• Aucun résultat trouvé

Une société qui s'attaque plus facilement

Chapitre 2 La société

2.2. La politique

2.2.2. Une société qui s'attaque plus facilement

En effectuant un retour sur les points dont nous avons discuté précédemment, nous remarquons qu’ils peuvent contribuer, à certains égards, à rendre la société des dystopies pour adolescents plus facilement attaquable par les protagonistes que celles des œuvres destinées aux adultes.

Ainsi, la centralisation du pouvoir entre les mains d’un seul individu ou d’un seul groupe permet aux rebelles – en l’occurrence, au personnage principal – de mettre fin à la dystopie en frappant à un seul endroit. S’il n’y arrive pas, du moins sait-il où frapper exactement, le dictateur étant connu du protagoniste à un moment ou l’autre du récit. Cette simplification de la société, en plus d’être plus facile à comprendre pour le lecteur, allège le fardeau du personnage auquel il s’identifie : le protagoniste n’a pas à analyser les rouages de toute une société pour arriver à la changer. Tout lui est en quelque sorte fourni sur un plateau d’argent. Cimentées par des idéologies plus conformistes que totalitaires, les dystopies pour adultes connaissent au contraire des formes de pouvoir plus diffuses et donc plus difficiles à faire vaciller.

Plus inquiétants en apparence, les régimes autocratiques se révèlent plus fragiles puisque la fin du dictateur ou du groupe de dirigeants signifie aussi la fin du régime politique. Au contraire, dans la majorité des romans pour adultes que nous étudions, l’autorité d’un – et non du – dictateur demeure malgré la mort de celui qui exerce le pouvoir à un moment précis. Même si le protagoniste réussissait à détrôner ce dernier, ce qui arrive également moins souvent que dans les œuvres pour la jeunesse, le système ne disparaîtrait pas en même temps que lui dans la plupart des cas, puisqu’il repose sur des facteurs structurels qui échappent en grande partie aux personnages, qui n’en connaissent pas exactement la source.

d’institution dirigeante, ce qui est particulièrement le cas dans la série Élise. En effet, malgré que la compagnie de la Lyonnaise des Eaux soit souvent présentée comme responsable de nombreux éléments critiqués dans le roman, c’est davantage certains aspects du système capitaliste dans lequel elle a pris racine qui sont décriés, puisque c’est la volonté de richesse et de pouvoir qui pousse ceux qui sont à sa tête à vouloir contrôler la majeure partie de l’économie. De plus, les « personnages » de Jones, Smith et Brown, qui sont à sa tête sont davantage des figures fictives du pouvoir que des hommes concrets. Ils sont d’ailleurs souvent nommés tous ensemble, comme une seule entité, et semblent être une sorte d’avatar de Big Brother sans pourtant exister en tant que personne réelle. Le fait, également, qu’il s’agisse de noms anglophones leur donne vraisemblablement pour fonction de renforcer la critique de la prise de contrôle de l’économie québécoise par la Lyonnaise121, qui est d’ailleurs advenue à la suite de la nationalisation forcée de la province par la compagnie, empêchant encore une fois les Québécois de réellement prendre en main la gestion de leurs ressources. Ce type de société où ni un dictateur, ni une compagnie ne dirige n’est pas entièrement absent de notre corpus de littérature pour la jeunesse. En effet, nous l’observons plus particulièrement dans Au cœur de l’ennemi et dans La bonne couleur où le pouvoir est contrôlé par un gouvernement impersonnel. Par contre, dans les deux cas, que ce gouvernement soit nommé – l’Ensemble – ou non, il est présenté comme le responsable du dysfonctionnement de la société, lequel a commencé lorsqu’il est arrivé au pouvoir et peut cesser pour peu que l’on change de dirigeants :

En effet, Samuel, ils ont eu raison. Comme tout ce qui a révolutionné le monde, leur mouvement est parti de meilleures intentions… pour finalement mal tourner. Disons qu’il s’agit d’une sorte de cycle naturel. Et ce même cycle veut aussi qu’un jour les dictatures soient renversées. Nous en sommes là aujourd’hui : renverser la dictature de l’Ensemble. C’est notre devoir. « Vis libre ou meurs ! », telle était la devise de mon arrière-grand-père122.

Même s’ils ne permettent pas une réelle centralisation du pouvoir, ces gouvernements jouent en quelque sorte le même rôle qu’un dictateur. De plus, ils ne semblent pas aussi bien ancrés ni au pouvoir depuis aussi longtemps que ceux des dystopies pour adultes, de sorte qu’ils constituent encore la source connue du régime politique qui est critiqué. Cela

121

Malgré son nom francophone, la Lyonnaise est présentée dans Élise comme une compagnie dirigée par des anglophones, ce qui ajoute du poids à la critique menée à propos du nationalisme et de la question de la langue française au Québec.

122

donne aux personnages le pouvoir de changer le système de base de leur société, du moins l’auteur le fait-il croire aux jeunes lecteurs. En pratique, dans Au cœur de l’ennemi et dans

La bonne couleur, la fin n’est pas marquée par un changement réel, mais par l’espoir d’un

changement, qu’il advienne plus ou moins rapidement. Nous en resterons là pour l’instant, pour ne pas nous aventurer sur les questions de la volonté de l’auteur et de la réception réelle du lecteur. Cependant, nous aborderons la question de l’espoir dans notre troisième chapitre.

De surcroît, l’absence de certains thèmes dans la majorité des dystopies pour adolescents peut également contribuer à rendre leurs sociétés fictives plus faciles à transformer. Par exemple, l’absence à peu près complète du thème du terrorisme créé ou voulu par l’État dans les dystopies pour adolescents empêche les sociétés de contrôler jusqu’à la tentative de rébellion des personnages, ce qui donne à ces derniers un réel pouvoir contre les dirigeants. En effet, nous pouvons assez aisément voir la différence entre les personnages d’Au cœur de l’ennemi, par exemple, qui ont la capacité de surprendre l’Ensemble par une action qu’on peut qualifier de terroriste, et les protagonistes d’Élise et de Globalia, dont la moindre action contre l’État se révèle finalement voulue par lui. Nous observons également la même chose dans 1984, où les personnages de O’Brien et de Charrington, qui semblent de prime abord être contre le gouvernement de Big Brother, s’avèrent en fait à la solde de ce dernier, allant même jusqu’à faire croire aux protagonistes qu’ils peuvent se rebeller, pour l’un, et à leur offrir un logis pour se rencontrer, pour l’autre, alors que tout est en fait organisé pour les piéger :

Il y eut sur le palier un pas plus léger. M. Charrington entra. […] Il était reconnaissable, mais il n’était plus le même individu. Son corps s’était redressé et semblait avoir grossi. Son visage n’avait subi que de minuscules modifications, mais elles avaient opéré une transformation complète. […] C’était le visage froid et vigilant d’un homme d’environ trente-cinq ans. Winston pensa que, pour la première fois de sa vie, il regardait, en connaissance de cause, un membre de la Police de la Pensée123.

De plus, la tendance qu’ont les dystopies pour adolescents à aborder les effets des problèmes plutôt que leurs causes s’accompagne souvent d’un certain déni de l’existence de ces véritables causes. Ainsi, les personnages n’ont qu’à s’attaquer aux problèmes de surface

123

pour renverser leur société, ce qui leur rend la tâche plus facile, même si le résultat n’a pas la vraisemblance retrouvée dans la plupart des dystopies pour adultes, où les personnages doivent s’attaquer aux bases de leur société pour en défaire le système. Dans aucun de nos livres pour la jeunesse les protagonistes s’attaquent, par exemple, à des éléments du système capitaliste pour tenter de les changer, un peu comme le font les personnages d’Élise. Ils s’attaquent plutôt à un seul groupe qui, bien qu’il puisse représenter ce système, est davantage associé à d’autres thématiques. La fondation Bradman qui gère le Grand Ordonnateur en est un bon exemple puisque, s’il est mentionné qu’elle « peut manipuler la police, la justice, ou bien l’identité des gens124

» et qu’elle « est dirigée par un petit groupe de puissants patrons125 », c’est surtout le fait que « [ce] sont eux [les patrons] qui ont mis en place le système de l’Examen et des différentes zones126

» qui est critiqué.

Enfin, l’auteur joue lui aussi un rôle dans la facilité avec laquelle il sera possible d’attaquer la société dystopique, d’abord parce qu’il décide des thèmes qui seront abordés dans le récit, mais également parce qu’il veille parfois à donner au protagoniste les bons outils au bon moment pour se sortir de certaines impasses, tel un deus ex machina. Il agit donc en quelque sorte comme un allié invisible qui, tout en compromettant quelque peu le réalisme du récit, aide le personnage à vaincre les dirigeants et à mettre fin au régime politique. Tout comme le mentor, l’auteur permet d’atténuer la dystopie en rendant la quête du personnage qui doit y mettre fin moins complexe et moins lourde à porter. Plusieurs exemples peuvent être donnés ici, comme le fait qu’Emma, dans Insoumise, puisse avoir accès aux ordinateurs très performants de Nayden et de Lauren pour obtenir toutes les informations au sujet des dirigeants, et que ces ordinateurs, surtout celui de Nayden, aient pu être soustraits à la surveillance des autorités. La chance avec laquelle Nayden parvient à localiser à la dernière minute sa mère dont il avait perdu la trace depuis des années est un autre bon exemple du coup de main que peut donner l’auteur à ses personnages :

« Comment saviez-vous que j’allais venir ici ? » « Nayden a tenté de prendre contact avec moi hier. » « Comment ça tenté ? » « Julyan est protégée par mille et un pare-feu et protections en tout genre, Emma. Nayden a réussi à capter un signal, mais ça aurait très bien pu ne pas être moi127. »

124

Anne-Laure Bondoux, op. cit., p. 449.

125

Ibid., p. 460.

126

Id.

127

En effet, il faut beaucoup de chance pour que Nayden se soit justement trouvé au bon endroit pour pouvoir capter le signal de l’ordinateur de sa mère, et encore plus de chance que ce signal ait été le sien. Le « coup de pouce » de l’auteur est ainsi bien perceptible, d’autant plus que la réapparition de Lauren sera d’un très grand secours pour les protagonistes dans la suite du récit.

Un autre exemple est celui du déréglage du Grand Ordonnateur par Linus et ses amis. Ceux-ci ont effectivement accès à tous les matériaux nécessaires pour détraquer la machine, et ce, à l’intérieur même du centre dirigé par Olf Bradman :

« J’ai inspecté ma chambre de fond en comble. Je n’ai trouvé aucun micro, aucune caméra. Ils ne nous surveillent pas ? » Chem ouvre sa paume : « Les implants suffisent. Du coup, dans les chambres, nous pouvons parler librement… et jouer sur ces consoles ! Ça vous dit, une petite partie ? » […] Chem ouvre le meuble, tire le lecteur audio- vidéo hors de son logement et fait signe à Linus d’approcher. « Je vous propose un jeu particulier, souffle-t-il. Regardez : dans chaque chambre, il y a le même type de matériel. Cela fonctionne exclusivement en circuit fermé, mais avec un peu de bidouillage… » Chem sourit, fait un clin d’œil à Linus et commence à débrancher les câbles pour les examiner de près. « Il faudrait que je réunisse les éléments de ces différentes plates-formes, poursuit Chem. Là-dedans, il y a tout ce qu’il me faut : câbles optiques, cartes numériques, moniteur à plasma... » […] Linus sent un frisson lui parcourir le dos. « Tu fabriquerais un ordinateur pirate ? » Chem pose un doigt sur sa bouche. « Oui, dit-il tout bas. Une vraie machine de guerre ! Mais pour ça, j’ai besoin de votre aide128. »

En plus de parvenir sans trop de difficulté à construire un ordinateur permettant de dérégler le Grand Ordonnateur, les personnages arrivent à dérober les outils nécessaires au travail de Chem sans que Bradman et ses alliés ne s’en rendent compte. Le manque de rigueur de ces derniers dans la surveillance de leurs prisonniers semble être voulu par l’auteur, qui met de côté la vraisemblance du récit pour donner un coup de main à ses jeunes personnages. Troisième et dernier exemple : la fin du roman Feu de Jean-François Sénéchal, où les rebelles n’ont finalement qu’à sortir de la Cité pour aller chercher de l’aide. Si cela n’est pas invraisemblable, il s’agit tout de même d’une aide apportée par l’auteur qui relève davantage de la façon dont il a construit l’univers que de la trame narrative. Cet exemple nous permet également d’introduire une nouvelle question, celle de l’Ailleurs.

128