• Aucun résultat trouvé

2. La préséance de l’oralité sur l’écriture dans plusieurs aspects de la vie

2.2. L’éducation et l’écriture

Cette dernière remarque nous mène à examiner la question de l’éducation, puisque l’éducation antique repose en grande partie sur l’enseignement de l’Iliade et de l’Odyssée. L’apprentissage des lettres, comme en témoigne le Protagoras, est subordonné à l’apprentissage de la morale ; autrement dit, la connaissance de l’écriture sert à mieux mémoriser les épopées, et surtout à mieux intégrer leur contenu90 ; elle n’est pas une fin en soi. En outre, puisqu’il n’y avait pas en Grèce de contact avec des modèles de technologie écrite, et que la technologie dominante est longtemps restée celle de l’oralité, l’apparition de l’enseignement des lettres dans l’éducation athénienne semble avoir été très tardive relativement à l’invention de l’écriture. L’écriture n’a commencé à être enseignée dans les écoles qu’à l’époque de Platon, ce qui montre que le remplacement des technologies orales par les technologies de l’écriture n’est pas un processus instantané91.

En ce sens, certains commentateurs pensent qu’Aristote et Isocrate — peut- être en cela plus représentatif des innovations de son époque que son contemporain Platon — plaçaient l’apprentissage de l’écriture à la base de toute connaissance, principalement parce que l’apprentissage des grammata était devenu, à leur époque, l’un des principaux aspects de l’éducation athénienne92. Il semble que cela n’était pas le cas à l’époque d’Aristophane, moins d’un siècle plus tôt, puisque celui-ci n’emploie jamais le terme de grammata pour désigner l’éducation93.

90 325d-326d.

91 Havelock 1984, p.185. Il y a en revanche des chercheurs qui croient plutôt qu’à

l’époque de Sappho, l’écriture structurait déjà la pensée grecque. Voir Ong (2002, p.244), qui s’appuie sur les travaux de Peabody (1975).

92 Isocrate nomme ainsi l’apprentissage des lettres en parlant de l’éducation ; Antidosis,

267, 2-3 (« οἱ περὶ τὴν γραμματικὴν καὶ τὴν μουσικὴν καὶ τὴν ἄλλην παιδείαν »). Aristote mentionne quant à lui les lettres, la mousikê et la gymnastique lorsqu’il définit les éléments de l’éducation dans la Politique (VIII, 3, 1337b25) : « Il y a en gros quatre <disciplines> qu’on a coutume d’enseigner : lettres, gymnastique, musique et, quatrièmement, ce que certains <appellent> art graphique (ἃ παιδεύειν εἰώθασι, γράμματα καὶ γυμναστικὴν καὶ μουσικὴν καὶ τέταρτον ἔνιοι γραφικήν) ». (trad. Pellegrin)

93 Voir Morgan (1999) qui a mis en lumière l’utilisation de ces termes. On a la trace d’une

telle utilisation du terme grammata par exemple chez Plutarque, qui parle d’enseigner les lettres et la musique. Voir Nicias, V, 3.

Platon, s’il indique que la lecture et l’écriture font partie des services publics à son époque94, mentionne toutefois l’alphabet parmi les apprentissages de base dans l’Alcibiade95, le Charmide96, etc97. L’écriture et la lecture sont présentées comme les matières qu’un jeune garçon connaît dans le Lysis, au même titre que la lyre98. Aristote, quant à lui, définit la connaissance des lettres (τὴν γραμματικὴν ἐπιστήμην) comme la connaissance à la fois de la lecture (τοῦ ἀναγνῶναι) et de l’écriture (τοῦ γράψαι)99.

L’examen d’échanges épistolaires ne nous renseigne que très peu. Si l’on peut supposer, grâce aux lettres de Platon, Isocrate ou Alexandre, que dès le IVe siècle des échanges épistolaires pouvaient être assez courants100, la philologie nous enseigne la prudence quant à l’authenticité de ces lettres101. Cependant, cette pratique est décrite par les historiens102, du moins comme manière de transmettre des messages cryptés, que ce soit en tatouant la lettre sur la tête d’un esclave

94 Politique 290b.

95 106e-107a. Platon reprend l’exemple du grammairien et de l’enseignement de l’alphabet

un peu plus loin, en 114c et en 118c-d. Ainsi, si l’apprentissage des grammata n’est pas le symbole de l’éducation, il en est une partie importante. On retrouve de même dans Axiochos, un dialogue apocryphe plus tardif, l’usage de la lecture et de l’écriture pour désigner l’éducation (371a), ainsi que dans le Clitophon (407b). Cependant, comme l’authenticité du premier Alcibiade ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs, le fait de désigner l’éducation par l’apprentissage de l’alphabet pourrait être considéré comme un témoignage de son inauthenticité. Plus tardivement, chez Philostrate, l’incapacité à apprendre l’alphabet apparaît comme le symbole de l’ignorance. Voir Vies des sophistes, 558.

96 161d-e, ce qui mettrait en doute la différence fondamentale qu’établit Morgan entre

Platon et Isocrate, ainsi que la possibilité de prouver l’inauthenticité de l’Alcibiade à partir de la définition de l’éducation.

97 Par exemple, dans le Politique, 277e-278a, où ce sont de jeunes enfants qui font

l’apprentissage des lettres. On trouve également mention de l’apprentissage des lettres dans le Théétète, 202e sq., et dans le Théagès, 122e, quoique ce dialogue soit considéré apocryphe par les commentateurs modernes.

98 209b-c.

99 Topiques, VI, 4, 142b30-143a2.

100 Pour Mossé, « l’usage de la correspondance privée se développe à partir du IVe

siècle ». Voir la note 37, p. 1089, aux Vies parallèles de Plutarque.

101 Wes 1972, p.261-262.

comme le raconte Hérodote103 ou à l’aide de la scytale, une bandelette de cuir ou de parchemin enroulée sur un bâton104. De tels modes d’échange de l’information supposent qu’une transmission de l’écriture dans l’espace était possible, mais ne nous apprennent rien sur l’usage de l’écriture dans la population en général, car ce sont les dirigeants politiques qui utilisent de tels stratagèmes pour communiquer. En outre, ceux dont nous possédons des lettres — que celles-ci soient apocryphes ou non — sont par ailleurs déjà identifiés par la tradition comme des gens lettrés, ce qui ne nous permet guère de savoir si l’usage de l’écriture était réellement répandu dans la population. Les quelques textes que nous avons concernant l’enseignement de l’écriture sont relativement tardifs, et proviennent également de gens lettrés, ce qui fausse à nouveau les données105.

Il est, pour ces raisons, très difficile d’établir la portée de l’alphabétisation dans la population en général, malgré le fait que certaines pratiques de la politique athénienne nous invitent à croire que la population de l’Athènes démocratique était majoritairement alphabétisée. Il ne paraît pas nécessaire, dans une démocratie directe où les citoyens participent à l’assemblée, où tous les débats ont lieu oralement et où toutes les décisions se prennent à l’oral, que les citoyens maîtrisent la technologie de l’écriture pour participer à la vie politique, et la nécessité de l’écriture apparaît encore moindre dans un régime aristocratique ou monarchique où ils ne participent pas. Il ne semble pas non plus y avoir eu d’instruction publique dans l’Antiquité, ce qui explique d’ailleurs le succès de l’enseignement des sophistes et des écoles philosophiques.

Cependant, on remarque que l’écriture est souvent citée en exemple, comme clé de compréhension pour autre chose, dans les ouvrages philosophiques,

103 V, 35

104 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, I, 131 ; Plutarque, Lysandre, XIV, 9 et XIX, 9-12 ;

Agésilas, X, 9 et XV, 7. Plutarque attribue, quant à lui, l’usage de cet outil d’écriture à Héraclès. Lycurgue, XXX, 2.

105 Denys d’Halicarnasse, Démosthène, 52 ; Quintilien, I, 1, 24-25. Voir Powell 1991,

ce qui suppose tout de même qu’elle ait été une pratique suffisamment répandue pour pouvoir servir ainsi d’exemple. On en trouve des traces déjà chez Platon et Aristote106, et beaucoup plus tardivement chez Cicéron107, Lucrèce108, Dion Chrysostome109, Plotin110 et Alexandre d’Aphrodise111 ; nous aurons l’occasion d’y revenir112.

106 Platon, Euthydème, 279e ; Hippias mineur, 366c, Aristote, Métaphysique H, 2,

1042b17-18, etc.

107 De la nature des dieux, II, 93 = Long et Sedley, 54M. 108 De la nature, I, 823-829 ; 912-915 ; II, 688-694.

109 Celui-ci place l’exemple dans la bouche de Diogène. Discours X : Diogène ou des

domestiques, 28.

110 Ennéades IV, 6, 2 ; VI, 1, 19, 25-30 ; 3, 2, 12-17. 111 De l’âme, 84, 25-85, 5.