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2. La préséance de l’oralité sur l’écriture dans plusieurs aspects de la vie

2.4. La lecture à voix haute

Si l’acte d’écriture et tout se qui s’y rapporte a ainsi beaucoup intéressé les chercheurs ces dernières années, il n’en va pas de même de l’autre côté de la communication écrite, la lecture, dont la pratique est moins abondamment documentée137. Seule, la question de la lecture silencieuse — ou plutôt de son absence — dans l’Antiquité a fait couler beaucoup d’encre au cours du XXe siècle et n’est toujours pas résolue une fois pour toutes — possiblement parce que, comme le remarque Emmanuelle Valette-Cagnac, cette dichotomie ne permet pas de rendre compte de tous les usages de la lecture138. Or, cette question est essentielle à la bonne compréhension de la cohabitation de la tradition orale et de l’écriture dans la société grecque. En effet, si la lecture y était surtout orale, ce dont témoignent les verbes employés pour désigner la lecture (νέμω, ἀνανέμω, ἀνανέμομαι, λέγω, ἀναλέγομαι, ἐπιλέγομαι et ἀναγιγνώσκω)139, on pourrait supposer que l’écriture n’est pas affranchie de sa vocalisation, et a surtout une fonction d’aide-mémoire, ou de « transcription », au sens où l’emploient Gregory Nagy et Florence Dupont. Il n’y aurait pas alors de texte sans communauté d’auditeurs, et c’est d’ailleurs une telle idée que l’on retrouve dans les

Mémorables de Xénophon140, ou que l’on observe dans le Phèdre141 : la lecture est une activité sociale. L’idée même selon laquelle la lecture muette était pratiquement impossible dans l’Antiquité, notamment à cause de l’absence

137 Svenbro 1988, p.6.

138 Valette-Cagnac 1997, p.305.

139 Nous devons l’étude de ces divers termes à Svenbro (1988, p.44). À cette liste il faut

ajouter ἐντυγχάνω (p.28, n.67).

140 I, 6, 14 : « Quant aux trésors des hommes d’autrefois, c’est en déroulant leurs livres, où

ils les ont laissés en héritage (κατέλιπον ἐν βιβλίοις γράψαντες), que je les parcours en compagnie de mes amis (σὺν τοῖς φίλοις διέρχομαι) ; et si nous voyons quelque chose de bien, nous le recueillons, et tenons pour un profit immense d’être amis les uns des autres (καὶ μέγα νομίζομεν κέρδος, ἐὰν ἀλλήλοις φίλοι γιγνώμεθα). » (trad. Dorion)

141 La mise en scène du dialogue ne montre-t-elle pas Socrate et Phèdre lisant ensemble le

d’espaces séparant les mots les uns des autres et de signes diacritiques142, a longtemps été admise comme vraisemblable, surtout sur la base du passage des

Confessions143 où Augustin s’étonne de voir Ambroise lire sans le moindre son144. Cette hypothèse, bien qu’elle ait connu une bonne fortune dans la littérature145, a été rejetée grâce à des études portant notamment sur les Cavaliers d’Aristophane et sur l’Hippolyte d’Euripide, deux pièces qui comportent une scène au cours de laquelle un personnage lit sur scène, et est questionné sur sa lecture par les personnages qui l’entourent. Évidemment, ni le comique causé par l’ignorance du contenu de l’oracle dans la pièce d’Aristophane, ni l’intervention du chœur pendant que Thésée lit la lettre de Phèdre ne peuvent avoir de sens si le public ne conçoit pas qu’on puisse lire sans parler : il serait alors invraisemblable que les autres personnages ne soient pas mis au courant du contenu des textes en même temps que celui qui les lit. Dans le même sens, l’interdiction faite à tout autre que celui qui les consulte de savoir ce qui a été lu dans les Livres Sibyllins suppose la possibilité de la lecture silencieuse146. D’autres indices tirés de Quintilien147, de Plutarque148 et de la vie d’Auguste, de Suétone149, ont permis de compléter le

142 Svenbro (1988, p.54) remarque ainsi que cette difficulté liée à la scriptio continua

contribue à rendre la lecture à voix haute presque nécessaire, et donne plus tard l’exemple plus éclairant de la première phrase de Zazie dans le métro, de Queneau : « Doukipudonktan », qui pose problème au lecteur contemporain, obligé de faire intervenir sa voix pour déchiffrer un texte phonétique et continu qu’il n’a pas l’habitude de lire, ce qui ne signifie pourtant pas que la scriptio continua est un obstacle insurmontable à la lecture silencieuse ; seulement, cette dernière nécessite dans ce contexte plus de pratique (p.184-186).

143Confessions VI, 3, 3.

144 C’était l’interprétation de Balogh, qui même dans le cas de ce passage précis ne fait pas

l’unanimité. Thompson met en doute cette impossibilité à partir du même extrait : si Ambroise lit silencieusement, c’est parce que c’était courant. Voir Thompson 1962, p.71. De la même manière, Bernard Knox explique l’étonnement d’Augustin par son origine modeste et provinciale. Voir Knox 1968, p.422.

145 Par exemple, voir Donoghue 1996, p.150 ; Nagy 2000, p.186, cite Blum 1977, p.45

note 2, sans le reprendre ; Ong 2002, p.113.

146 IV, 5-6.

147 Institutions oratoires, I, 1, 33-34.

148 César lisant silencieusement une lettre, dans Brutus (V, 3). 149 39.

tableau et d’établir à tout le moins que si la lecture se faisait à voix haute dans l’Antiquité, ce n’était pas parce qu’il était impossible de lire silencieusement150, puisqu’une lecture à haute voix fluide suppose que le lecteur ait lu à l’avance les mots qui suivent celui qu’il est en train de prononcer, afin de donner à la phrase les intonations correctes, et est par conséquent logiquement postérieure à la lecture silencieuse qui ne présuppose pas la connexion de la voix et du texte151. En outre, Quintilien oppose la lecture à la parole vivante du maître, ce qui n’aurait pas beaucoup de sens si la lecture était toujours faite à voix haute :

Bien plus, lui-même, il doit chaque jour parler une fois, ou mieux, plusieurs fois, afin que ses auditeurs emportent avec eux ses paroles. Sans doute la lecture fournit-elle en effet assez d’exemples à imiter, mais la parole vivante est, comme on dit, un aliment plus nutritif, surtout quand c’est celle d’un maître pour qui ses élèves, s’ils sont bien formés, ont et de l’affection et du respect152.

Il faut dès lors admettre que c’est par choix que la lecture pouvait se faire à haute voix153. Ici, le fait de concevoir que la cohabitation de la tradition orale et de la tradition écrite dans l’Antiquité a eu pour effet une présence de la parole dans l’écrit et de l’écrit dans la parole permet de mieux saisir un tel choix, du moins pour nous qui n’avons plus l’habitude de lire à voix haute et en commun. Les inscriptions témoignent de cette mise en son de l’écriture, prévue par celui qui écrit, par le biais d’énoncés à la première personne du singulier, qui n’ont de sens que si le lecteur prête sa voix au texte qu’il lit — mieux, à son scripteur154. Par ailleurs, tout un ensemble de facteurs a pu influencer cette prédilection des Anciens pour la lecture à voix haute, notamment la rareté des ouvrages qui mène à

150 Voir Knox 1968, p.421-436 ; Gilliard 1993, p.689-694. Svenbro se porte également à la

défense de l’existence de la lecture silencieuse dès au moins le Ve siècle. Voir Svenbro 1996. 151 Gavrilov 1997, p.59-60.

152 Institutions oratoires, II, 6-8, trad. Cousin. 153 Calinescu 1993, p.181.

154 Svenbro 1988, p.51-55. C’est en se faisant ainsi le serviteur du scripteur, celui qui subit

son écriture, que le lecteur était quelquefois défini dans l’Antiquité à l’aide de termes injurieux (καταπύγων, pedicor, etc.), à la manière de l’éromène qui cède trop souvent ou à trop d’érastes (p.212-213).

les partager dans un cadre où le support, papyrus ou parchemin, est coûteux, et où les livres sont forcément copiés à la main ; et l'héritage d'une tradition d'écoute en groupe, liée aux aèdes et aux rhapsodes, qui rend le fait de se « faire faire la lecture » tout à fait naturel. C'est possiblement ce goût pour l'écoute qui explique que l'on demande à un tiers de lire lorsque c'est possible, comme c'est le cas au début du Théétète, où Euclide demande à son esclave de prendre le livre et faire la lecture du dialogue qu'il a pris en note, plutôt que de le lire lui-même à son visiteur (« ὁ παῖς ἀναγνώσεται […] παῖ, λαβὲ τὸ βιβλίον καὶ λέγε155 »). On trouve ailleurs chez Platon la trace de ce goût pour la lecture en commun dans la société athénienne, puisque les parents de Lysis demandent à celui-ci de leur faire la lecture156. De même, Plutarque rapporte qu’Alexandre avait l’habitude de lire en compagnie d’Héphaestion157. Les Anciens ne lisaient toutefois pas toujours en

groupe ; Caton le Jeune, par exemple, lisait seul les dialogues de Platon158, et Brutus lisait également en solitaire159.

***

L’examen de la recherche récente sur les pratiques de l’oralité et de l’écriture dans l’Antiquité montre ainsi que l’apparition de l’écriture n’a pas eu pour effet de rendre caduques les technologies orales, et que l’on trouve en général une préférence marquée pour l’oralité à la fois en ce qui concerne l’éducation, la politique et le droit. Cependant, l’écriture ne paraît pas toujours subordonnée à sa vocalisation, et elle a des effets réels et reconnus sur le fonctionnement de la

155 143b3-c6.

156 209a-b : « Lorsqu’ils [les parents de Lysis] veulent qu’on leur fasse la lecture ou qu’on

écrive pour eux, tu es, m’est avis, la première personne de la maison à qui ils le demandent. (ὅταν γὰρ βούλωνται αὑτοῖς τινα ἀναγνωσθῆναι ἢ γραφῆναι, σέ, ὡς ἐγᾦμαι, πρῶτον τῶν ἐν τῇ οἰκίᾳ ἐπὶ τοῦτο τάττουσιν) » (trad. Dorion)

157 Alexandre, XXXIX, 8.

158 Plutarque, Caton le Jeune, LXVIII, 2 ; LXX, 2. 159 Plutarque, Brutus, XXXVI, 4.

société antique. C’est dans un tel contexte que s’expriment les critiques et les pratiques de l’écriture dans la tradition philosophique grecque.