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1. Introduction

1.4. L’ésotérisme et l’exotérisme

La recherche récente sur l’oralité et l’écriture dans la tradition philosophique grecque a accordé une place importante aux notions d’ésotérisme et d’exotérisme1, ce qui, compte tenu de leur caractère flou et du faible nombre d’occurrences de ces termes dans les textes philosophiques de l’Antiquité, nous paraît une base pour le moins instable sur laquelle fonder une interprétation valide des textes. En effet, une recherche dans le TLG montre qu’il n’y a que 91 occurrences dans 85 passages pour les différentes flexions du terme exotérique dans l’ensemble des textes, et qu’en outre une proportion importante des occurrences provient d’auteurs tardifs, comme Ammonius, Philopon ou Olympiodore. Quant au terme ésotérique, il n’apparaît que dix-sept fois, et la première fois chez Galien, ce qui nous paraît bien insuffisant pour pouvoir fonder une interprétation riche et certaine du terme — et ce, même en supposant que le terme acroamatique, dont nous possédons 38 occurrences dans 33 passages, se confond avec lui, ce qui est loin d’être certain. D’ailleurs, si les termes ésotérique et exotérique n’apparaissent jamais chez Platon ni l’un ni l’autre, seul le second apparaît chez Aristote2 ; leur usage semble se développer plus tardivement, de sorte que leur emploi pour qualifier les enseignements philosophiques de l’Antiquité classique ne trouve que peu d’appui dans les textes. Ainsi, la plus ancienne co-occurrence des deux termes3 pour qualifier des discours philosophiques se trouve chez le comique Lucien4, et ne remonte donc qu’au

1 Par exemple chez Krämer 1959, Gaiser 1963, Richard 1986, Moors 1978.

2 Éthique à Eudème, I, 7, 1217b23 ; II, 1, 1218b34 ; Éthique à Nicomaque, I, 13,

1102a27 ; VI, 4, 1140a3 ; Métaphysique Μ, 1, 1076a29 ; Physique, 10, 217b31 ; Politique I, 5, 1254a33 ; II, 10, 1272b20 ; III, 6, 1278b31 ; VII, 1, 1323a23 ; 1323b25 ; VII, 3, 1325b22 ; 1325b29 ; Génération des animaux, V, 5, 786a26. Par ailleurs, même dans ces occurrences, le terme ne sert pas toujours à qualifier des types de discours.

3 Notons au passage que comme il n’y a que onze co-occurrences des deux termes dans les

textes, il est difficile d’inférer, à partir de l’opposition de sens entre leurs préfixes, que ceux-ci correspondaient réellement à une dichotomie profonde pour les anciens.

deuxième siècle de notre ère, ce qui rend l’usage de ces termes un peu hasardeux en ce qui concerne l’Antiquité classique5.

Néanmoins, certains supposent, à l’instar de Richard, que les notions d’ésotérisme et exotérisme que l’on rencontre chez Aristote6 et que l’on applique à Platon (notamment à la lecture de la Lettre VII) correspondraient à la différence entre l’enseignement oral des philosophes et leur écriture7. Dans le cas de Platon, le terme ésotérique renvoie, selon Richard, à des discours qui ne sont pas écrits. Cette assertion nous paraît difficile à tenir, dans la mesure où les passages où le terme exotérique apparaît chez Aristote ne font qu’opposer les discours exotériques aux discours philosophiques qui ne sont jamais qualifiés d’ésotériques8, ce qui n’implique d’aucune manière quelque rapport à l’oralité ou à l’écriture que ce soit. À la défense de Richard, Jamblique semble employer les termes ésotérique et exotérique dans ce sens puisqu’il oppose les discours exotériques aux discours acroatiques9. Cependant, quoique nous possédions des

5 À propos de la relation entre l’oralité et l’écriture d’une part, et les doctrines secrètes

d’autre part, on consultera avec profit Boas (1953).

6 Ce qui est déjà problématique, car, nous l’avons dit, une simple recherche dans le TLG

montre que le terme ésotérique ne se retrouve jamais chez Aristote ! Il faut donc postuler qu’Aristote établit une dichotomie entre discours exotériques et discours ésotériques, ce qui est bien difficile à établir.

7 Richard 2005, p.28 et 50 sq.

8 À titre d’exemple, voir l’Éthique à Eudème, I, 7, 1217b23, où les discours exotériques

semblent différer des discours selon la philosophie (ἐν τοῖς ἐξωτερικοῖς λόγοις καὶ ἐν τοῖς κατὰ φιλοσοφίαν) ; il est également question des discours exotériques en II, 1, 1218b34. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote signale que l’on « traite aussi de l’âme dans les discussions exotériques (λέγεται δὲ περὶ αὐτῆς καὶ ἐν τοῖς ἐξωτερικοῖς λόγοις) » (I, 13, 1102a27) et ajoute plus loin que sur certains sujets on peut se fier aux discours exotériques (« πιστεύομεν δὲ περὶ αὐτῶν καὶ τοῖς ἐξωτερικοῖς λόγοις ») ; voir VI, 4, 1140a3.

9 Voir par exemple le Protreptique, 1, 8, 3 et 21, 106, 14-16 (« κατὰ τὸ ἐξωτερικόν τε ἅμα

καὶ κατὰ τὸ ἀκροατικὸν ἀποδώσομεν ἑκάστου συμβόλου τὰς ἐπιλύσεις »), et Sur la science mathématique commune, 18, 79 (« καὶ τίνα μὲν ἀρχομένοις τίνα δὲ προκόπτουσι παραδοτέον, καὶ τίνα μὲν ἐσωτερικὰ τίνα δὲ ἐξωτερικὰ μαθήματα »). Cependant, les deux extraits du Protreptique concernent Pythagore et le troisième passage ne nomme aucun philosophe en particulier, ce qui nous ramène à l’idée que l’application des notions d’ésotérisme et d’exotérisme à Platon ne comporte que peu de fondements dans les textes et constitue, à la limite, un anachronisme.

allusions aristotéliciennes aux « doctrines non-écrites (ἄγραφα δόγματα)10 » de Platon, rien n’indique que celles-ci doivent correspondre à la notion d’ésotérisme. D’autres chercheurs voient plutôt dans ces termes la distinction entre des discours destinés à un public spécialiste (discours ésotériques) et ceux destinés au plus grand nombre (discours exotériques) ; et en ce sens, un discours peut être à la fois ésotérique du point de vue de son contenu et exotérique du point de vue de la forme, et inversement11. Cette discussion montre principalement que la définition des termes ésotérique et exotérique est par ailleurs mal connue et est susceptible de varier d’un auteur ancien à l’autre12, ou en fonction du public : les énormes commentaires de l’Antiquité tardive pourraient alors être qualifiés d’ésotériques s’ils n’étaient que peu lus13 ; dans d’autre cas, ces termes pourraient tout simplement distinguer des enseignements faciles destinés à des débutants d’une part, et des enseignements plus difficiles, destinés à des élèves avancés d’autre part14.

Pour en revenir aux travaux sur ces notions, la connaissance de la pensée ésotérique est celle qui permettrait de distinguer le véritable philosophe du

10 Physique, 209b14-16 ; une autre allusion se trouve en Métaphysique K, 1, 1059b14-16.

Aubenque 2009, p.221-234.

11 Bodéüs 1992, p.165-167.

12 Philopon, in Cat., CAG, XIII 1, 3.14-16, associe le terme exotérique aux discours écrits

(γεγράφθαι) et l’oppose aux discours acroamatiques ; Simplicius, in Cat., CAG, VIII, 233, 31 sq. parle d’un livre acroamatique (ἀκροαματικῷ βιβλίῳ) ; Ammonios, in Cat., CAG, IV 4, 4.18-27, oppose les dialogues exotériques aux ouvrages acroamatiques et dits en personne (« Καλεῖται δὲ τὰ μὲν διαλογικὰ καὶ ἐξωτερικά, τὰ δὲ αὐτοπρόσωπα καὶ ἀξιωματικὰ ἤτοι ἀκροαματικά ») ; selon Aulu-Gelle, Nuits attiques, XX, 5 (= fr. 662 Rose), Aristote a écrit aussi bien des ouvrages exotériques que des ouvrages acroatiques : « Ses livres, où l'on retrouve ses leçons orales, ont reçu la même division : les uns ont été appelés exotériques, les autres acroatiques. » (trad. Charpentier et Blanchet). C’est également l’avis de Clément d’Alexandrie, qui signale dans les Stromates (V, 9, 58, 3, 2) l’existence d’écrits exotériques et ésotériques (« λέγουσι δὲ καὶ οἱ Ἀριστοτέλους τὰ μὲν ἐσωτερικὰ εἶναι τῶν συγγραμμάτων αὐτοῦ, τὰ δὲ κοινά τε καὶ ἐξωτερικά »). Quant à Cicéron, il indique qu’Aristote a préfacé les ouvrages qu’il appelle exotériques, ce qui sous-entend l’existence d’ouvrages ésotériques et non préfacés (Lettre à Atticus, IV, 16, 2) ; il nomme également exotériques les ouvrages écrits simplement et à la portée du peuple (populariter scriptum) dans De Finibus, V, 5, 12. Voir également les travaux de Bos (1989).

13 Le terme est utilisé en ce sens par Jaeger (1962, p.43).

vulgaire15, et en ce sens Vernant remarque que certaines écoles philosophiques sont d’une certaine manière apparentées aux cultes à mystère, comme cela apparaît de manière assez évidente avec le pythagorisme et quelques écoles présocratiques16, surtout quand on sait qu’un certain nombre de philosophes — Thalès, Héraclite — faisaient partie de grandes familles sacerdotales17. Même si celui-ci n’est pas toujours compté au nombre des philosophes, on remarque ce caractère sacré avec Hippias, dont Platon dit qu’il donne des conférences et répond aux questions dans un temple à Olympie d’Élis18. Ainsi, si l’Académie, dédiée aux Muses, et le Lycée, consacré à Apollon, sont au départ des lieux à caractère religieux — ce qui n’est pas le cas du Jardin19 — les écoles philosophiques sont, selon Lévy, encore davantage liées au sacré dans leur fonctionnement même. Il ne faut pas penser, même si les philosophes de l’Antiquité tardive revendiquent peu l’aspect sacré de leur métier20, que celui-ci se perd après la période hellénistique. Au contraire, la tradition de l’askêsis philosophique se perpétue à travers la mystagogie, qui consiste en une sorte de purification21, et une inscription épigraphique atteste des relations encore étroites entre l’école épicurienne et la religion au IIe siècle de notre ère ; Épicure lui-même, s’il ne croyait pas pouvoir influencer les dieux par des prières et des sacrifices, participait à de telles célébrations religieuses22.

15 Le terme ésotérique est alors considéré comme un synonyme de « acroamatique » ou

« époptique », termes qu’emploie Plutarque dans Alexandre (VII, 5-9) lorsque celui-ci se plaint à Aristote de la publication de tels enseignements : « en quoi différerons-nous des autres hommes si tous peuvent avoir part aux enseignements qui nous ont formés ? » (trad. Ozanam)

16 La relation entre Empédocle, le pythagorisme, les rituels et la magie a été étudiée de

manière plus approfondie par Kingsley (1995).

17 Vernant 1990, p.216. 18 Hippias Mineur, 363d. 19 Lévy 2007, p.1038 20 Koch-Piettre 2007, p.283. 21 Koch-Piettre 2007, p.284.

22 Koch-Piettre 2007, p.293, qui renvoie à Smith 1996. L’inscription en question est un

fragment de Diogène d’Oenanda, 19, II, 12-III Smith. Voir également Épicure, fr. 169, 385 et 386 Usener.

Toutefois, cette proximité entre religion et écoles philosophiques ne fait pas l’unanimité chez les chercheurs. Pour Jaeger, c’est l’influence de la littérature chrétienne qui mène l’Antiquité tardive à associer littérature ésotérique et mystère religieux, les philosophes chrétiens projetant leurs préoccupations religieuses sur des systèmes philosophiques plus anciens23. De même, l’étude de Lynch sur le Lycée montre que la similitude entre école religieuse et école philosophique a été beaucoup exagérée24. Celui-ci appuie son raisonnement sur les témoignages concernant des élèves qui se seraient joints librement à l’Académie25 ainsi que sur le vocabulaire séculier employé pour désigner les écoles philosophiques dans les documents légaux anciens, où celles-ci ne sont jamais appelées thiasoi mais plutôt

scholê ou diatribê26. Il paraît, dans ces circonstances, difficile de relier les notions d’ésotérisme et d’exotérisme au caractère religieux de certains groupes philosophiques et à leur similitude avec des cultes à mystère. Quant aux leçons acroamatiques et époptiques d’Aristote rapportées par Plutarque, elles nous paraissent insuffisamment documentées dans la littérature ancienne pour en tirer une connaissance valable des pratiques de l’oralité dans la tradition philosophique27. 23 Jaeger 1962, p.55. 24 Lynch 1972. 25 Lynch 1972, p.57. 26 Lynch 1972, p.109.

27 Alexandre, VII, 5 = fr. 662 Rose. La suite du texte suggère qu’il pourrait être question

de la Métaphysique : « Apparemment Alexandre ne reçut pas seulement un enseignement moral et politique, mais il eut part aussi aux enseignements secrets, plus profonds, auxquels les spécialistes donnaient le nom d’ « acroamatiques » et d’ « époptiques » et qu’ils ne divulguaient pas à la foule. Alors qu’Alexandre était déjà passé en Asie, il apprit qu’Aristote avait publié certains traités (λόγους τινὰς) dans des livres (ἐν βιβλίοις) consacrés à ces sujets. Il lui écrivit au nom de la philosophie avec franchise une lettre dont on a gardé copie : « Alexandre à Aristote salut ! Tu as eu tort de publier tes enseignements acroamatiques (ἐκδοὺς τοὺς ἀκροατικοὺς τῶν λόγων). Car en quoi différerons-nous des autres hommes si tous peuvent avoir part aux enseignements qui nous ont formés ? Pour ma part, je préférerais l’emporter par la connaissance des plus grands biens plutôt que par la puissance. Porte-toi bien. » Pour consoler cette ambition jalouse, Aristote se défend en disant que ces écrits ont été publiés sans l’être vraiment (καὶ ἐκδεδομένων καὶ μὴ ἐκδεδομένων). Et en vérité son traité (πραγματεία) de métaphysique, dépourvu de toute utilité pour qui souhaite enseigner ou s’instruire, a été écrit (γέγραπται) comme un aide-mémoire (ὑπόδειγμα) pour des gens qui avaient déjà reçu une formation. » (trad. Ozanam)

Il en résulte que l’étude de ces notions d’ésotérisme et d’exotérisme, parce que celles-ci sont mal définies et varient d’un auteur à l’autre, ne nous paraît pas très féconde. Aussi, bien que de telles notions aient été reliées aux usages de l’oralité et de l’écriture dans la tradition philosophique grecque, nous les laisserons de côté pour examiner au premier chef des usages plus explicites de l’oralité et de l’écriture, qui nous semblent constituer une base plus solide sur laquelle fonder notre recherche. Il n’est pas exclu que des travaux sur ces notions puissent permettre d’approfondir la connaissance que nous avons des pratiques de l’oralité et de l’écriture dans la tradition philosophique grecque, et que ces notions se présentent de manière claire chez certains auteurs de l’Antiquité. Cependant, nous considérons que les critiques et les pratiques plus explicites — et moins ésotériques, si l’on me permet l’expression — de l’oralité et de l’écriture sont un objet d’étude suffisamment étendu dans le cadre de cet ouvrage.

2. LA PRÉSÉANCE DE L’ORALITÉ SUR L’ÉCRITURE DANS PLUSIEURS ASPECTS DE LA