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Une vision et des connaissances restreintes

Chapitre 1 Le personnage

1.2. Vision du monde du personnage

1.2.2. Une vision et des connaissances restreintes

Cette focalisation dont nous venons de parler restreint d’autant plus la part du monde auquel les lecteurs ont accès qu’elle s’accompagne d’une réduction de la vision et des connaissances du personnage lui-même. Comme le précise Laurent Bazin, les dystopies pour adolescents présentent souvent

un personnage principal volontairement privé de lucidité, voire parfois de clairvoyance, au point de restreindre considérablement le champ de vision d’un lecteur contraint à ne découvrir du réel que la conscience qu’en a le pseudo-héros. […] Le filtre du regard adolescent permet à cet égard de renforcer la sensation d’incompréhension, d’ignorance voire d’impuissance ressentie par des personnages rarement capables de jeter un regard immédiatement critique sur l’univers où ils se meuvent74.

En plus d’être liée à leur jeune âge, cette impossibilité de jeter un regard immédiatement critique peut venir du fait que ces adolescents évoluent la plupart du temps dans une sphère plus privée, comme l’école ou la famille. Leur vision et leur connaissance de leur société est ainsi réduite, puisque se résumant parfois, ou du moins longtemps, à cette seule sphère d’activité. Méto, par exemple, ne connait rien de sa société à part la Maison dans laquelle il vit avec d’autres enfants, puis un peu plus tard l’île sur laquelle la bâtisse est située. Le reste de son monde ne lui est révélé qu’au début du troisième tome, alors qu’il est promu par les César pour effectuer des missions sur le continent. Par contre, ce n’est qu’à la fin du roman que sont dévoilées les réponses aux principales questions de Méto et du lecteur, à savoir la raison de l’existence de la Maison et des étranges règles que les enfants qui y vivent doivent suivre. C’est dans un échange épistolaire entre son grand- père et le créateur des Maisons qu’il trouve lors de son passage sur le continent que le protagoniste apprend enfin que ce dernier les a construites dans le but de créer un environnement où ses enfants, atteints d’un handicap les empêchant de grandir, ne se sentiraient pas différents des autres :

Cher Marc-Aurèle, Depuis quelques années, je me suis rendu à l’évidence : je ne pourrai pas changer mes enfants. Ils resteront tels que la Nature dans son infinie injustice les a créés. J’ai décidé de prendre le problème à l’envers. Plutôt que d’essayer de gommer leurs différences, j’ai choisi d’adapter leur entourage à leur handicap. Nous ne sortons plus de peur de croiser le regard blessant des gens normaux, mais je paye des enfants pour qu’ils viennent jouer avec Romulus et Rémus. Je remplace mes « petits visiteurs » quand ils deviennent trop grands. […] Je suis maintenant convaincu que cette situation ne pourra être que provisoire. Aussi, je réfléchis actuellement au

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profit que je pourrais tirer de ces nouvelles lois qui limitent la présence des enfants dans les Zones blanches75.

Le manque de connaissance de la situation qu’a le lecteur en découvrant le monde par les yeux de Méto est ainsi frappant, puisque rien ne pouvait lui permettre de deviner cette vérité jusqu’à ce qu’elle soit dévoilée par l’auteur, d’autant plus que la véritable motivation derrière les Maisons et leurs règles est avant tout personnelle et vient d’un personnage dont nous ne connaissons presque rien.

Max lui aussi ne perçoit les règles qui régissent sa société qu’à travers les injustices auxquelles il doit faire face à l’école et l’impossibilité qu’a sa mère Magda de lui témoigner une marque quelconque d’amour :

Elle [Magda] s’approcha de lui. Max retenait son souffle, tandis que la main de sa mère approchait de son visage. Il avait cru qu’elle allait lui caresser la joue. Sa gorge s’était serrée. Toute marque de tendresse était strictement interdite. D’ailleurs, réalisant sans doute soudain l’incongruité de son geste, elle avait baissé brutalement la main qu’elle avait alors posée sur la chemise de son fils76.

C’est donc principalement en milieu familial que Max, et du même coup le lecteur, prend connaissance de l’interdiction d’aimer – mais aussi d’être curieux ou altruiste – qu’impose sa société. Le protagoniste finira par en apprendre plus sur ces règlements et sur leur motivation en côtoyant son voisin Félix, ce qui peut aussi être lié à la sphère plus privée du personnage.

La plupart des autres protagonistes de notre corpus ne perçoivent eux aussi les inégalités liées à leur société qu’à l’intérieur de leur sphère immédiate, comme Maxime, qui change son opinion sur l’Ensemble en côtoyant ses amis à l’école ou encore Emma, qui vit ces injustices avant tout dans sa vie familiale et amoureuse. Cette dernière, en plus d’avoir déjà pris connaissance de la division sociale dans la République, apprend à mieux en cerner le fonctionnement d’abord à travers la menace qui plane sur son petit frère autiste, puis lorsque la perte de mémoire de son premier amoureux la fait réfléchir sur les secrets des dirigeants. Ultérieurement, elle en apprendra aussi davantage sur ce qui est caché aux gens vivant de son côté du mur en parcourant des livres qu’elle trouve dans l’appartement

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Yves Grevet, Méto 3 : Le monde, op. cit., p. 286-287.

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de son second amoureux :

J’ouvre le livre en plein centre et tombe immédiatement sur une vérité toute crue que je n’étais pas prête à avaler. […] Ma République est loin d’être à l’endroit où on m’a appris qu’elle l’était. Nous ne sommes pas au centre de ce continent que je viens de découvrir. Nous ne sommes pas sur l’ancien territoire de l’Allemagne, de l’Autriche ni même de la République tchèque. Nous en sommes même très loin. Beaucoup trop loin de cet épicentre qu’on voulait nous faire croire à tous. Trop loin de cet endroit qu’on m’a montré sur un morceau de carte durant la majeure partie de ma scolarité. Entre parenthèses sont écrits les noms des anciens territoires. Nous sommes en Russie, à l’est de l’Ukraine, et les noms ont été biffés dans l’édition que j’ai entre les mains. […] Je tourne une autre page. Cette fois, c’est un autre continent qui porte le nom AMÉRIQUE. Or, l’adjectif réformé ne le suit pas. Ce sont plutôt les mots suivants qui l’accompagnent : classé territoire radioactif, zone inhabitable77

.

Bien sûr les informations qu’Emma recueille lors de sa découverte d’un Atlas dans la bibliothèque de Nayden ne correspondent qu’à une partie de ce qui est caché à la population, le reste n’étant dévoilé au personnage et au lecteur qu’à la fin du second tome et dans le troisième. Le cas d’Emma montre bien le caractère graduel de cette découverte de la société qui suit presque uniquement le regard du personnage, ce qui est d’autant plus marqué que la protagoniste parle à la première personne, tout comme le faisait d’ailleurs Méto dans la série d’Yves Grevet.

Le destin de Linus Hoppe est lui aussi un bon exemple de cette découverte par à-

coups de la société faite par le personnage, malgré la narration omniscience utilisée par Anne-Laure Bondoux. Linus, qui évolue dans une sphère plutôt privée au début du roman, découvre peu à peu, avec le lecteur, les nombreuses facettes cachées de son univers. Néanmoins, contrairement à Emma, le jeune garçon ne fait pas ces découvertes en demeurant dans un environnement quotidien ou en retrait du monde, comme peut l’être l’appartement de Nayden, par exemple. L’accroissement de ses connaissances au sujet de sa société se fait effectivement en même temps qu’il en découvre les divers lieux physiques, ce qui en fait un personnage plus aventureux et dont la vision est un peu moins restreinte, malgré que le manque de lucidité du regard adolescent le touche également.

La vision restreinte du personnage nous semble liée à une volonté de favoriser le processus d’identification et de rejoindre le lecteur en faisant évoluer le héros dans des

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lieux qui ressemblent à ceux que les adolescents réels fréquentent et qui tiennent davantage de la sphère privée. Si le processus d’identification, qui rapproche le lecteur au personnage, pouvait nous paraître non pas édulcorer la dystopie, mais la faire sentir plus intensément au jeune lecteur, nous voyons grâce à cette vision restreinte que ce n’est pas le cas. En effet, l’adolescent qui parcourt le livre n’a accès, tout comme le protagoniste, qu’à une sphère très restreinte de la société du texte, ce qui l’empêche d’autant plus de ressentir de façon marquée le côté néfaste de cette dernière.

Les personnages des dystopies pour adultes, de leur côté, ont une vision ou une compréhension de leur société qui peut être plus développée. Ils sont déjà intégrés au milieu du travail, un milieu, comme nous l’avons évoqué, qui a plus de chances de les mettre en contact avec les mécanismes qui sont derrière le dysfonctionnement de leur société, puisqu’il est avant tout lié à la sphère publique. Winston, par exemple, travaille pour le Ministère de la Vérité, qui doit modifier des articles ou des rubriques historiques, ce qui est à la base de la désinformation que critique Orwell dans son roman. Nous pouvons constater la même chose de D-503, qui est le constructeur principal de l’Intégrale, un appareil spatial qui permettra peut-être à des peuples d’autres planètes de recréer la société de Nous autres. Ces personnages des romans classiques ont donc accès dans leur vie quotidienne à des éléments-clés des problèmes de leur société, ce qui est aussi le cas de certains des personnages des romans dystopiques plus contemporains. En effet, dans le roman de Michèle Laframboise, Ithuriel, le personnage de Stephan Brunswick en vient à travailler comme concierge dans l’Institut de recherche qui est au cœur de la critique de l’auteure, ce qui permet au lecteur d’avoir accès à ce lieu à travers la vision du personnage. De plus, c’est en exerçant son travail de journaliste que Puig Pujols, un des personnages de

Globalia, découvre que le dernier attentat commis dans la ville de Seatle a

vraisemblablement été organisé par la Protection sociale, ce qui rejoint également une des bases de la dystopie de Jean-Christophe Rufin, soit le climat de peur mis en place par l’État lui-même.

Plusieurs personnages adultes de notre corpus semblent également être plus lucides que les personnages adolescents quant aux dysfonctionnements de leur société. Dans la

série Élise, par exemple, les différents narrateurs des huit tomes, dont la protagoniste Élise, ne se privent pas de critiquer, chacun à sa façon, le monde dans lequel ils vivent, en pointant de façon nette chacun de ses maux et les mécanismes qui en sont à la base, de sorte que rien n’est caché au lecteur. Ils n’entretiennent pas non plus d’illusions quant à ces problèmes sociaux :

Première cible, la Lyonnaise et ses satellites, pivot du système lunaire. […] Et ensuite ? Destruction totale des fondements du néolibéralisme, j’imagine. De ses centres de décision. De ses cerveaux. Liquidation de suprêmes inconnus qui dirigent ce monde factice depuis leurs bunkers enterrés dans les caves de paradis fiscaux évanescents… […] Beau programme. Sauf que l’unité centrale – celle de l’ordinateur comme celle de l’empire de la finance qui s’est construit sur le même modèle – n’a plus rien de central, ni d’unitaire78

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On retrouve une semblable lucidité, quoiqu’évoquée de manière moins directe, chez Baïkal, un des personnages principaux de Globalia, lequel tente dès le début du livre de fuir la société globalienne et qui ne croit pas en l’existence des terroristes que les dirigeants accusent des attentats qui sont perpétués par l’État lui-même. Cependant, tous les personnages de notre corpus pour adultes ne sont pas aussi lucides quant au monde qui les entoure. Lila K, par exemple, semble être moins alerte et même moins intéressée par les problèmes sociaux de son monde. Le lecteur la voit d’ailleurs grandir au long du roman, particularité qui ne se retrouve pas dans les autres dystopies pour adultes de notre corpus, et c’est peut-être sa jeunesse qui en fait, un peu comme Cassandre, une des protagonistes d’Ithuriel, une héroïne qui peut se rapprocher des personnages adolescents.