• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 La société

2.1. Les thèmes abordés

2.1.1. Des thèmes récurrents

Si les thèmes critiqués dans les dystopies, comme nous venons de le mentionner, proviennent souvent de la société contemporaine de l’auteur, il n’est pas étonnant qu’ils soient récurrents. Mais cette récurrence tient aussi au choix, conscient ou non, des auteurs, qui discutent et critiquent dans leurs œuvres certaines thématiques plus que d’autres. Celles-ci se répartissent en quatre grandes catégories, qui semblent correspondre à des enjeux dont les jeunes entendent souvent parler, entre autres à l’école : la pauvreté, l’environnement, la guerre et l’inaccessibilité du savoir ou de la vérité. À ces quatre catégories de thématiques s’ajoutent bien sûr des enjeux secondaires dont nous traiterons brièvement dans la suite de cette section, puisqu’ils ne font que donner à chaque œuvre sa particularité, sans pourtant changer la base de ce qui y est critiqué. La récurrence de ces thématiques crée un effet de familiarité pour les jeunes lecteurs de dystopies, qui savent à quoi s’attendre lorsqu’ils ouvrent un roman de ce genre. De plus, cet effet rassurant est davantage marqué par le fait qu’ils entendent souvent parler de ces thèmes au quotidien. À noter que nous ne traiterons pas ici de la critique de la dictature ou du conformisme, qui est bien sûr présente dans toutes les œuvres, mais qui est à la base même de la dystopie, qu’elle

97

« [T]hey [children’s authors] are writing to prompt child readers to take responsibility and exercise their power to change the world, before it is too late. » Kay Sambell, loc. cit., p. 164.

soit destinée aux adolescents ou aux adultes. Elle apparaîtra de toute façon dans la critique des catégories que nous venons de mentionner.

Le thème de la pauvreté, d’abord, se manifeste à la fois à travers la critique de la division des classes et celle de la répartition inégale des richesses et des droits. Ce thème est au centre de trois des six œuvres ou séries de notre corpus, en plus d’être évoqué dans une quatrième. Le contact avec la pauvreté semble d’ailleurs être un élément déclencheur important de l’inconfort ou du désir de rébellion des personnages des œuvres où ce thème est exploité. C’est le cas de Linus lorsqu’il découvre la vie dans la sphère 2 et donc la division des classes favorisant les habitants de la sphère 1, la plus aisée et la seule se trouvant en zone protégée.

La série Insoumise et le roman Feu traitent eux aussi de pauvreté et de division des classes, mais de manière plus directe, présentant des personnages qui évoluent dans la sphère défavorisée de la société. Emma est en effet issue d’une famille vivant en Basse République, où les gens ont difficilement les moyens de se nourrir sans avoir recours à un travail illégal et ont à peine accès à une éducation qui est de toute façon mensongère. Le quotidien d’Emma en Basse République, ainsi que son travail qui la met en contact avec la vie en Haute République, sont d’ailleurs une cause importante de l’attention que la jeune fille porte aux inégalités et par conséquent de sa révolte, à la fois intérieure et extérieure, contre l’autorité :

Ici, il y a des lumières qui scintillent comme des étoiles, les gratte-ciel que j’arrive à voir normalement de la fenêtre de ma chambre sont à présent au bout de mes doigts. […] Ici, les adolescents peuvent rire, bouger, danser, s’aimer sans craindre de se faire sermonner par les autorités. Ici, ils peuvent vivre. Vivre. Un mot qui échappe à notre compréhension et qui possède autant d’impact que les sept lettres qui forment le mot

révolte. […] Je vole, je flotte, je file. Or, en bien peu de temps je me surprends à jeter

un regard par-dessus mon épaule, vers tout ce que je laisse derrière. Ce sont mes remords qui tapotent le côté de ma tête ; je ne devrais pas m’abandonner si facilement alors que chez moi, on crève de vivre98.

Le cas d’Insoumise ressemble ainsi beaucoup à celui du Destin de Linus Hoppe, même si leurs deux protagonistes proviennent de classes sociales différentes, ce qui montre d’autant plus la récurrence du thème et de la façon dont il est exploité. Le roman Feu suit

98

également ce modèle, même si le personnage d’Ian n’a, à aucun moment du livre, affaire à la classe sociale élevée, puisque c’est encore une fois le fait de vivre dans la pauvreté qui amènera le jeune homme à s’insurger, dans son for intérieur, contre la façon dont le Sénateur de sa Cité enferme les plus démunis dans une sorte de ghetto et procède progressivement à leur extermination.

Dans ces trois œuvres, le thème de la pauvreté est la source de l’insurrection des protagonistes en plus de faire l’objet des principales critiques faites par l’auteur. La pauvreté, plus spécialement les inégalités entre les riches et les pauvres, est également évoquée au passage dans Au cœur de l’ennemi, lors d’une discussion entre Maxime, appelé ici par son prénom d’emprunt, et le père de Solie :

Solie sautille en battant des mains. « Tu as fait un pot-au-feu ! » Son père ne rate pas ma stupéfaction. « J’ai des copains bien placés », explique-t-il avec un clin d‘œil. « Mais c’est… c’est… » Il me dévisage, moqueur, hoche la tête pour m’inciter à lui servir la morale de l’Ensemble : « Il n’y a pas assez de viande pour tout le monde. Dans un souci d’égalité… » « Dans un souci d’égalité, me coupe-t-il, la consommation de viande sera limitée aux dirigeants et à leurs amis. » « Euh… ce n’est pas ce que j’allais dire. » « Je sais. Mais moi, je dis ce qui est. Je ne radote pas de la propagande et, dans un souci d’égalité, je ne me prive pas de viande. » « Vous êtes un dirigeant ? » « Non, mais j’ai des amis qui les servent. C’est ça, la vraie vie, Samuel ! s’exclame-t-il en riant. Depuis toujours. Pas des salades de l’Ensemble, dans tous les sens du terme ! » Il a raison. Papa aussi a des amis. De vrais dirigeants ceux-là. Et nous mangeons souvent de la viande99.

La thématique de l’environnement est elle aussi très présente, particulièrement dans les séries Insoumise et Méto, se déroulant toutes deux dans des mondes post-apocalyptiques où une partie de la planète est désormais inhabitable :

Les contours des pays ont disparu pour laisser place à des « Zones » aux formes de disques ou de gouttes. Des numéros ont remplacé les noms. Le noir est très majoritaire. Je lis la légende : Zones saines (blanc), Zones suspectes (gris), Zones interdites (noir). Le Monde ne serait plus composé que d’une trentaine de petits territoires « sains » disséminés sur la surface du globe100.

Dans Insoumise, c’est l’ensemble de l’Amérique qui est classé territoire radioactif et vraisemblablement laissé pour compte. C’est là l’occasion de conscientiser les jeunes lecteurs à la préservation de l’environnement et, indirectement, à la paix dans le monde.

99

Danielle Simard, op. cit., p. 110.

100

Nous y reviendrons.

Le monde dans lequel se déroule Au cœur de l’ennemi a lui aussi connu de nombreux problèmes environnementaux :

Premier été des Indien depuis 2020, selon l’informateur public ! Je calcule : le grand réchauffement, puis le grand refroidissement de la planète nous en avaient donc privés depuis cent soixante ans. Si seulement ça pouvait durer. Papa se prend même à souhaiter un autre petit réchauffement. « La terre entière en chaloupes, comme en 2043 ? » « J’ai dit “ petit ”. Il doit bien y avoir un juste milieu, non101 ? »

Le thème de l’environnement débouche ici sur des questions plus directement politiques, puisque les règles que la société de Maxime a adoptées pour sauver la planète l’ont transformée en société autoritaire : « Bienvenue dans le vrai monde l’acrobate ! Un monde où […] on échappe pas le plus petit déchet sans perdre un point pour avoir sali notre chère “ mère la Terre ”102

! » Enfin, la mention, dans Le destin de Linus Hoppe, d’une zone industrielle enterrée, ainsi que l’étonnement de Linus de voir des voitures à essence circuler en zone non protégée évoquent une critique environnementale de la part d’Anne-Laure Bondoux, mêlée à sa critique de la pauvreté puisque les citoyens les plus démunis sont laissés pour compte dans les démarches de protection de l’environnement.

Un troisième thème, celui de la guerre, est avant tout présent dans Feu, puisque ce roman expose une allégorie future des ghettos juifs de la Seconde Guerre mondiale, selon une note de l’auteur à la fin du livre et sur laquelle nous reviendrons dans le troisième chapitre. Cette thématique est également mise de l’avant lors de l’attaque de la partie pauvre de la société menée par le Sénateur, suivie d’une riposte conduite par l’Homme-Rat, un gourou vivant parmi les démunis et prédisant la fin du monde : « Les blessés s’accumulent, estropiés par des bombes, brûlés par les flammes. Depuis plusieurs jours déjà, l’Homme-Rat et le Sénateur se donnent la réplique à coups d’attentats et de bombes103. » La critique de Sénéchal est d’autant plus frappante qu’elle touche une des faces plus cachées de la guerre, soit le fait que les civils en sont eux aussi les victimes innocentes. Dans Méto et Insoumise, le thème de la guerre se joint à celui de

101

Danielle Simard, op. cit., p. 8-9.

102

Ibid., p. 88.

103

l’environnement, puisque chacun de ces mondes post-apocalyptiques découle d’une Troisième Guerre mondiale.

Enfin, un quatrième thème est celui de l’inaccessibilité du savoir ou de la vérité, thème qui semble d’ailleurs être exploité dans la dystopie en général. En nous concentrant seulement sur notre corpus pour adolescents, nous le retrouvons dans la grande majorité des œuvres, à commencer par La bonne couleur où il joue un rôle central :

[…] Max n’avait plus qu’une idée en tête, précisément : trouver la vérité. La chose n’était pas aisée. Les autorités avaient réussi à gommer, effacer tout ce qui faisait allusion à une autre histoire que celle qu’elles avaient construite de toute pièces. Les documents, les livres, les journaux du siècle dernier, tout avait disparu ou était si bien caché qu’il était extrêmement difficile de se les procurer104

.

L’inaccessibilité du savoir est également présente dans les séries Méto et Insoumise, même si elle est limitée aux sphères dans lesquelles évoluent les protagonistes, soit la Maison et la Basse République. Dans la trilogie d’Yves Grevet, les enfants qui vivent dans la bâtisse ne savent effectivement rien du monde extérieur, ne connaissent pas non plus certaines notions essentielles comme l’existence des femmes et ne sont même pas au courant de la raison pour laquelle ils se trouvent sur l’Île. L’héroïne de Mathilde Saint-Jean, quant à elle, à l’instar des autres habitants de la Basse République, ne connaît pas le véritable emplacement géographique de sa cité ni la raison qui a mené à sa division en deux parties. D’autres savoirs sont également cachés à l’ensemble de la population, notamment l’existence des puces électroniques, que seuls connaissent les hauts dirigeants. Dans Méto, les enfants du continent se voient interdire de regarder la télévision lorsque sont diffusées des nouvelles importantes. C’est effectivement ce que le lecteur apprend lorsque Méto parcourt le journal d’Ève, une jeune fille du continent qui s’est retrouvée sur l’Île après être partie à la recherche de son frère :

Hier, je leur ai dit [à ses parents] que j’avais réussi à suivre intégralement le journal télévisé depuis la salle de bains et qu’ils n’avaient rien remarqué. Ils ont fait semblant de s’en moquer et se sont contentés de nous rappeler que cette mesure visait uniquement à protéger les enfants des images violentes, angoissantes et démoralisantes. Comme à chaque fois, j’avais l’impression qu’ils récitaient une leçon. Mais, ce matin, j’ai aperçu ma mère en train de tester s’il était possible d’entendre quelque chose du bout du couloir. Et, ce soir, ils avaient considérablement baissé le son105.

104

Yaël Hassan, op. cit., p. 49.

105

Ce thème de l’inaccessibilité du savoir ou de la vérité est également évoqué dans les trois autres œuvres de notre corpus, ce qui montre bien son lien profond avec la dystopie. Dans le roman d’Anne-Laure Bondoux, par exemple, personne ne connaît l’institution qui dirige l’Examen du Grand Ordonnateur, ni même ce qu’est en vérité cet examen, puisque les jeunes doivent prendre, après l’avoir passé, des comprimés leur faisant oublier la véritable nature de ce test :

Il [Linus] songe aux futurs candidats, ceux de l’année prochaine, qui viendront à leur tour se faire si violemment calculer par le Grand Ordonnateur. Il pense aussi à toutes ces années passées au collège, durant lesquelles jamais personne ne dit jamais rien à propos de l’Examen. […] « Les pauvres ! dit-il à mi-voix. Ils vont en baver, comme nous. » […] Octavio hausse les épaules. « Ce n’est quand même pas si terrible ! » « Ce n’est pas l’impression que tu donnais quand tu en es sorti ! » rétorque Linus, surpris. « Je me sentais parfaitement bien », assure Octavio. Linus fronce les sourcils et se tait. Octavio n’a pas l’air de fanfaronner. Il semble sincère. Aurait-il déjà oublié la douleur, la peur, l’épuisement, ce sentiment d’être mis à nu par une machine redoutable, et d’être privé de tout, jusqu’à en chialer ? Dans sa poche, Linus touche du bout des doigts le cachet à la vanille. Un doute épouvantable l’assaille : et si ce n’était pas un simple remontant106 ?

Tout comme dans Le destin de Linus Hoppe, nous retrouvons dans Au cœur de

l’ennemi une inaccessibilité à la vérité qui touche même les habitants les plus près du

pouvoir décisionnel, puisque les membres de la BRAVE, chargés de mener des missions secrètes pour l’Ensemble, ne sont pas au courant de la totalité des activités de cette élite :

« Tu connaissais l’existence d’un réacteur qu’il faut refroidir avec de la neige, dans le complexe Hubert-Reeves ? » « Qu’est-ce que tu dis là ? Tu en es certain ? » Je lui fais signe que oui. […] L’index levé, il m’indique qu’il revient bientôt à moi, ferme les yeux et communique avec la BRAVE. Au fil de la conversation muette, je vois ses traits passer de l’étonnement à la colère. Quand il ouvre enfin les yeux, il éclate. « Ils ne sont pas au courant, à la direction principale ! […] Tu te rends compte ? L’Ensemble a des secrets pour la BRAVE qui n’en sont plus pour la SAUCE107 ! »

Enfin, dans le roman Feu, la population pauvre peine à obtenir de l’information venant des hautes sphères, ce qui semble être également le cas de la majorité des habitants plus riches, quoique de manière moins prononcée, comme nous avons pu le voir lorsque nous citions plus tôt la brève visite de Kristel du côté plus aisé de la Cité. Il nous apparaît finalement que le thème de l’inaccessibilité du savoir peut servir à créer la connaissance restreinte qu’a le protagoniste sur sa société et que nous avons mentionné dans la section précédente. Ainsi ce thème contribue à rassurer le lecteur d’une autre façon que les

106

Anne-Laure Bondoux, op. cit., p. 212-213.

107

précédents.

Les quatre thématiques que nous venons de nommer ne sont bien sûr pas les seules dans les œuvres de notre corpus, mais ce sont celles qui se retrouvent dans la majorité et qui leur donnent une certaine uniformité. En plus de ces quatre thématiques, nous retrouvons également celles de l’éducation108 (Le destin de Linus Hoppe et La bonne couleur), de la répression des émotions (La bonne couleur) et de l’exploitation des gens (Insoumise et

Méto). Ajoutons que ces romans présentent des motifs relativement récurrents, comme celui

du mur, de la division par couleurs ou par castes et de la nostalgie du passé – parfois illustré par les boutiques d’antiquités ou les livres –, ce qui contribue à accentuer davantage leur ressemblance.