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2. La préséance de l’oralité sur l’écriture dans plusieurs aspects de la vie

2.3. L’usage politique et légal de l’écriture

Malgré ces remarques sur le caractère oral des assemblées politiques à Athènes, certains chercheurs soutiennent que l’écriture a joué un rôle de premier plan dans les mutations politiques de l’Antiquité grecque, et principalement dans le développement de la démocratie athénienne113. Les Anciens eux-mêmes semblent reconnaître que la mise à l’écrit des lois de la cité est une réforme importante de la politique athénienne114 ; il n’est pas banal que l’un des plus célèbres fragments de Solon mette en évidence le terme égrapsa, « j’ai écrit », ou pour reprendre les termes de Nicole Loraux, « j’ai agi par l’écriture115 ». En effet, le fait de pouvoir recourir à l’écrit limite la part d’interprétation dans l’application des lois, comme le laisse entendre Aristote116. Toutefois, l’inscription des lois dans un lieu public ne signifie pas que les citoyens pouvaient les lire ; une telle écriture semble destinée à être vue plutôt que lue117, et ne suppose donc pas la diffusion à grande échelle de l’écriture. C’est le caractère public de l’inscription qui prime ici sur son contenu : l’essentiel est qu’il devient possible à tous de consulter les lois, à

113 Morgan 1999, p.54. Harvey (1966, p.585-635) est assez nuancé à ce propos. Pour

Burns (1981, p.371-387), cela ne fait aucun doute. Voir également Georgoudi (1992, p.242-246), qui remarque que l’accès des citoyens aux archives de Paros permet à ceux-ci de signaler à la cité les copies incorrectes, et que l’archivage est généralement perçu comme une sorte de garantie au bon fonctionnement de la cité. Ong (2002, p. 172) ajoute à cette liste le développement du commerce, de l’agriculture, etc. Goody (1979, p.56) remarque également l’influence de l’écriture sur le développement des États et sur le développement d’un répertoire culinaire plus vaste (1979, p.241-242).

114 On notera cependant qu’Aristote, dans la Constitution d’Athènes, indique que la

rédaction des lois est une pratique antérieure aux réformes de Solon ; c’était la responsabilité des thesmothètes (III, 4). Ce serait alors plutôt le fait de les avoir placées dans un lieu public sur des tables mobiles (et donc faciles à consulter) qui serait la réalisation majeure de Solon (VII, 1).

115 Loraux 1992, p.95. Toutefois, cette interprétation paraît pousser un peu loin la valeur

d’un simple aoriste ; elle serait plus appropriée s’il s’agissait d’un parfait.

116 Constitution d’Athènes, XI, 1. 117 Camassa 1992, p.151.

tout moment118, d’où l’importance d’interdire d’enlever les tablettes sur lesquelles la loi est inscrite119.

Mais l’inscription des lois n’est pas la seule nouveauté du droit à être liée à l’usage de l’écrit. Le droit serait également tributaire de l’écriture120 en ce qu’il est énoncé de manière universelle. Eric Havelock a suggéré que l’écriture alphabétique était indissociable du développement de la pensée scientifique, puisque sans une certaine capacité d’abstraction, il est impossible de concevoir l’attribution de signes indépendants à des sons qu’on ne peut entendre de manière autonome en-dehors de la syllabe, les consonnes121. En ce sens, on remarque une telle capacité d’abstraction des consonnes dans le Cratyle, alors que Platon traite des qualités exprimées par les consonnes indépendamment des syllabes122. Si la position de Havelock concernant l’écriture alphabétique ne fait pas l’unanimité, de nombreux chercheurs s’entendent pour dire que l’écriture, en soi, témoigne d’une certaine capacité d’abstraction, puisque les symboles prennent la place de la parole prononcée123. L’écriture constituerait en ce sens une sorte de paradigme théorique permettant d’isoler des éléments, les lettres, du continuum du discours124. La conscience de cette relation entre la parole et l’écriture est déjà bien présente dans l’Antiquité125. Dans le cas de la loi, cette capacité d’abstraction se traduit par des

118 Cela ne veut pas dire que l’inverse n’est pas vrai, comme en témoigne Plutarque

(Lycurgue) : ainsi, on pourrait relier l’interdiction de Lycurgue de mettre les lois par écrit (XIII, 1) à la limitation de l’apprentissage de l’écriture chez les Spartiates (XVI, 10).

119 Plutarque, Périclès, XXX, 1.

120 Camassa (1992, p.142) remarque toutefois que la fixation de la loi par écrit suppose

que le corpus de textes de loi ait d’abord été transmis oralement. Les nouvelles possibilités qu’entraîne l’usage de l’écriture dans le déroulement des procès ont été examinées par Maffi (1992). Goody (1986, p.164) remarque que la distinction entre l’aède et le rhapsode s’articule à peu près de la même manière que celle entre la lettre de la loi et l’esprit de la loi.

121 Havelock 1986, p.60 ; Powell 1991, p.2-3. 122 426c sq. et 434d sq.

123 Lentz 1989, p.4. 124 Vegetti 1992, p.391.

125 Aristote, Sur l’interprétation, I, 16a1-8 : « les écrits sont symboles de ce qui relève du

prescriptions générales dont l’application n’est pas aussi systématique que leur ton impératif le laisse croire126.

Enfin, l’usage de l’écriture semble graduellement gagner les tribunaux. Les

mnêmones, qui jouaient auparavant un rôle de mémorisation, sont chargés, au

moins à l’époque d’Aristote, de prendre en note l’acte introductif du procès ainsi que la sentence127. Les parties devaient également fournir au greffier un procès- verbal de toutes les preuves dont elles prévoyaient se servir lors du procès ; et après le rétablissement de la démocratie en 403, une loi impose de ne présenter au tribunal que des témoignages écrits128. Cependant, de telles innovations ont une portée limitée, et l’idée selon laquelle un document écrit peut être facilement falsifié et n’a pas la même valeur que le témoignage oral est très répandue dans l’Antiquité129 où aucun notaire ne garantit la valeur des contrats privés. On

remarque dans les discours de Démosthène que la lecture d’un témoignage écrit n’est pas comptabilisée dans le temps alloué aux opposants130, ce qui témoigne de cette méfiance à l’égard de la preuve écrite. En ce sens, on remarque que les testaments pouvaient être faits oralement, devant deux ou trois témoins, si les circonstances l’exigeaient131.

S’il est assez certain que l’usage de l’écriture a eu un impact sur la structure des cités en Grèce et particulièrement sur les pratiques juridiques132, faut- il pour autant penser que la démocratie athénienne, par exemple, entraîne

126 Goody (2007, p.159) donne l’exemple du commandement « tu ne tueras point », qui

comporte dans les faits un certain nombre de restrictions portant sur les circonstances du meurtre : légitime défense, guerre, etc.

127 Maffi 1992, p.191. 128 Maffi 1992, p.195.

129 Lentz 1989, p.71-89. Ainsi, Plutarque rapporte que la découverte de documents écrits

incriminant Pausanias fit plutôt porter les soupçons sur Thémistocle, ce qui montre bien la méfiance qui entourait les preuves écrites. Voir Thémistocle, XXIII, 3-4.

130 45, 8 ; 47, 82.

131 Sur le champ de bataille, par exemple. Voir Plutarque, Coriolan, IX, 3. 132 Detienne 1988, p.15-17.

l’alphabétisation des citoyens et réciproquement133 ? Et si oui, jusqu’à quel point ? La pratique de l’ostracisme est souvent citée pour soutenir la thèse d’une alphabétisation répandue, mais l’étude des ostraca portant le nom de Thémistocle montre que nombre d’entre elles ont été écrites par un petit nombre de mains, et qu’il est donc difficile d’arriver à une telle conclusion à partir de là134. Par ailleurs, la célèbre anecdote que rapporte Plutarque concernant Aristide va dans le même sens ; en effet, un paysan illettré, et qui ne l'avait pas reconnu, lui avait demandé d'inscrire son propre nom sur un tesson, ce qu'Aristide avait fait en toute honnêteté135. L'histoire est cocasse et flatteuse, mais montre la même chose que l’étude des ostraca portant le nom de Thémistocle. En effet, le cas de Thémistocle montre qu’un petit nombre de citoyens lettrés pouvait se regrouper pour accélérer la procédure d’ostracisme en préparant les votes à l’avance. Quant au récit de Plutarque, il montre qu’il était toujours possible pour un illettré de demander à quelqu'un d'autre d'écrire à sa place. Par conséquent la procédure d'ostracisme n'implique pas nécessairement l'alphabétisation massive des citoyens, et ce même si, dans son principe même, elle repose sur l'usage de l'écriture. L’élite, ou une minorité lettrée, peut toujours se charger des inscriptions, comme le suggèrent les

ostraca de Thémistocle. Plus encore, la dernière anecdote témoigne de

l’intégration des illettrés à la vie politique alors même qu’ils paraissent incapables d’exercer convenablement leur jugement pour prendre des décisions valables.

On remarque de la même manière que l’usage de contrats écrits n’implique pas nécessairement que l’on sache écrire. En effet, il est toujours possible de faire appel à un tiers pour signer lorsque les époux ou témoins ne peuvent pas le faire,

133 Pour Burns (1981, p.371-387), il est certain que la société athénienne est une société

lettrée. Voir aussi Detienne 1988, p.46, note 60.

134 Pour Harvey (1966, p.591), cela montre que la pratique de l’ostracisme ne peut pas être

considérée comme un témoignage que la démocratie athénienne supposait une certaine alphabétisation. Voir aussi Havelock 1982, p.101-102.

comme en témoigne cet extrait d’une convention matrimoniale : « Moi, Dionysos fils d’Hermaiskos, j’ai signé pour lui, lui-même ne sachant pas écrire136. »