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Chapitre 2 La société

2.3. L'Ailleurs

2.3.2. L'Ailleurs et le roman d'aventures

Pour clore cette section, nous établirons un bref rapprochement entre l’Ailleurs des romans pour adolescents et le désir d’évasion des romans d’aventures. Ces derniers offrent en effet « un cadre propice au dépaysement et apte à abriter les aventures les plus extraordinaires134 », ce qui explique leur fréquence au sein de la littérature pour la jeunesse, mais également leur intrusion dans d’autres genres littéraires destinés à de jeunes lecteurs. Danielle Thaler et Alain Jean-Bart parlent d’ailleurs, dans Les Enjeux du roman pour

adolescents, du mélange et même de la confusion qui surviennent parfois entre le roman

d’aventures et le roman historique, ce que nous pouvons également constater dans le cas des dystopies, quoiqu’avec moins de possibilité de confusion entre les genres. Effectivement, les Ailleurs des récits dystopiques permettent au personnage de s’évader de son monde pour en atteindre un autre qu’il ne connaît pas et qui lui permettra de vivre des aventures impensables dans son cadre d’origine. C’est entre autres le cas du Destin de

Linus Hoppe et de la série Méto, où la Sphère 2 et l’extérieur de la Maison – puis de l’Île –

amènent les personnages à découvrir tout un monde qu’ils ignoraient, dans lequel ils vivront la plus grande partie des péripéties liées à leur révolution contre leur société. C’est lorsqu’il passe en Sphère 2 que Linus, par exemple, se fait recruter par l’Organisation de Monsieur Zanz, laquelle lui fera vivre diverses péripéties qui le mèneront jusqu’au repère d’Olf Bradman. La Réforme d’Insoumise peut elle aussi compter parmi les Ailleurs permettant un mélange entre roman d’aventure et dystopie, même si la série de Mathilde Saint-Jean mise davantage sur le romantisme que sur l’action. Nous y reviendrons dans le troisième chapitre, de même que sur Au cœur de l’ennemi, qui mise quand à lui sur le roman d’espionnage. Dans ce dernier roman, tout comme dans Feu, l’aventure demeure au

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rendez-vous, malgré qu’elle ne s’appuie pas sur l’Ailleurs, mais se déploie au long du récit. Dans tous les cas, la découverte et l’évasion sont présentes, dans un monde bel et bien dystopique, ce qui contribue au mélange entre les deux genres.

Cette présence du roman d’aventure dans notre corpus pour la jeunesse semble jouer un rôle dans l’édulcoration des dystopies pour adolescents, d’abord parce qu’elle donne aux lecteurs une sensation de familiarité avec les romans d’aventures qu’ils ont peut-être déjà lus, ainsi qu’avec la littérature pour la jeunesse en général, où ce type de roman se mélange aux autres genres, comme nous le montre bien le cas du roman historique que nous venons d’évoquer. Cette édulcoration nous semble également venir du fait que les jeunes lecteurs sont amenés à s’évader en même temps que les personnages dans l’aventure et évitent ainsi de faire face de manière trop abrupte aux critiques sociales présentes au sein du récit. Bien que plusieurs des romans de notre corpus pour adultes, notamment 1984, Le meilleur des

mondes, Nous autres et La ballade de Lila K, adoptent une intrigue beaucoup plus posée et

sérieuse, d’autres sont plus marqués par l’action, qui vient un peu atténuer la primauté de la réflexion critique135. Ils se rapprochent ainsi des dystopies pour adolescents et montrent que notre hypothèse doit sans doute être nuancée. Cependant, il nous faudrait analyser davantage les caractéristiques du roman d’aventures pour savoir si l’action des romans pour adultes correspond bien à un mélange de ce type de roman avec le genre dystopique et si une différence encore plus importante peut être établie entre notre corpus pour adultes et celui pour adolescents. Nous n’aurons pas l’occasion de pousser ainsi notre étude dans le cadre de ce mémoire, mais il serait intéressant de le faire dans le cadre d’une recherche sur le roman d’aventures ou sur le mélange entre genres littéraires.

Dans ce deuxième chapitre, nous avons étudié plusieurs aspects de la société des romans dystopiques, soit les thèmes qu’on y retrouve, la politique qui en est à la base et les Ailleurs qu’ils présentent, afin de comparer notre corpus de dystopies pour adolescents à celui pour adultes. Les différences que nous avons décelées à la suite de cette comparaison

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Cette réflexion critique est, selon certains auteurs, une des bases de la dystopie et son absence pourrait dénaturer quelque peu cette dernière. Nous y reviendrons dans le troisième chapitre.

nous ont permis de constater que chacun des éléments étudiés joue un rôle plus ou moins grand dans une présentation édulcorée des dystopies pour la jeunesse.

Effectivement, les thèmes abordés dans les romans pour adolescents, du fait qu’ils sont moins variés, rendent les récits plus familiers aux jeunes lecteurs, qui savent à peu près à quoi s’attendre en ouvrant un nouveau roman dystopique et sont donc moins déstabilisés par les enjeux qui y sont présentés, d’autant plus qu’ils en entendent parler dans leur quotidien. De plus, l’insistance sur les effets aux dépens de causes plus profondes et l’absence de critique de certaines bases de la société de l’auteur rendent elles aussi le récit édulcoré par rapport aux romans pour adultes, puisqu’elles mettent de côté certains thèmes trop lourds ou trop complexes pour de jeunes lecteurs, notamment l’économie et la politique, et évitent les critiques plus radicales pouvant laisser ces derniers sans repère.

La politique mise en scène dans les récits joue également un rôle dans une présentation atténuée des romans pour la jeunesse. En effet, la présence, d’abord, d’un dictateur ou d’un groupe dirigeant et responsable de l’état actuel de la société rend la tâche plus facile au jeune personnage qui doit mettre fin au régime politique qui domine son univers, et enlève, de ce fait, un poids sur les épaules du lecteur. Cet allègement tient également au fait que le régime politique, pour diverses raisons évoquées plus tôt, est plus facile à défaire dans les dystopies pour adolescents que dans celles pour adultes, même si cette facilité peut s’accompagner d’un manque de réalisme par rapport à ce qui arriverait dans la réalité, surtout lorsque l’auteur s’en mêle tel un deus ex machina. Cela peut également entraîner l’atténuation de la critique faite dans ces romans, la caricaturant même parfois à coup de concepts manichéens.

Finalement, l’Ailleurs, dans les dystopies permet lui aussi d’édulcorer les romans pour adolescents par rapport à ceux pour adultes, en étant davantage un lieu de liberté dans les premiers que dans les seconds et en permettant souvent un mélange entre romans dystopiques et romans d’aventures, ce qui renforce d’autant plus l’effet de familiarité pour les jeunes lecteurs plus habitués à ce dernier type de romans – ou à la présence de celui-ci dans d’autres genres littéraires – qu’aux dystopies.