pdf

[DDC : 19.09.16].

314

Genèse, chapitre XXIV « Le mariage d’Isaac », §16-20 et 43-46.

315

Cf. Sourate 54, verset 28 : « informe-les que l’eau est à partager entre eux : chacun son tour de boire ».

316

Bien commun à tous les Musulmans en vertu du hadith 3470 d’Abu Dawud, cité par M. T. KADOURI, Y.

DJEB-BAR et M. NEHDI, Les droits sur l’eau et le commerce de l’eau : le point de vue de l’Islam, in IDRC (International Development

Research Centre), La gestion de l’eau selon l’Islam, 2003, 206 pages – spéc. p. 132. Selon les écoles de l’Islam sunnite, ce

bien ne sera pas appropriable par un particulier (école hanafite – cf. Houria TAZI SADEQ, Du droit de l’eau au droit à

l’eau au Maroc et ailleurs, 2007, 473 pages – spéc. p. 42) ou ne le sera qu’exceptionnellement, en des cas tels que son

extraction au moyen d’un équipement (puits) ou d’un traitement spécial – M. T. KADOURI et al., op. cit., p. 133. Ces

auteurs précisent que l’eau des aquifères est un bien public, dont la population peut user dans une mesure raisonnable,

qui ne nuise pas à l’environnement, à l’intérêt général ou encore à l’équité vis-à-vis des autres utilisateurs.

du puits, est organisée dans son usage et son partage. Il n’est pas anodin de noter ici qu’à l’origine,

en Arabie préislamique, le terme de charia « désignait ‘la loi régissant l’eau’ car, dans le climat désertique

de la Péninsule arabique où l’eau signifie vie et son absence mort, la propriété de la ressource, sa

gestion, son usage par les humains et leurs troupeaux, son stockage… ont dû être codifiés très

tôt »

317

. L’importance de la ressource dans ces contrées sèches justifie la place de choix accordée à

l’eau dans l’édiction de ce droit religieux. Outre les obligations de partage qu’impliquent les droits

de chafa (« droit de la soif qui autorise tout individu de religion musulmane à avoir accès à l’eau

provenant de toute source, puits ou cours d’eau et y puiser toute l’eau qui lui est nécessaire pour se

désaltérer et pour abreuver ses animaux »

318

) et de chirb (« droit d’utiliser l’eau pour irriguer des

terres »), l’Islam, dès ses premières heures, promeut le forage de puits

319

tout en protégeant les puits

existants – via une servitude d’interdiction de creusement de nouveaux puits à proximité d’un

ou-vrage de captage déjà réalisé

320

– et encourage la mise à disposition publique des puits privés

321

.

Toujours à propos de l’encadrement de l’accès aux puits et de leurs usage et partage, le droit

séculier ne fut pas en reste, de l’Antiquité grecque au Moyen-Age occidental. Dès le VI

ème

siècle av.

J.-C., d’après l’historien Plutarque, les lois conçues par le réformateur athénien Solon ont consacré,

compte tenu de l’aridité de la région attique, un droit d’accès au puits public pour les résidents du

voisinage ainsi que pour les résidents plus éloignés – à condition qu’ils n’emportent pas plus que la

quantité autorisée – deux cruches par jour – et se soient au préalable suffisamment efforcés à

trou-ver de l’eau sur leur propre fonds

322

. Au cours du siècle suivant, dans son ultime recherche d’une

Constitution la plus juste et pragmatique possible, Platon propose, entre autres, une règle similaire :

« S’il y a disette d’eau en certains endroits par suite de la nature du sol qui absorbe les eaux tombées

du ciel, et si l’on manque de la boisson indispensable, qu’on creuse dans son terrain jusqu’à ce qu’on

317

Larbi BOUGUERRA, L’eau, bien commun des communautés de l’espace arabo-musulman (intervention prononcée à Paris le

26 mai 2010 dans le cadre d’une rencontre organisée par le RITIMO – réseau d’information et de documentation pour

le développement durable et la solidarité internationale – sur le thème « Les biens communs, modèle de gestion des ressources

naturelles ») ;

http://www.partagedeseaux.info/article458.html

[DDC : 19.09.16].

318

Houria TAZI SADEQ, Du droit de l’eau au droit à l’eau au Maroc et ailleurs, op. cit.,. p. 42. Ce droit, plus précisément,

impose à tout propriétaire de source, de puits, d’accorder le surplus d’eau dont il dispose à l’assoiffé.

319

Cf. Jamel KRAFESS, L’influence de la religion musulmane dans l’aide humanitaire, Revue Internationale de la Croix-Rouge,

volume 87, sélection française, 2005, pp. 123-138 – spéc. p. 131.

320

D’après Dante A. CAPONERA, La propriété et le transfert de l’eau dans l’Islam, in IDRC, La gestion de l’eau selon l’Islam,

op. cit., p. 140 : « le Prophète reconnut que la propriété (…) de puits et d’autres sources donnait lieu à la propriété de

certaines bordures de terrain près de l’eau (harim), sur lesquelles il était interdit de creuser de nouveaux puits afin de ne

pas réduire la qualité ou la quantité d’eau des puits existants (…) ».

321

D’après un hadith cité par M. T. KADOURI et al., Les droits sur l’eau et le commerce de l’eau : le point de vue de l’Islam, in

IDRC, La gestion de l’eau selon l’Islam, op. cit., page 132, « Celui qui achète le puits (…) et en offre l’eau gratuitement aux

Musulmans ira au Paradis ».

322

Cf. Henri SMETS, Le droit à l’eau dans les législations nationales, op. cit., p. 20. Voir également Dominique RICARD

(traducteur), Œuvres de Plutarque, éd. Brière, 1827, 1011 pages – spéc. p. 66 (§XXXII de la « Vie de Solon », dressée par

Plutarque dans ses Vies des hommes illustres, ouvrage écrit au I

er

siècle de notre ère).

rencontre l’argile, et, si, à cette profondeur, on ne trouve pas d’eau du tout, on ira en puiser chez le

voisin ce qu’il en faut pour chacun des gens de sa maison. Mais si les voisins eux-mêmes n’ont que

juste assez d’eau pour eux, on fera régler par les agronomes l’ordre dans lequel chacun ira puiser

chaque jour l’eau qu’il emportera chez lui, et c’est ainsi qu’on se partagera l’eau du voisin. »

323

Le premier corpus législatif romain, la loi dite des Douze Tables (V

ème

siècle av. J.-C.), texte

semble-t-il inspiré des lois soloniennes, confirme cette intervention historiquement constante du droit en

faveur d’un partage équitable de la ressource. La Table VII, relative aux biens immobiliers, dispose

en son 2

ème

paragraphe

324

que le nouveau puits construit doit au minimum être éloigné de cinq pieds

par rapport au puits existant ; l’idée est de « ne point dessécher le puits voisin, en interceptant les

veines d’eau qui s’y [rendraient] »

325

. Le passage de l’Antiquité au Moyen Age en Occident va

fragi-liser cette équité d’accès, tout en rendant plus confus le droit applicable à l’eau, loin de la rationalité

propre aux empires hydrauliques. Droit privé et droit public se confondent en la personne du

sei-gneur féodal, qui impose ses banalités

326

sur certains biens d’usage collectif stratégiques, parmi

les-quels figurent les puits banaux. Cette mainmise seigneuriale s’amoindrit à partir du XIII

ème

siècle,

grâce à la réaffirmation des coutumes et à l’octroi de franchises qui permettent aux habitants, réunis

ou non en communautés, de creuser des puits et de faire sourdre de nouvelles sources. Fortes de

cette reconquête, les municipalités du Moyen Âge tardif encouragent la construction de puits

pu-blics et privés

327

, afin de lutter contre le manque constant d’eau salubre dans les villes. L’eau

sou-terraine est alors une source d’alimentation privilégiée, faute de pouvoir amener l’eau de l’extérieur

des cités, et faute de maîtrise suffisante de l’ingénierie hydraulique ou faute de sécurité hors des

enceintes. Face à cette pénurie et au grand nombre de puits pollués de façon catastrophique

328

, c’est

néanmoins la moralité chrétienne plutôt que le droit qui assurait le partage équitable de l’eau : « le

‘code de bon voisinage’ médiéval, fondé sur les principes chrétiens, connu de tous quoique non

écrit, impose une solidarité vicinale qui oblige moralement le propriétaire d’un puits à laisser ses

voisins en profiter aussi, dès lors qu’il n’en résulte aucun préjudice pour lui »

329

.

323

PLATON, Les Lois, Livre VIII, §IX (trad.

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/loislivre8.htm

[DDC : 19.09.16]).

324

Cf. la traduction disponible sur

http://droitromain.upmf-grenoble.fr/Francogallica/twelve_fran.html

[DDC : 19.09.16].

325

Mathieu-Antoine BOUCHAUD, Commentaire sur la loi des douze tables (dédié au Premier Consul), 2

nde

édition, Tome I,

Imprimerie de la République, 1803, 669 pages – spéc. p. 70.

326

Redevances perçues par le seigneur sur certains biens d’usage collectif lui appartenant et dont il imposait l’utilisation

à ses sujets – pâtures, fours, moulins, pressoirs…

327

Jean-Pierre LEGUAY, Les catastrophes au Moyen Age, éditions Gisserot, 2005, 224 pages – spéc. p. 200.

328

L’eau souterraine se chargeait de polluants suite à l’infiltration de déchets organiques rejetés sur les voies, ainsi qu’au

contact des fosses d’aisance, des cimetières ou charniers de guerre et d’épidémie.

329

Aurelle LEVASSEUR, La police de l’eau dans les villes médiévales, communication à la journée d’étude tenue le 21 mars

2014 à l’Université de Rennes 1, « Réglementer l’eau : un enjeu permanent – formes et variétés de la police de l’eau »,

organisée par Anthony MERGEY et Frantz MYNARD.

L’équité, qu’elle fût d’inspiration religieuse ou profane, conduit ainsi le droit, dès ses débuts,

à réguler l’accès aux eaux souterraines à travers l’implantation et l’usage de l’un de ses principaux

outils d’exploitation, le puits. Il est remarquable de constater que l’eau souterraine, ressource

indis-pensable des régions arides qui ont vu fleurir les premières grandes civilisations du monde

proche-oriental et occidental, ont contribué à dessiner ce qu’on appelle aujourd’hui le droit à l’eau. Mais le

paradoxe ici, est que l’eau souterraine, en quelque sorte « mère » de ce droit – susceptible de

con-naître une limitation importante lorsqu’il est confronté à la propriété privée – n’obéit pas, parmi les

pays européens, au même régime de propriété selon que la tradition romaine ou la tradition

germa-nique l’ont emporté dans l’héritage juridique desdits Etats (2).

2/ La coexistence des traditions germanique et romaine quant à l’appropriabilité des eaux

souterraines en Europe

Hors cette question de l’accès équitable à une ressource en eau, préférentiellement

souter-raine dans certains cas, comme nous venons de le voir, l’on dispose de peu d’éléments juridiques

spécifiquement relatifs à l’eau souterraine. En cela, l’histoire du droit portant spécialement sur cette

eau est difficile à retracer, et d’ailleurs peu traitée par la doctrine qui, du moins en droit français, a

concentré son attention sur le régime de propriété attaché aux cours d’eau

330

. Nous nous

conten-terons ici de brèves généralités, à titre d’information historique, car l’étude des régimes de propriété

applicables aux eaux souterraines au sein de l’Union européenne serait à la fois des plus ardues et,

par ailleurs, comme nous le verrons, l’article 345 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union

Eu-ropéenne

331

– notre sujet porte sur la protection des eaux souterraines en droit de l’Union

332

– exclut

du champ d’intervention du droit de l’UE la question des régimes de propriété. Ainsi, aujourd’hui

encore, en héritage de ces traditions juridiques historiques partiellement divergentes, les régimes de

propriété applicables aux eaux souterraines divergent parmi les Etats membres de l’Union, selon

des lignes de différenciation d’ailleurs plus complexes que la seule dualité entre ces deux traditions.

Comme l’explique Bernard Barraqué avec pédagogie, il existe « une différence entre les pays (…)

qui ont hérité du droit romain, et la tradition germanique, qui considère qu’aucune eau n’est

appro-priable [mais] (…) doit être répartie selon une gestion raisonnable »

333

. Le droit romain répartissait

330

Etant entendu qu’à proprement parler, il n’y a pas propriété sur l’eau constituant le cours d’eau ; la propriété ne

portera que sur des éléments tels que le lit, qui, eux, ne sont pas insaisissables, contrairement à l’onde qui les traverse.

331

« Les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres ».

332

Nous reviendrons plus tard sur le point de savoir si le régime de propriété applicable – publique ou privée – emporte