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1. Introduction

1.3. Le Phèdre

Quoique le Phèdre ait été si abondamment commenté qu'il semble presque impossible de dire quoi que ce soit de nouveau à ce sujet, il paraît nécessaire de rappeler ici les principales critiques que Platon y adresse à l’écriture. En effet, c’est là la plus ancienne critique de l’écriture dont nous disposions, et peut-être la plus substantielle ; c’est également le premier endroit où nous trouvons la trace de ce paradoxe de l’usage de l’écriture dans un contexte où celle-ci est critiquée. Il n’est donc pas étonnant que les chercheurs qui travaillent sur l’oralité et l’écriture en aient fait leurs choux gras. Sans prétendre apporter ici une énième interprétation de ce dialogue, présentons les principales critiques en vertu desquelles Platon rejette l’écriture. Nous aurons l’occasion de les traiter de manière plus approfondie dans le troisième chapitre ; cependant, étant donné l’importance que ce texte a prise dans la littérature récente, où il a été souvent considéré comme le signe de la chute de la tradition orale, il convient d’en examiner la teneur, ce qui nous permettra de mieux mettre en relief la postérité de son contenu au cours de l’Antiquité.

1.3.1. La critique de l’écriture.

On oublie souvent que le Socrate de Platon, dans le Phèdre, précise qu’ « il n’y a, en soi, rien de laid (αἰσχρόν), à écrire des discours (γράφειν λόγους)44 ». Lui-même se décrit d’ailleurs comme un ami des discours (ἀνδρὶ φιλολόγῳ)45. Les reproches que Platon adresse à l’écriture ne lui sont donc pas inhérents mais dépendent plutôt du rapport qu’entretient le lecteur ou l’écrivain avec le document écrit. C’est ainsi plutôt dans l’oeil du lecteur que l’écriture devient problématique.

Ainsi, contrairement à ce que les lecteurs pourraient croire, il ne suffit pas de posséder des livres ni même de les avoir lus pour être sage. Connaître un texte

44 258d, trad. Vicaire. 45 236e.

en profondeur demande du temps et du travail, comme Socrate l’indique lorsqu’il se moque gentiment de Phèdre parce qu’il

a fini par prendre le rouleau des mains de l’auteur, il a revu les passages qu’il désirait le plus revoir, puis, fatigué de travailler de la sorte et d’être assis depuis le petit jour, il est allé se promener, et je crois, par le chien ! qu’il sait par coeur le discours, à moins qu’il ne soit très long. Il s’était mis en chemin, hors des murs : il voulait s’exercer à le réciter46.

Et du point de vue de Platon, même celui qui a bien appris le contenu de l’ouvrage ne peut prétendre à l’acquisition d’un art par ce biais, car les écrits ne peuvent en aucun cas servir à transmettre un savoir :

Ainsi donc celui qui croit laisser après lui un art consigné dans les caractères d’écriture (ἐν γράμμασι), et, celui qui à son tour le recueille avec l’idée qu’il en sortira du certain et du solide, sont bien naïfs sans doute, et méconnaissent à coup sûr l’oracle d’Ammon, s’ils croient que des discours écrits (λόγους γεγραμμένους) sont quelque chose de plus qu’un moyen de rappeler (ὑπομνῆσαι), à celui qui les connaît déjà, les choses traitées dans cet écrit (τὰ γεγραμμένα)47.

Ainsi, nul ne peut se dire médecin sous prétexte qu’il a entendu parler de quelques drogues dans un livre (« ἐκ βιβλίου ποθὲν ἀκούσας […] φαρμακίοις48»). Platon reproche donc aux livres de donner l’illusion de la sagesse et du savoir, et le fond du problème réside surtout dans le fait de se croire savant alors qu’on ne l’est pas, un thème qui est par ailleurs récurrent dans l’oeuvre de Platon49 :

après avoir beaucoup appris dans les livres (πολυήκοοι) sans recevoir d’enseignement, ils auront l’air d’être très savants (πολυγνώμονες), et seront la plupart du temps dépourvus de jugement (ἀγνώμονες),

46 228 a-c, trad. Vicaire.

47 Platon, Phèdre, 275c-d, trad. Vicaire.

48 268c. On peut également penser à la critique platonicienne des orphéotélestes qui

utilisent les livres pour justifier leurs rites, dans la République, 364e.

insupportables de surcroît car ils auront l’apparence d’être savants sans l’être (δοξόσοφοι [...] ἀντὶ σοφῶν)50.

Les livres toutefois, puisqu’ils donnent l’illusion de la connaissance, nuisent à la mémorisation, car il peut sembler inutile de se donner la peine d’apprendre par coeur ce dont on croit avoir assuré la pérennité par le biais de l’écriture— on peut songer que c’est là la distinction que nous établissons toujours entre les termes savant et érudit. C’est là l’une des critiques majeures que Platon adresse à l’écriture dans le long récit à propos l’invention de l’écriture :

« Voici, ô roi, dit Theuth, une connaissance qui rendra les hommes plus savants, et leur donnera plus de mémoire ; mémoire et science ont trouvé leur remède. » Le roi lui répondit : « Très ingénieux Theuth, tel est capable de créer les arts, tel autre l’est de juger dans quelle mesure ils porteront tort, ou seront utiles, à ceux qui devront les mettre en usage. Et toi, à présent, comme tu es le père de l’écriture, par bienveillance tu lui attribues des effets contraires à ceux qu’elle a. Car elle développera l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par la négligence de la mémoire ; se fiant à l’écrit, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non du dedans, grâce à l’effort personnel, qu’on rappellera ses souvenirs51. »

En outre, les livres ne répondent pas aux questions et peuvent donc être mal compris ; ils sont tels des enfants privés de leur père, car quand on les interroge, ils répondent toujours la même chose52. Ils sont ainsi incapables de se faire comprendre et de se défendre53. Platon considère que pour être valable, un ouvrage

50 275a-b, trad. Vicaire. Rien n’indique que le terme πολυήκοοι comporte une dimension

livresque, aussi la traduction qui dit « avoir beaucoup appris dans les livres » nous semble-t-elle fondée sur le contexte.

51 274e-275a, trad. Vicaire.

52 275d-e : « L’écriture (γραφὴ) présente, mon cher Phèdre, un grave inconvénient, qui se

trouve du reste dans la peinture. En effet, les êtres qu’enfante celle-ci ont l’apparence de la vie ; mais qu’on leur pose une question, ils gardent dignement le silence. La même chose a lieu pour les discours écrits (λόγοι) : on pourrait croire qu’ils parlent comme des êtres sensés, mais si on les interroge avec l’intention de comprendre ce qu’ils disent, ils se bornent à signifier une seule chose, toujours la même. » (trad. Vicaire)

53 275d-e. Voir également 276c, où les textes écrits avec de l’encre et du roseau sont

des « discours incapables de se défendre eux-mêmes par la parole (ἀδυνάτων μὲν αὐτοῖς λόγῳ βοηθεῖν), comme d’enseigner convenablement la vérité (ἀδυνάτων δὲ ἱκανῶς τἀληθὲς διδάξαι). » (trad. Vicaire)

doit pouvoir se passer de son auteur54 ; des textes « qui peuvent se tirer d’affaire tout seuls et tirer d’affaire celui qui les a plantés55 » (οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ) semblent, seuls, trouver grâce à ses yeux. Il juge toutefois que l’auteur reste en quelque sorte présent dans ses écrits56.

Enfin, l’écriture ne peut servir qu’à celui qui sait déjà, et surtout, qui se souvient de ce qu’il a appris. « Les discours écrits (λόγους γεγραμμένους) [ne sont pas] quelque chose de plus qu’un moyen de rappeler, à celui qui les sait déjà (τοῦ τὸν εἰδότα ὑπομνῆσαι περὶ ὧν), les choses traitées dans cet écrit57. » L’écriture peut ainsi servir comme divertissement pour celui qui atteint « l’oublieuse vieillesse58 », de sorte que Platon ne lui dénie pas toute vertu mnémotechnique. Cependant, il remarque qu’il est impossible de s’assurer que seul le lecteur compétent ait accès à un ouvrage écrit, puisque celui-ci, une fois écrit, « ignore à qui il doit ou ne doit pas s’adresser59 ».

Ce sont là les principales critiques platoniciennes à l’endroit de l’écriture, telles qu’on les retrouve dans le Phèdre. La virulence de ces critiques a pu faire croire que Platon était, d’une certaine manière, le dernier représentant d’une tradition orale en perte de vitesse60, tout en étant en quelque sorte le premier à passer aux technologies écrites, une hypothèse d’Eric Havelock61 qui a marqué les études sur l’oralité et l’écriture dans l’Antiquité. Or, nous verrons que bon nombre de ces critiques ont été reprises dans la tradition philosophique grecque par la suite, de telle sorte que le cas de l’écriture, avec le Phèdre, est bien loin d’être

54 Phèdre, 276e-277a.

55 Phèdre, 276e-277a, trad. Brisson. Le terme ἱκανοὶ laisse entendre que les textes sont

« suffisants » pour se sauver eux-mêmes, ou du moins qu’ils en sont capables.

56 Phèdre, 228e.

57 275c-d, trad. Vicaire. La même idée se répète en écho en 278a. 58 276d, trad. Vicaire.

59 275e.

60 Krämer 1959, Gaiser 1963, Richard 1986, Reale 1991. Pour un aperçu en français des

thèses de Krämer, Gaiser et Reale, voir Rizzerio 1993.

réglé, et que Platon semble plutôt avoir ouvert une boîte de Pandore d’où les nombreux maux imputés à l’écriture continueront longtemps de s’échapper.

1.3.2. Les doctrines non écrites et l’interprétation du Phèdre.

L’un des principaux problèmes d’interprétation du Phèdre repose sur la volonté de concilier le contenu des dialogues avec les témoignages antiques sur les doctrines de Platon, en partant du principe que la pensée platonicienne devait former un système cohérent62. En effet, dans la mesure où certains témoignages semblent difficilement correspondre aux doctrines de Platon telles qu’elles apparaissent dans les dialogues, et où la critique platonicienne de l’écriture exprimée dans le Phèdre et dans la Lettre VII semblait justifier le refus

intentionnel et délibéré63 de Platon d’exprimer dans les dialogues — ou écrits exotériques64 — ses doctrines philosophiques les plus importantes, tout un courant d’interprétation dit ésotériste65 s’est attaché à essayer de comprendre les dialogues à partir des doctrines non écrites de Platon, soit celles qui apparaissent dans les témoignages indirects antiques66. Les doctrines non écrites de Platon permettraient ainsi de comprendre un système philosophique que Platon n’a « jamais exprimé explicitement ou de manière univoque67 ». Le discours tenu dans le Phèdre apparaît alors comme le « manifeste programmatique de Platon68», qui présuppose l’existence de l’Académie et révèle la véritable nature des dialogues, soit des outils

62 Richard 1998, p.12-13.

63 Nous empruntons ces termes, puisqu’ils rendent compte avec justesse de cette

interprétation, à Krämer (1998, p.32).

64 Ce sont là les termes employés par Richard (1998, p.14). À propos des problèmes que

posent les termes mêmes d’ésotérique et exotérique, voir infra, p.30 sq.

65 Soulignons tout de suite que les « ésotéristes » se défendent bien de vouloir, par ce

terme, attribuer un caractère secret aux doctrines non écrites, comme le remarque Szlezák (1998, p.74).

66 C’est par exemple l’objet de l’article de Movia (1998). 67 Movia 1998, p.118.

de remémoration destinés à ceux qui savent déjà69. En effet, conformément à la critique de l’écriture qui y est développée, certaines théories sont en quelque sorte réservées à l’oralité70 : le philosophe ne confiera pas ses messages les plus importants à l’écriture, car « il est philosophe par ce plus qu’il n’a pas écrit sur des rouleaux de papyrus, c’est-à-dire dans ses dialogues, et qu’il a confié à l’ « oralité dialectique »71 ». L’interprétation ésotériste vise à connaître ce « plus » et à en faire usage pour réinterpréter les dialogues de Platon, y compris, pour les premiers chercheurs de ce courant, pour établir leur chronologie et leur authenticité72. Les « doctrines non écrites » enseignées oralement par Platon se trouveraient alors « de manière plus ou moins cryptées dans ses dialogues73 », sur la base évidemment des témoignages selon lesquels Platon préférait écrire par énigmes74, dont l’origine est pour le moins discutable75, alors que l’enseignement oral de Platon à l’Académie en aurait été l’expression claire76. Et cet enseignement oral, il convient d’insister, n’aurait pas été accessoire à l’exposé philosophique écrit, n’aurait pas seulement

69 Krämer (1998, p.35) rapporte là les propos de Nietzsche, qui toutefois ne postulait pas

encore l’existence de doctrines non écrites distinctes du contenu des dialogues.

70 Krämer 1998, p.42. 71 Reale 1998, p.147.

72 Richard (1998, p.14) rappelle ainsi que Tennemann jugeait les treize lettres du corpus

platonicien authentiques.

73 Richard 1998, p.25.

74 [Platon], Lettre II, 312d : « C’est par énigmes (αἰνιγμῶν) qu’il me faut donc t’en parler,

pour éviter que, « si quelque chose arrivait à cette lettre dans les replis de la terre ou de la mer », celui qui la lirait (ὁ ἀναγνοὺς) ne comprenne. » (trad. Brisson) Voir infra, p.94.

75 L’inauthenticité de la Lettre II n’est responsable qu’en partie de la faiblesse de

l’argument, et pour aller dans le même sens, contrairement à ce que prétend Szlezák (1998, p.80), le fait d’admettre la Lettre VII comme authentique n’implique pas l’adhésion au courant d’interprétation ésotériste. Brisson (2000, p.77-82) en fait d’ailleurs la démonstration en opposant à Szlezák une hypothèse assez convaincante suivant laquelle il n’est pas nécessaire de considérer que lorsque Platon écrit « là-dessus (περὶ αὐτῶν), en tout cas, de moi au moins, il n’y a aucun ouvrage écrit, et il n’y en aura même jamais » (341c, trad. Brisson), le pronom (περὶ αὐτῶν) renvoie nécessairement à un contenu doctrinal, alors qu’il pourrait tout aussi bien faire référence à une démonstration ou à une expérience, dans la mesure où Platon ne souffle mot du contenu de son entretien avec Denys. Il n’est donc pas nécessairement question là d’un « contenu théorique précis que l’on pouvait résumer », comme l’interprète Migliori (1998, p.93), même si le texte laisse à penser que son auteur y énonce des réserves vis-à-vis de l’écriture au moins en ce qui concerne la mise à l’écrit de certaines choses — dont on ignore par ailleurs la nature.

servi à lui porter secours77, mais en aurait constitué la part la plus précieuse, la plus essentielle78, tout en entretenant avec lui une « relation d’implication et d’explication79 », la forme même du dialogue, si son choix pouvait être dicté par des impératifs plus philosophiques qu’esthétiques80, ne suffisant pas à faire en sorte que l’écriture atteigne l’autarcie81. C’est plutôt, à l’inverse, l’écrit qui aurait été accessoire à l’enseignement oral : le véritable philosophe serait alors, conformément à la critique énoncée dans le Phèdre, celui qui connaît suffisamment bien les limites de l’écriture pour ne pas lui confier les connaissances les plus précieuses, mais qui s’en sert comme une sorte de jeu82. Le secours que le maître apporte à l’élève, que l’écrivain apporte à ses écrits par le biais d’un enseignement oral, ne constituerait alors rien de moins que « le schéma de la dramaturgie qui sous-tend tous les dialogues83 ».

Il n’est pas juste, à notre sens, de dénier aux dialogues toute valeur philosophique propre — c’est-à-dire indépendante du contenu des doctrines non écrites — sur la base du Phèdre et de la Lettre VII. Une position aussi radicale pose problème dès lors que l’on constate que la méfiance à l’endroit de l’écriture s’est maintenue au cours de l’Antiquité. Si ceux qui se sont chargés de cette mise à l’écrit étaient des disciples de Platon, les témoignages provenant de philosophes aussi réfractaires à l’écriture que leur prédécesseur ne peuvent qu’être suspects, car il est douteux qu’ils aient souhaité confier à l’écrit ce que Platon réservait à l’enseignement oral84. Quant aux témoignages d’Aristote et des Péripatéticiens, dont la position à l’égard de l’écriture est différente, on peut se demander s’ils

77 Phèdre, 298c. 78 Krämer 1998, p.32. 79 Krämer 1998, p.45. 80 Richard 1998, p.21. 81 Szlezák 1998, p.72. 82 Migliori 1998, p.96. 83 Migliori 1998, p.107. 84 Richard 1998, p.29.

rendent compte avec justesse de doctrines qui ne sont pas celles de leurs auteurs, surtout que « les Platoniciens » ne forment pas chez Aristote un groupe homogène, partageant en tout les mêmes doctrines, et Platon n’est pas présenté comme défendant toujours exactement le même point de vue85. Or, c’est sur de tels témoignages que repose tout l’édifice de l’interprétation ésotériste !

Le courant « ésotériste » s’opposait en principe à l’interprétation traditionnelle des dialogues de Platon, soit sur une herméneutique qui reposerait exclusivement sur les œuvres elles-mêmes86. Cependant, comme le souligne à juste titre Brisson, il est inexact de dire que l’interprétation traditionnelle ignorait ces témoignages indirects87 ; refuser de les utiliser pour interpréter les dialogues ne revient pas à nier leur intérêt dans l’histoire du platonisme et de la philosophie antique, ni à minimiser l’impact de la critique platonicienne de l’écriture sur notre interprétation de ses propres écrits88, mais à questionner la pertinence d’une opposition radicale entre « interprétation ésotériste » et interprétation traditionnelle, à questionner le rattachement de ces témoignages indirects à Platon lui-même — plutôt qu’à l’Académie et à une tradition scolastique subséquente —, à remettre en cause le caractère proprement philosophique des dialogues platoniciens, et enfin à refuser d’expliquer des variations dans le discours de Platon d’un dialogue à l’autre et sur des sujets fondamentaux par une évolution de sa pensée89. La polarité entre l’oralité et l’écriture chez Platon ne se réduit donc pas à un enseignement oral de doctrines fondamentales et à une écriture

85 Steinthal 1998, p.61-62. Les « ésotéristes » sont d’ailleurs conscients que le témoignage

d’Aristote sur Platon n’est pas impartial et accusent ceux qui leur font reproche de l’ignorer de désinformation sur la tradition indirecte (Szlezák 1998, p.83).

86 Brisson 1998, p.2-4.

87 Szlezák (1998, p.78-79), va jusqu’à parler de « négliger » et « dénigrer la tradition

indirecte », voire qualifie cette tendance d’ « escamotage ». Certains témoignages indirects invoqués par les ésotéristes sont en effet discutables, comme le montre notamment Vlastos (1981 [1973], p.384 sq.).

88 Krämer 1998, p.32.

89 Brisson 1998, p.8-9. Certains « ésotéristes » semblent plus difficilement se prêter à cette

dernière critique et la préviennent, comme Movia (1998, p.118) ; d’autres remettent plutôt en question une interprétation chronologique des écrits (Reale 1998, p.145).

accessoire90. Même l’interprétation du Phèdre est sujette à caution ; si Platon y critique l’écriture, dont la portée est limitée, l’interprétation de Vlastos suivant laquelle on ne va « au secours » de quelque chose que lorsque l’on souhaite le défendre, et que par conséquent les écrits contiennent au moins une part de vérité91, ne nous semble pas si éloignée de la vérité : si en effet il n’y avait eu aucun aspect positif à l’écriture, il est difficile de comprendre pourquoi Platon en aurait fait usage, et notre étude des pratiques de l’oralité et de l’écriture chez les philosophes grecs de l’Antiquité montre bien que si, du point de vue de Platon et des Anciens de manière plus générale, l’écriture comporte des défauts qui lui sont inhérents, il y a moyen de tenir compte de ses limites pour en faire une utilisation intelligente et légitime.

Pour toutes ces raisons, nous partageons les critiques de Brisson et en ce sens, nous nous refusons à une herméneutique des dialogues basée sur des témoignages a posteriori. Quel était le contenu de l’enseignement oral de Platon, et comment la reconstitution de ce contenu doit influencer notre compréhension des dialogues, voilà qui nous intéresse somme toute assez peu, et nous tâcherons autant que possible de nous tenir loin d’un débat qui, nous ne sommes pas seule à le dire, se campe sur des attitudes « ouvertement émotionnelles92 » et irréconciliables93, parce que les prémisses sur lesquelles ils se basent ne donnent pas prise à la discussion94. Pour nous, l’intérêt de ces témoignages sur l’enseignement de Platon, et les critiques platoniciennes de l’écriture exprimées dans le Phèdre et dans la Lettre VII, permettent de mieux connaître les modes de transmission du discours philosophique — et non son contenu95. Dans cette

90 Brisson 2000, p.50.

91 Vlastos (1981 [1973], p.395.

92 Szlezák 1998, p.71, attribue toutefois cette attitude partiale seulement aux « anti-

ésotéristes ».

93 Szlezák 1998, p.73. 94 Brisson 2000, p.51.

95 Steinthal (1998) tente ainsi d’examiner la forme qu’aurait pu prendre l’enseignement

perspective pourtant, pour reprendre l’expression de Reale, le Phèdre a véritablement une valeur programmatique, mais pas pour les mêmes raisons : c’est parce que la critique de l’écriture qui s’y trouve rend compte d’un malaise vis-à- vis des technologies écrites dont nous constaterons, au terme de notre recherche, qu’elle a perduré bien au-delà de son auteur.