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Chapitre 2 La société

2.1. Les thèmes abordés

2.1.3. Des bases qui ne sont pas critiquées

La tendance qu’ont les romans pour adultes à creuser davantage que les romans pour adolescents les problèmes des sociétés qu’ils présentent et à critiquer plus souvent leurs causes que leurs seuls effets peut s’expliquer par le fait que la littérature pour la jeunesse se refuse à critiquer certains éléments déterminants de la société du lecteur. Cette loi non écrite est d’ailleurs constituante de cette littérature depuis ses débuts, et ce, tous genres confondus :

En effet, jamais l’édifice social n’est menacé ni même critiqué. Il est rare que les personnages adolescents donnent l’impression de vouloir changer le monde, même quand il leur arrive de prendre conscience que tout ne va pas « pour le mieux dans le meilleur des mondes112 ».

Cette constatation de Danielle Thaler et d’Alain Jean-Bart ne s’applique cependant pas entièrement aux dystopies pour adolescents, où les personnages effectueront leur passage à l’âge adulte en changeant ou du moins en tentant de changer leur société113

. Nous reviendrons dans le troisième chapitre sur ce passage de l’enfance à l’âge adulte vécu par beaucoup de personnages adolescents en proposant un parallèle entre la dystopie et le roman initiatique. Pour l’instant, nous nous contenterons d’observer que même si les protagonistes des dystopies se distinguent de ceux d’autres genres littéraires en cherchant effectivement à exercer une action sur leur société, ils ne toucheront tout de même pas à ses bases qui s’apparentent à celles du monde des lecteurs, évitant ainsi de faire s’écrouler les piliers de cette société que ces derniers en sont encore à découvrir et par rapport à laquelle ils sont en train de se construire.

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Nous pourrions cependant voir dans cette façon dont est abordé le thème de l’éducation une dramatisation des récriminations des adolescents vis-à-vis de l’obligation qui leur est faite d’étudier, critique par laquelle les auteurs tenteraient de montrer aux jeunes que leur situation scolaire n’est en fin de compte pas si terrible.

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Danielle Thaler et Alain Jean-Bart, op. cit., p. 294.

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Notons qu’un personnage tentant de changer sa société sans y parvenir fournit une critique sociale encore plus importante qu’un personnage qui réussit à la faire changer. Cela explique d’ailleurs la faible proportion de ce genre de personnages dans les dystopies pour adolescents, surtout lorsqu’ils ne sont pas près de réussir à la fin du roman. Nous développerons au sujet de la facilité des personnages adolescents à faire changer leur société dans la section 2.2.2.

Nous pouvons déjà donner comme exemple la façon, évoquée plus tôt, dont le terrorisme est critiqué dans les œuvres pour la jeunesse et dans celles pour adultes. En effet, ces dernières, contrairement aux premières, se permettent d’accuser l’État de profiter du terrorisme ou même de le créer. Cela n’est pas sans rappeler les attentats du 11 septembre 2001 et le prétexte qu’a pu en tirer le gouvernement des États-Unis pour renforcer les mesures de surveillance du pays et pour intervenir militairement en Afghanistan. D’ailleurs, la proximité entre ces évènements et la sortie du livre Globalia, de même que plusieurs éléments de la société qui est décrite par Jean-Christophe Rufin – entre autres la devise In

Globe we trust rappelant celle des États-Unis –, nous font croire que l’auteur s’en est

inspiré, s’il n’y fait pas même allusion. De plus, cette accusation portée contre l’État américain – et globalien – de « profiter » du terrorisme peut aussi se manifester par la vente d’armes entre pays soi-disant ennemis, ce qui change complètement la nature de la guerre, en en faisant avant tout une activité économique. Ces remises en question, par l’entremise des sociétés fictives, des pays occidentaux dans lesquels vivent les lecteurs sont sans doute trop radicales pour les auteurs de dystopies pour la jeunesse, qui négligeraient, en adressant ces critiques aux adolescents, l’une des bases de la littérature pour la jeunesse, soit l’éducation, qui sous-entend la formation d’un bon citoyen114

.

Ce refus d’attaquer les bases de la société contemporaine s’observe également dans le fait que, si les personnages critiquent la guerre et la destruction de l’environnement qu’ont engendrées leurs ancêtres, ils n’iraient pas jusqu’à voir dans la démocratie un système mensonger qui perpétue la domination de la classe dirigeante. Au contraire, ce système politique très présent dans la société occidentale contemporaine est souvent valorisé, par exemple à travers son opposition avec la dictature. Cette dernière est d’ailleurs fortement dénoncée dans les romans pour la jeunesse, alors que la démocratie voit ses défauts relativisés, comme dans La bonne couleur :

Oh, je ne te dis pas que tout marchait de manière idyllique ! Loin de là ! Les ratés étaient nombreux, les injustices sociales, la discrimination, tout ça existait. Mais les gens étaient libres de manifester, par exemple, de faire entendre leur voix, leur opinion en votant pour tel ou tel parti. Ce système politique s’appelait la démocratie115.

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Il convient cependant de nuancer cette observation, puisque certains auteurs qu’on pourrait qualifier de « non conformes », comme Arnaud Cathrine ou Isabelle Rossignol, choisissent de critiquer plus ouvertement les bases de la société contemporaine.

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Cette perception favorable de la démocratie se retrouve également, quoiqu’un peu plus implicitement, dans Au cœur de l’ennemi, alors que Solie « aimerai[t] bien se retrouver vers 2000116 » et qu’elle envie le « temps d’avant117 ». Dans ces deux romans, il est à noter que les lacunes de notre société ne sont pas dissimulées, bien au contraire, ce que nous voyons bien dans les lignes de La bonne couleur que nous venons de citer. Elles sont, de plus, suivies d’autres paroles de Félix, qui expliquent les mauvais côtés de la démocratie elle-même, mais sans pour autant cesser de vanter ce système politique. Nous retrouvons aussi ces critiques de la société d’avant dans Au cœur de l’ennemi, surtout en ce qui concerne la pauvreté et le manque de respect qu’avait la population pour l’environnement. Par contre, le système politique en tant que tel n’est pas remis en cause, les personnages rêvant plutôt de le réinstaurer pour qu’il remplace la dictature sous laquelle ils vivent.

Contrairement à ces œuvres pour adolescents, certains romans de notre corpus pour adultes se permettent de critiquer les bases mêmes de la société du lecteur visé, ce qui les amène justement à être davantage centrés sur les causes des problèmes que sur leurs effets. Comme cette partie de notre section se rapproche beaucoup de la section précédente, nous nous contenterons ici d’évoquer un passage de la série Élise qui donne un exemple à la fois burlesque et cru du détournement de la démocratie et du nationalisme au profit d’une multinationale qui ne cherche qu’à s’enrichir :

Par le biais de ses organismes de bienfaisance et autres observatoires sociopolitiques, et même grâce à l’action d’associations de gauche naïves qu’elle avait pu infiltrer, la Boréale avait donc joué à fond la carte du Québec ethnique on-est-cheux-nous. […] Les crises financières des premières décennies du siècle avaient accentué la méfiance des petits investisseurs vis-à-vis des bourses trop lointaines et ça avait aidé aussi. Petit à petit, d’autres secteurs de l’économie, qui voyaient le vent tourner, leur avaient emboîté le pas, histoire d’être sûrs de toucher leur part du gâteau quand on se partagerait la dépouille. Les contrats avaient déjà été rédigés. Dès le lendemain du référendum, il ne restait plus en propre au nouvel État qu’un petit drapeau bleu et blanc et un strapontin dans les organisations internationales. […] Le cochon de votant, il y avait vu que du feu, comme d’habitude. Une poignée de faux guignols en ceintures fléchées aux parades et des vrais banquiers dans les coulisses, pour tirer les ficelles118.

Cet exemple est d’autant plus actuel que le nationalisme québécois, particulièrement, est un sujet contemporain du lecteur visé, lequel vient vraisemblablement du Québec. De

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Danielle Simard, op. cit., p. 61.

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Ibid., p. 107.

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plus, cette critique est d’autant plus forte qu’elle oblige le lecteur à reconfigurer le paysage politique et à ne plus considérer uniquement des partis de droite et de gauche de façon manichéenne, la victoire des gauchistes dans Élise étant détournée à des fins réactionnaires.