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UNE UCHRONIE TROPICALE

Dans le document Eclats et absences. Fictions ethnographiques (Page 111-114)

SOMMAIRE EXOTISME

UNE UCHRONIE TROPICALE

Aequador

Les recherches menées sur les lieux représentant « l’ailleurs exotique et tropical » étaient probablement un moyen pour trouver un angle d’attaque pour faire des films en Colombie. Je ne voulais pas tomber dans le piège d’une pseudo empathie misérabiliste avec une certaine forme de cruauté sociale, ni en faire l’apanage d’un fond de commerce, la «  porno-misère  » (pour reprendre les termes de Luis Ospina et Carlos Mayolo). Je me débattais aussi 111

avec la question d’un engagement politique, puisque la situation de violence extrême en Colombie et la présence de tous mes proches dans ce pays m’obligeaient à prendre position et à réfléchir à mon choix d’immigration. Parler de la Colombie sans se cantonner à une considération journalistique chauviniste ou nationaliste, mais de façon plus large, en mettant en crise la notion d’« identité ». Je me suis débattue aussi avec la question de l’engagement politique comme sublimation, ou acceptation de sa propre image.

Envisager la possibilité de la fiction a été une grande libération, cela mettant alors en jeu la notion même d’image « documentaire » : « si nous acceptons la proposition que l’emplacement choisi pour la caméra est un exercice conscient de créativité, il en découle qu’une chose telle que le documentaire n’existe pas au sens d’une transcription objective de la réalité » 112

Cf. p. 94

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A.-A. Sudre, Dialogues théoriques avec Maya Deren. Du cinéma expérimental au cinéma ethnographique

112

,Paris, L’Harmattan,1995, p. 255

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Dans mon film Aequador, les paysages de la Colombie sont mis en scène et modifiés par l’incrustation d’images de synthèse. Cette uchronie est construite sous la forme d’une 113

relation de voyage sans parole : une dystopie équatoriale évoquant les dérives d’un rêve 114

progressiste et moderniste en Amérique latine au XXe siècle. Nous avons imaginé un temps révolu où une idéologie extrémiste se serait lancée à la conquête du territoire amazonien. Le film décrit sous une forme composite et volontairement fragmentaire ce présent parallèle, où les fausses ruines et reliques d’architectures utopiques en 3D côtoient les constructions vernaculaires et la vie quotidienne d’êtres humains.

Aequador est donc un voyage dans un paysage imaginaire, mi-réel et mi-virtuel en point de vue

subjectif, un narrateur-personnage observant les sites depuis la fluctuation d’une barque. La non synchronisation son-image, l’appellation d’un lieu inexistant, le recours à un personnage de fiction cité en incipit (un poète romantique colombien rêvant de son retour au pays natal), les modifications temporelles des images et du son et enfin la présence d’images de synthèse, proposent une fiction. Les images s’extraient de la véracité ethnologique pour glisser vers la vraisemblance. Le film fait référence aussi à la figure du voyageur latino-américain, l’explorateur créole, l’intellectuel parti en Europe pour y étudier l’art et son rêve du retour au pays natal, matérialisant le désir d’une utopie enfouie: l’accouplement idéal entre l’Occident en l’Amérique. L’émergence d’une nouvelle société, d’une nouvelle identité à la fois «authentique, «pure»» mais engendrée dans et par le métissage. Aequador commence donc par ce texte que je lis moi-même en voix off:

« A l’aube du XXe siècle, le poète José Fernández dit :

La capitale se transformera à coups de pioche et de millions, comme le Baron Haussmann a transformé Paris.

La capitale arborera la perspective de ses amples avenues et de places verdoyantes, l’orgueil des palais de marbre et la grandeur mélancolique des édifices de l’époque coloniale.

Elle arborera les théâtres, les cirques et les vitrines éblouissantes des magasins. Des bibliothèques et des librairies qui joindront sur leurs étagères les livres américains et européens.

L’uchronie est une ramification de la science-fiction: il s’agit d’imaginer un évènement historique

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du passé comme ayant eu un aboutissement différent, modifiant ainsi le présent que nous connaissons. Récit de fiction peignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses

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La fleur de ces progrès matériels sera le développement d’un art ayant une saveur nettement nationale.

La fumée dense d’usines monstrueuses voilera le bleu profond de nos cieux tropicaux.

Vibrera dans les plaines le cri électrique des locomotives et les rails traverseront les villes et les bourgs.

Lumière ! Plus de lumière ! »

Ce texte est inspiré du récit de José Asunción Silva, De Sobremesa (1925). Dans ce roman épistolaire, l’écrivain nous transmet le journal intime de José Fernandez, poète fictif parti en France pour un voyage initiatique. José Fernandez est l’alter ego perverti de Silva, poète talentueux mais sans discipline, débauché, ambitieux. L’utilisation de ce personnage en incipit est une façon de mettre en abyme ma propre condition en tant qu’artiste latino-américaine immigrée. Mais cet alter ego serait « pervers », une potentielle dérive d’une esthétique appliquée au champ de la politique.

Tout le film est en point de vue subjectif : mais qui est ce point de vue? Le récit se déroule selon une narration auto-diégétique, qui ne devrait pas être confondue avec le point de vue de l’auteur. Le décalage entre ce texte éminemment masculin et ma voix, son langage d’une autre époque et l’image de synthèse contredit cette idée : il y a une indétermination volontaire du point de vue pour laisser le champ libre à l’imagination du spectateur, la place suffisante pour imaginer un personnage-caméra.

Aequador se ferme sur les fragments d’une fête indigène (Ticuna) en hommage à la nature.

Cette fête célèbre les femmes et la fécondité; elle est une façon de dialoguer avec les forces de la nature, en les remerciant et en leur rendant hommage. La fête est montrée par fragments seulement, comment les corps découpent l’espace par la danse. La caméra s’attarde sur la représentation d’un « corps social » et empêche l’individuation au sein du groupe, constitué pourtant de plusieurs membres autonomes. Le film se clôt ainsi sur l’idée de rituel, d’évocation et de conjuration envers le futur - Cela rejoignant l’idée à l’oeuvre dans le genre même de la « dystopie », un récit d’anticipation mettant en garde contre des dérives sociales et politiques à venir.

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Premier contact, l’invention du « natif » Programme de films

Cours Art of the Real enseigné par Dennis Lim Université de Harvard

Cambridge, États-Unis Novembre 2014

PREMIER CONTACT

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